Interventions #15

Au-delà de la convergence, une nouvelle forme de politisation ?

, par Temps critiques

Il est vain de chercher à savoir qui tire la charrue. Pour certains, le mouvement de grève qui vient de démarrer a été préfiguré par l’existence d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes ; pour d’autres, le mouvement actuel recadre enfin les choses (effet de masse, revendications claires, représentants légitimes, actions contrôlées), même s’il reconnaît sa dette envers les Gilets jaunes dont le caractère spontané de leur révolte aurait réveillé plus d’un syndiqué de base.

La reprise du cri de ralliement « Gilets jaunes, quel est votre métier ? » conclu par un « ahou ahou ahou » au sein même de l’AG des cheminots de la gare de Lyon à Paris en est un signe. D’apparence barbare pour les « politiques » et les nostalgiques de la conscience de classe1, il a acquis une capacité à exprimer la détermination et le niveau de combativité des protagonistes. Il peut être recyclé par tout un chacun comme symbole d’irréductibilité. Dans le même ordre d’imprégnation plus ou moins réciproque, les AG de grévistes « interpro » ne sont plus seulement des lieux où on se rassure en se rassemblant entre éléments les plus déterminés et combatifs de chaque secteur sans chercher, le plus souvent, à savoir la force qu’ils représentent ; elles deviennent des lieux d’échange et fonctionnent un peu comme des occupations de ronds-points. Ces AG sont maintenant publiques, alors que bien souvent elles étaient fermées et encloses dans l’entreprise. Les Gilets jaunes y sont d’ailleurs conviés, d’abord parce que, pour beaucoup de salariés, ils ont « mérité » leur place de par une année de lutte sans relâche, ensuite parce qu’on leur fait une place comme s’ils formaient eux-mêmes une « profession » ou un corps de métier. En effet, puisqu’ils ne sont ni un syndicat, ni un parti, mais un mouvement ou le reste d’un mouvement qui résonne encore à toutes les oreilles, il faut bien reconnaître une corporéité à leur légitimité, même si cela procède plus du bricolage pragmatique que de l’analyse ou de la perspective politique. C’est d’ailleurs la seule façon de créer un lien qui ne soit pas sur le modèle inégalitaire établissant la séparation traditionnelle au sein du mouvement ouvrier entre protagonistes à l’intérieur de la lutte et activistes extérieurs. C’est encore un signe de l’effritement du mode de fonctionnement syndical en période de lutte. En effet, celui-ci conçoit « l’autonomie » des luttes et leur organisation comme une affaire interne aux travailleurs concernés ; ce qui une fois traduit de la langue de bois syndicale signifie : une chasse gardée.

Comme les Gilets jaunes, les salariés les plus combatifs énoncent dans ces mêmes AG qu’il n’y a rien à négocier et dans les manifestations le « dégagisme » fait tache d’huile avec un fort développement de la haine à l’encontre de Macron, alors que les syndicats n’ont pas pour habitude les attaques ad hominem.

Il y a un ras-le-bol général qui profite du flou des réformes (retraites, éducation nationale, fiscalité) pour manifester un refus qui n’en reste pas moins flou lui-même puisqu’il ne s’attaque qu’à un ensemble fort limité (« le néo-libéralisme » plus que le capitalisme) et par le biais spécifique des retraites sans s’attaquer à la question du travail elle-même. La question plus générale de la reproduction/gestion de la force de travail par le capitalisme quand elle tend à devenir surnuméraire n’est pas plus abordée2. En plus de ne pas poser cette question théorique, cette position minimaliste laisse au bord du chemin, chômeurs et les quasi-salariés de l’ubérisation d’aujourd’hui et plus généralement des fractions importantes de la jeunesse.

C’est cette limite qu’ont déjà rencontrée les Gilets jaunes quand ils se réclamaient d’une « urgence sociale », somme toute bien relative puisque le mouvement était loin de réunir les individus connaissant le plus extrême niveau de cette urgence. Certes, ronds-points et manifestations brassaient large et permettaient d’intégrer beaucoup de monde dans le mouvement, mais sans substance commune. Une fois les ronds-points liquidés, le risque du formalisme démocratique (cf. « l’Assemblée des assemblées ») a décentré toujours plus le mouvement de ce qui avait fait son originalité et sa force. Un risque qui peut se retrouver aujourd’hui dans l’assembléisme des grévistes de base s’ils continuent à débattre dans les mêmes termes que le feraient les directions syndicales ; en se différenciant uniquement d’elles par le fait de « ne pas vouloir qu’on décide à notre place ».

À cette aune, décider qu’il n’y a rien à négocier est un premier pas, mais est-ce que cela implique qu’il faut de facto entériner l’état actuel des choses ? Le recul du gouvernement et le retour au statu quo ante sont-ils la seule perspective de ce mouvement s’il est si puissant que cela ?

Nous ne le pensons pas. Les Gilets jaunes, pour leur part, ont porté la contestation de l’état des choses sur l’ensemble des conditions de vie, ce qui comprenait déjà la question des retraites. Cela explique la présence d’un grand nombre de retraités dans leurs rangs qui y consacraient non seulement leur temps disponible, mais trouvaient là l’occasion d’une pratique plus active et continue que celle consistant à aller manifester avec les retraités CGT. De leur côté, les salariés en lutte dans la grève actuelle rappellent que les conditions et statuts de travail sont un déterminant essentiel des conditions de vie. Il faut donc, non pas que tout ce qui reste séparé converge, mais que s’élabore dans la lutte cette synthèse qui fera passer du dégagisme anti-Macron au dégagement du capital…

Temps critiques, le 8 décembre 2019

Notes

1 – En référence au film 300, sur les guerriers spartiates à la bataille des Thermopyles. Il a aussi été utilisé par des supporters de football.

2 – Voir « Mais pourquoi les pensions ? Les grands hôtels, c’est tellement mieux », Interventions, no 14, novembre 2019, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article414 et https://lundi.am/Premisse-theorique-a-propos-des-retraites

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