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L’économie de plateforme : une tendance irrésistible ? - Temps critiques
Temps critiques #21

L’économie de plateforme : une tendance irrésistible ?

, par Larry Cohen

Les plateformes numériques — Amazon, Google, Facebook, Uber, Airbnb et bien d’autres — occupent aujourd’hui une place énorme, tant dans le fonctionnement de l’économie que dans les esprits. Elles ont déjà été abondamment abordées de manière critique sous des angles très divers (sans parler des apologistes) : numérisation/ virtualisation du monde, ubérisation rampante, exploitation du travail gratuit, réponse à la formation d’une « intellectualité diffuse », capitalisme de surveillance, triomphe d’une logique rentière… Mais si les différentes théories avancées présentent toutes un intérêt certain, le parti pris de ce texte sera de mettre l’accent sur le rapport entre plateformes et accumulation du capital, entre numérique et perspectives économiques1.

L’un des rares observateurs à s’être penchés sur cet aspect-là est Nick Srnicek, auteur du livre Capitalisme de plateforme : L’hégémonie de l’économie numérique2. Par sa sobriété, ses analyses détaillées et sa capacité à soulever des problèmes négligés par ailleurs, il sort du lot. C’est donc à partir de ses écrits que nous aborderons cette question. Mais, chemin faisant, les idées d’autres penseurs seront également évoquées afin d’obtenir un tableau plus complet de la situation.

Nick Srnicek commence par rappeler que le secteur « technologique », ou des NTIC (matériel informatique et logiciels, produits électroniques, télécommunications, traitement-hébergement de données et activités connexes, autres services d’information, conception de systèmes informatiques et activités connexes), ne représente aux États-Unis que 6,8 % environ de la valeur ajoutée (secteur privé) et 2,5 % environ de la population active. À titre de comparaison, la production industrielle continue, en dépit de la désindustrialisation, d’employer quatre fois plus de monde. Cependant, l’économie numérique est de toute évidence un phénomène beaucoup plus large puisque les entreprises de tous les secteurs dépendent de plus en plus des données, des technologies de l’information et d’Internet pour fonctionner3.

Pour situer les origines de ce secteur, l’auteur s’appuie largement sur la thèse de la « stagnation prolongée » telle que l’a formulée Robert Brenner : « […] à la suite d’un long déclin de la rentabilité de l’activité manufacturière, le capitalisme s’est tourné vers le domaine des données comme moyen de maintenir croissance et dynamisme face à l’atonie de la production industrielle4. » Grâce aux progrès des technologies numériques, la plateforme s’est imposée comme nouveau modèle d’affaires capable d’extraire et de maîtriser un immense volume de données, et cette mutation s’accompagne de la montée en puissance de grands groupes monopolistiques qui dominent de plus en plus les économies grandes ou moyennes.

La nouveauté apparente de la situation actuelle masque en fait la persistance de tendances à long terme.

C’est la bulle Internet des années 1990 qui jette les bases, en matière d’infrastructure, de l’économie numérique d’aujourd’hui. La commercialisation d’Internet, auparavant une structure essentiellement non commerciale, se trouve au cœur du mouvement. Les investissements affluent, sous forme de capital-risque, vers les nouvelles entreprises technologiques : en peu de temps, 50 000 d’entre elles attirent pour plus 256 milliards de dollars de fonds. Contrairement à ce qui est souvent affirmé à gauche, cela entraîne un niveau d’investissement sans précédent dans le matériel (ordinateurs et périphériques) : de 50,1 milliards de dollars en 1980, il passe à 154,6 milliards en 1990 puis en 2000, au plus fort de la bulle, à 412,8 milliards. On assiste dans le même temps à l’installation de millions de kilomètres de fibre optique et de câbles sous-marins. Il s’agit, selon Srnicek, d’un « keynésianisme des prix des actifs » visant à relancer l’économie en l’absence de dépense publique ou d’un secteur industriel suffisamment concurrentiel.

Puis, face à la crise de 2008 et dans un contexte où les politiques de relance par la dépense publique sont exclues d’office, la politique monétaire se dessine comme le seul levier disponible. On connaît la suite. Croissance en berne, taux d’intérêt proche de zéro (voire négatifs) : il devient impératif de trouver de nouveaux débouchés d’investissement pour les vastes liquidités injectées dans l’économie par les banques centrales.

Or le prix des technologies requises pour convertir de simples activités en données enregistrées a continué de baisser, notamment grâce à la numérisation, et cela tombe à point nommé. En peu de temps, les données se transforment donc en ressource centrale du système économique :

  • elles enrichissent et donnent un avantage concurrentiel aux algorithmes ;
  • elles facilitent la coordination et l’externalisation de la main-d’œuvre ;
  • elles permettent l’optimisation et la flexibilisation des processus de production ;
  • elles favorisent la transformation de produits à marge faible en services à marge importante ;
  • sans compter que l’analyse des données est elle-même génératrice de données dans un cercle vertueux.

Il faut souligner que les modèles d’entreprise traditionnels étaient mal adaptés à l’extraction et à l’exploitation des données, et c’est sur cette toile de fond que se développe une entité de type nouveau5 : la plateforme. Il peut s’agir de puissantes entreprises technologiques (Google, Facebook, Amazon), de start-ups dynamiques (Uber, Airbnb), de groupes industriels de premier plan (General Electric, Siemens) ou de mastodontes du secteur agricole (John Deere, Monsanto).

Qu’est-ce donc qu’une plateforme ? « Il s’agit, sur le plan général, d’une infrastructure numérique permettant l’interaction entre deux ou plusieurs groupes d’utilisateurs. » Elle se positionne comme intermédiaire qui rassemble des utilisateurs différents : clients, publicitaires, prestataires de services, producteurs, fournisseurs, voire objets physiques. Non seulement la plateforme sert d’intermédiaire entre utilisateurs, en devenant le véhicule de leur activité, elle s’assure un accès privilégié aux données de cette activité, qu’elle pourra enregistrer. Du coup, de plus en plus d’entreprises transfèrent leur activité sur Internet. Par ailleurs, la plateforme bénéficie de ce qui s’appelle des « effets de réseau » : plus le nombre de ses utilisateurs augmente, plus la plateforme acquiert de la valeur pour tout le monde.

Un aspect clé de son fonctionnement est la pratique des « subventions croisées » : une branche de l’entreprise réduit fortement ses prix (quelquefois à zéro même) afin d’attirer le maximum d’utilisateurs, tandis qu’une autre augmente les siens pour compenser ces ventes à perte. « En 2017 par exemple, plus de 100 % du résultat d’exploitation d’Amazon était attribuable à AWS [Amazon Web Services]. En un mot, toutes ses autres activités étaient déficitaires6 ». Des bestsellers, la liseuse Kindle et Amazon Prime étant commercialisés à leur prix de revient ou en dessous. Bref, on est très loin du modèle des flux tendus ou du délestage des activités peu rentables qui avait cours auparavant.

En tant qu’intermédiaire, la plateforme a les moyens de définir et de dicter la règle du jeu. Elle devient l’infrastructure essentielle et vise à conquérir une position monopolistique.

Les grandes catégories de plateforme

Nick Srnicek dénombre cinq grandes catégories de plateforme :

  • la plateforme publicitaire (Google, Facebook), qui extrait et analyse de l’information sur les utilisateurs puis exploite les résultats pour vendre de l’espace aux publicitaires ;
  • la plateforme de cloud, ou « nuagique » (AWS, Salesforce), qui loue aux entreprises le matériel et les logiciels dont elles ont besoin ;
  • la plateforme industrielle (GE, Siemens), qui développe le matériel et les logiciels requis pour transformer la production traditionnelle en processus connectés à Internet et convertir des produits en services7 ;
  • la plateforme de produits (Rolls Royce, Spotify), qui se sert d’autres plateformes pour transformer des produits en services, en tirer une rente ou les proposer sous forme d’abonnement ;
  • la plateforme lean, ou allégée (Uber, Airbnb), qui vise à réduire au minimum ses actifs et ses coûts.

Les plateformes publicitaires ont ouvert la danse. Échaudées par l’éclatement de la bulle des dot-com, les sociétés de capital-risque n’avaient plus envie d’investir, ce qui a obligé les entreprises NTIC à générer des rentrées. La solution trouvée a été la vente d’espaces publicitaires.

Hésitant à passer à un service payant de peur de rebuter ses utilisateurs, Google se tourne vers la collecte, l’analyse et la classification des données recueillies sur leurs goûts et leurs habitudes, puis vers la vente des résultats synthétiques aux publicitaires. « Au 1er trimestre 2016, la publicité représentait 89 % du chiffre d’affaires de Google et 96,6 % de celui de Facebook8. »

Des voix critiques dénoncent l’exploitation par les plateformes du « travail gratuit ». Par exemple, Tiziana Terranova, chercheuse et militante influencée par le post-opéraïsme, a tendance à ravaler toute interaction humaine à un travail gratuit pour le capitalisme9, alors que l’essentiel des interactions humaines échappe à la valorisation, et c’est pour ça que les entreprises se ruent sur les plateformes. En outre, peut-on parler de travail quand deux amis échangent des messages ? Du point de vue marxiste, affirme Srnicek, il manque le critère indispensable : le temps de travail socialement nécessaire. Plus vraisemblablement, les interactions sur Internet ne méritent pas le nom de travail, auquel cas il semble plutôt que les plateformes, qui attirent des ressources colossales par la publicité, ont un rapport parasitaire à l’égard d’autres activités capables de contribuer au processus de valorisation du capital. Pour Srnicek, les plateformes publicitaires se définissent non pas par l’exploitation d’un travail gratuit, mais par l’appropriation de données comme matière première10.

L’extraction de données a migré vers l’économie traditionnelle. Tesco, grand nom de la distribution britannique, est ainsi propriétaire d’une entreprise de collecte-analyse de données sur les consommateurs qui pèse 2 milliards de dollars.

Les plateformes publicitaires sont très rentables, mais que font-elles de leurs bénéfices ? Elles investissent peu dans l’accumulation. Google, Apple, Facebook, Amazon et Uber sont les rois de l’évasion fiscale. Elles privilégient également les fusions-acquisitions (depuis cinq ans, Google fait en moyenne une acquisition par semaine !). Mais surtout, elles financent des start-ups du secteur des NTIC. (Nous y reviendrons, d’autant que Srnicek a depuis nuancé son jugement sur le non-investissement.)

Une plateforme de cloud est créée par une entreprise détenant en propre des centres de données, des entrepôts et des réseaux logistiques, comme Amazon. Elle est « de loin le plus gros employeur de l’économie numérique, avec plus de 230 000 salariés et des dizaines de milliers de travailleurs saisonniers qui occupent pour la plupart des postes mal payés et très pénibles dans des entrepôts11 ». La plateforme AWS (Amazon Web Services), développée au départ pour les besoins d’Amazon, a pu par la suite devenir un service informatique loué à d’autres entreprises.

« À terme, les plateformes de cloud permettent aux entreprises d’externaliser le gros de leur service informatique dans un processus qui permet d’éjecter les travailleurs du savoir et souvent aussi d’automatiser leurs tâches12. » Jeff Bezos, d’Amazon, fait une analogie avec la fourniture d’électricité : autrefois, chaque usine avait son groupe électrogène, mais l’économie est passée par la suite à la centralisation de la production électrique, qui est louée selon les besoins. L’important, c’est de détenir l’infrastructure qui est indispensable à tous les autres secteurs.

Quant aux plateformes industrielles, elles s’attachent à réduire le coût de l’énergie, de la main-d’œuvre et de la maintenance : « l’Internet industriel, c’est l’implantation de capteurs et de puces électroniques dans les processus de production et de radio-étiquettes dans les processus logistiques, le tout relié grâce à Internet13. » Il y a par ailleurs une nécessité, dans le secteur industriel, de normes communes et d’interopérabilité, et la plateforme en fournit le cadre essentiel. GE et Siemens sont à la pointe, le but étant de se doter d’une plateforme monopolistique pour toute l’industrie manufacturière : « À elle seule, l’activité gaz naturel liquéfié de GE collecte déjà autant de données que Facebook14 […] ». En outre, « […] selon les prévisions, le secteur des plateformes industrielles pèsera 225 milliards de dollars en 2020, soit plus que l’Internet of Things (“Internet des objets”) pour biens de consommation et les services de cloud pour les entreprises15 ».

Une plateforme de produits détient des actifs qu’elle loue à ceux qui en ont besoin. C’est notamment le cas de Zipcar, mais aussi des éditeurs de disques, qui se financent désormais grâce aux abonnements (après des années de baisse de chiffre d’affaires causée par les téléchargements sauvages). Le modèle de l’abonnement, quoique très ancien, s’étend aujourd’hui aux domaines les plus divers : logement, voiture, brosse à dents, rasoir, avion privé… Dans un contexte de stagnation des rémunérations et de recul de l’épargne, la location regagne du terrain. Tout se fait à la demande.

Même le secteur des réacteurs d’avion prend ce chemin. La vente de réacteurs étant une activité à faible marge, Rolls Royce, GE et Pratt & Whitney sont passés au modèle dit du « produit en tant que service » en facturant à la compagnie aérienne les heures d’utilisation de ses réacteurs, maintenance et pièces de rechange comprises.

La plateforme lean, ou allégée, peut être considérée comme une régression, puisqu’elle représente un retour à l’idée de « la croissance avant la rentabilité ». Uber, Airbnb ou Mechanical Turk n’ont presque pas d’actifs. « Il ne reste que le minimum requis pour le travail d’extraction : maîtrise de la plateforme comme moyen de s’assurer une rente de monopole16. » La plateforme lean arrive à comprimer fortement le coût de la main-d’œuvre grâce au passage à la rémunération à la tâche. En cela, elle s’inscrit dans une tendance plus large à transformer les salariés en travailleurs prétendument indépendants… et surtout précaires. D’où l’importance, pour ceux qui cherchent du travail, de posséder un téléphone portable : « La Silicon Valley essaie de présenter comme un outil de libération un simple outil de survie17. »

N’en concluons pas pour autant que nous sommes en voie d’ubérisation généralisée : seul 1 % environ de la population active américaine fait partie de l’économie collaborative de ces plateformes allégées… et l’immense majorité travaille pour Uber, le reste étant quantité négligeable. (C’est vraisemblablement parce que ces services sont concentrés dans les grandes villes qu’on en vient à leur attribuer une place démesurée dans la vie économique.) On a en réalité affaire à un petit secteur qui doit son essor à la forte poussée du chômage à la suite de la crise de 2008.

L’afflux de financement est également lié à la situation d’après 2008, où les entreprises ont des liquidités énormes et où la persistance des taux d’intérêt faibles les incite à chercher de nouveaux débouchés d’investissement. « En 2015, Uber, Airbnb et le rival chinois d’Uber, Didi Chuxing, ont bénéficié ensemble de 59 % des financements accordés aux start-ups du secteur des services à la demande18. » On a l’impression d’assister à une nouvelle bulle technologique, d’autant que la rentabilité de ces plateformes reste à démontrer. Les financements reposent sur la prévision qu’une entreprise exerçant une activité aussi peu rémunératrice que l’exploitation de véhicules avec chauffeur finira par devenir rentable une fois qu’elle aura conquis une situation de monopole. En attendant (et peut-être même après), la seule source de rentabilité semble être la suppression de certains coûts et la compression des rémunérations.

En un mot, malgré tout le battage autour des plateformes allégées comme Uber, elles demeurent un phénomène mineur qui a peu de chances d’inaugurer une mutation importante dans le fonctionnement du capitalisme. Celles qui ont le plus progressé doivent leur succès aux largesses des sociétés de capital-risque plutôt qu’à leur capacité à faire des bénéfices. « Loin de dessiner l’avenir du travail ou de l’économie, ces modèles sont vraisemblablement voués à s’effondrer dans les années à venir19. » Jugement rarement entendu à gauche, tout comme celui-ci : « Vue dans un contexte plus large, l’économie des plateformes allégées apparaît comme une source de débouchés pour des capitaux excédentaires à une époque de taux d’intérêt proches de zéro et de faibles perspectives d’investissement plutôt que comme le fer de lance d’un renouvellement du capitalisme20. »

De façon plus générale, l’économie des plateformes se situe dans la continuité de tendances déjà à l’œuvre depuis les années 1970, comme la compression des coûts, le juste-à-temps ou l’externalisation. « Par exemple, Google et Facebook font réaliser l’essentiel de leur effort de “modération des contenus” aux Philippines, où quelque 100 000 personnes scrutent les contenus postés sur les réseaux sociaux ou conservés dans des centres de stockage des données21. » Mais surtout, les plateformes visent à devenir les propriétaires des infrastructures essentielles de la société.

La guerre des plateformes

La tendance à la monopolisation fait partie de l’ADN des plateformes. « Qui plus est, les effets de réseau ont souvent pour conséquence de figer les avantages précocement acquis sous forme de domination perpétuelle du secteur d’activité concerné22. » Cependant, la concurrence persiste, mais prend des voies en partie nouvelles. Il s’agit souvent de construire un écosystème fait d’applications qui ne marchent qu’avec votre plateforme (comme Android). Ou de monopoliser les recettes publicitaires : : « En 2016, Facebook, Google et Alibaba ont totalisé la moitié de la publicité numérique à l’échelle mondiale. Aux États-Unis, Facebook et Google reçoivent 76 % des recettes de la publicité sur Internet et prennent 85 % de chaque dollar supplémentaire de publicité23. »

La concurrence porte moins sur les prix que sur la capacité à collecter et à analyser des données. Cela veut dire que les plateformes devront à terme investir dans des immobilisations. Certaines en ont largement les moyens, d’où la manie actuelle des acquisitions. D’où également l’essor actuel des capteurs dans les produits de consommation et au domicile : c’est l’extension de la tendance à l’extraction de données. « Si tous ces dispositifs peuvent présenter un certain intérêt pour les consommateurs, leurs désirs ne sont nullement le moteur de cette tendance. On ne peut comprendre pleinement l’Internet des objets ciblant le consommateur que si on l’appréhende comme l’expansion dans la vie quotidienne de l’enregistrement des données effectué par les plateformes24. »

Srnicek fait au passage deux remarques importantes. D’une part, la tendance à la profusion des capteurs suppose l’abandon du modèle de la plateforme allégée ; et d’autre part, il est parfaitement utopique de revendiquer des limites à la surveillance commerciale des utilisateurs, puisque « l’effacement de la sphère privée est au cœur de ce modèle d’entreprise »25.

Quid de l’investissement ? Google conçoit et construit ses propres serveurs plutôt que d’en acheter sur le marché, et investit massivement dans l’intelligence artificielle. Des plateformes comme Google ont tendance à occuper l’ensemble de l’écosystème, dans un mouvement qui échappe aux définitions classiques sur les fusions horizontales ou verticales, les conglomérats, etc. Il s’agit plutôt de connexions « rhizomiques », l’essentiel étant de tenir les positions clés. C’est ainsi que Google a su se servir de la méthode des subventions croisées pour se positionner, avec Android, sur le marché des systèmes d’exploitation pour téléphones mobiles, au point de damer le pion à Apple.

Srnicek avance à ce stade la thèse d’une convergence entre plateformes, qui commencent à se ressembler de plus en plus du fait qu’elles ont tendance à coloniser les mêmes domaines d’activité. Pour échapper à cette concurrence, elles se livrent à des fusions-acquisitions tous azimuts, cherchent à établir des partenariats (comme entre Google et Uber autour de la voiture sans conducteur) et pratiquent l’« enfermement propriétaire » (lock-in) des utilisateurs, qui assure leur dépendance et leur incapacité à utiliser des services concurrents. Facebook est passé maître en la matière, tandis que Google est même en train de construire une sorte d’Internet fermé — navigateurs, systèmes d’exploitation, réseaux de fibre optique, centres de données — qui pourrait lui permettre d’empêcher les informations de transiter par les infrastructures publiques. Et on peut s’attendre à une évolution semblable dans le domaine des plateformes industrielles. Siemens ou GE ? Chaque industriel devra choisir son écosystème. Face à la pression des entreprises clientes, les plateformes feront en sorte que le coût d’un changement de plateforme devienne prohibitif.

Au regard de cette tendance à l’enfermement, on peut penser que « la concurrence capitaliste conduit actuellement à la fragmentation d’Internet26 ».

L’auteur souligne en conclusion qu’on est loin de l’image de l’économie collaborative dans ses versions de gauche comme de droite.

L’Internet industriel pourrait certes prospérer et générer des bénéfices pour certains, mais il est peu probable qu’il transforme radicalement le secteur manufacturier, en proie à des surcapacités à l’échelle mondiale (tout comme la chimie, le charbon et le pétrole). Son apport se limiterait à la réduction des coûts et des temps morts. En raison de la baisse des coûts, la concurrence autour des parts de marché risque même de s’exacerber.

La plateforme, c’est finalement la poursuite du « keynésianisme des prix des actifs ». Surtout, compte tenu des marges faibles qui caractérisent les plateformes allégées, celles qui s’occupent de tâches occasionnelles comme la livraison des courses ou le ménage à domicile vont avoir du mal à obtenir les recettes régulières indispensables à leur survie. Homejoy, plateforme de ménage, a dû fermer boutique, étant donné que les indépendants classiques restent « compétitifs ». En plus, la plateforme allégée ne permet même pas de faire d’économies d’échelle, problème qui se pose à Airbnb, qui fait appel à une multitude d’intervenants. « […] la tendance à tout externaliser montre aujourd’hui qu’elle a dépassé ses possibilités réelles27 ».

Il y a pire. Il semblerait qu’Uber perd un milliard de dollars par an rien que dans sa tentative pour vaincre un concurrent chinois qui est tout aussi peu rentable. La société consacre par ailleurs des sommes astronomiques au marketing et au lobbying. Et dans un cas, elle a même commencé à faire appeler un concurrent par des membres de son équipe qui se font passer pour des clients et qui annulent ensuite la demande, histoire d’immobiliser momentanément les chauffeurs de son rival.

Depuis fin 2015, la tendance est en tout cas à la baisse des financements, ce qui contraint les start-ups à atteindre plus vite le seuil de rentabilité. « Le scénario le plus probable est que nombre de ces services [à faible marge] disparaîtront dans les années à venir, tandis que d’autres évolueront vers le haut de gamme en fournissant un service de grand confort à des prix élevés28. »

Par ailleurs, la dépendance à l’égard des recettes publicitaires (écrasante, nous l’avons vu, dans le cas de Google et de Facebook) est source de fragilité, surtout que, la publicité numérique étant moins coûteuse, la progression des dépenses publicitaires a aujourd’hui tendance à être en deçà de la croissance économique. Qui plus est, les bloqueurs de pub gagnent du terrain, poussant les grandes plateformes à se lancer dans une « course aux armements publicitaires ». Si bien que Hal Varian, économiste de Google, prévoit que son entreprise passera tôt au tard à un système d’accès payant.

Nick Srnicek émet pour sa part d’autres hypothèses : « […] ces plateformes seront à terme contraintes soit de développer des moyens nouveaux de s’approprier une survaleur prélevée sur le gâteau économique d’ensemble, soit de faire entrer leurs monopoles fondés sur les subventions croisées dans des modèles d’entreprise plus traditionnels29 ». La tendance profonde du capitalisme de plateforme est d’extraire des rentes pour les services fournis (plateformes de cloud, plateformes d’infrastructure, plateformes de produits). « Sur le plan de la rentabilité, Amazon incarne mieux l’avenir que Google, Facebook ou Uber30. » Les subventions croisées risquent de disparaître.

Certains, commente l’auteur, proposent la mise en place de coopératives31, sauf que celles-ci se heurteraient aux problèmes de toutes les coopératives. En revanche, l’État serait en mesure de contrer la puissance des plateformes commerciales. Mais il serait plus utile d’imaginer des plateformes post-capitalistes qui se servent des données collectées à des fins de redistribution des richesses et de développement de la participation démocratique…

***

Dans un article publié en 2021, « Value, rent and platform capitalism », Nick Srnicek affine l’analyse que nous venons de lire. Plusieurs avancées méritent d’être soulignées de notre point de vue. Face à la thèse du travail gratuit (d’après lui l’interprétation aujourd’hui dominante chez les marxistes concernant l’économie des données), il soulève plusieurs objections. Pour commencer, en admettant même la validité de cette thèse, une question se pose : cette source supplémentaire de création de valeur rapporte-t-elle vraiment tant que ça à l’économie numérique ? Parmi les plateformes occidentales de premier plan, seuls Facebook et Google se nourrissent essentiellement des recettes publicitaires. Quant aux plateformes chinoises, elles sont encore moins dépendantes de ces recettes, qui représentent seulement 6 % du chiffre d’affaires chez Alibaba au grand maximum, et 18 % chez Tencent.

Chez Apple et Microsoft, qui ne se livrent qu’à une activité publicitaire modeste, d’autres éléments prédominent. Mais pour revenir à nos deux grands oligopoles publicitaires, Google s’oriente peu à peu vers de nouvelles sources de recettes comme le cloud computing, les jeux en ligne ou les biens de consommateurs. Cela s’inscrit dans une évolution plus large vers les activités de services aux entreprises : Amazon doit désormais une grande partie de son résultat d’exploitation à Amazon Web Services (AWS) plutôt qu’aux services destinés aux consommateurs. Donc même si la thèse du travail gratuit était juste, elle expliquerait une faible part — et en plein rétrécissement — de l’économie numérique.

Ensuite et à un niveau plus profond, on peut se demander si ces activités génèrent réellement de la plus-value telle que la définit le schéma plutôt strict de Marx : celle-ci suppose du travail salarié qui se déroule dans le contexte d’un procès de production où il y a des marchés pour les entrées (notamment le travail, et pas uniquement industriel ou matériel) comme pour les sorties, et qui a pour finalité la valorisation32. L’activité des internautes remplit-elle ces conditions ? D’abord, les plateformes publicitaires vendent rarement les données personnelles33. Des sociétés comme Facebook ou Google se servent plutôt des données récoltées pour mettre en place des espaces publicitaires très ciblés pour lesquels les annonceurs peuvent enchérir.

Problème encore plus important, la notion de temps de travail socialement nécessaire fait défaut dans le cadre du « travail » non rémunéré sur Internet, tout comme celle de travail abstrait. Il n’y a pas de médiation du marché, qui condamnerait le travail inefficace comme non concurrentiel et qui entraînerait de ce fait une course systémique aux gains de productivité. Il n’y a pas non plus de critères permettant d’évaluer l’efficacité ou l’inefficacité de telle ou telle activité productive. Par exemple, quelle quantité de travail socialement nécessaire les données produites sur Internet incorporent-elles ? C’est impossible à déterminer, puisqu’il manque la concurrence entre différents producteurs sur un marché qui est ensuite sanctionnée par l’échange. Il ne reste plus que du temps de travail concret et des valeurs d’usage. Dans ses calculs de la valeur créée par les utilisateurs de Facebook, Christian Fuchs, autre grand partisan de la thèse du travail gratuit, se fonde exclusivement sur le temps de travail concret, le temps de travail abstrait faisant défaut. « On pourrait même avancer l’argument que, vu la nature même des données personnelles, on ne saurait les soumettre à un procès de production capitaliste qu’en détruisant les caractéristiques qui les rendaient utiles au départ, à savoir le fait d’être l’expression (relativement) spontanée et non encadrée du comportement d’un individu. La subsomption réelle des procès qui génèrent des données personnelles authentiques réduirait celles-ci à l’expression — prévisible et inutile — de ces procès34 […] ».

Ce qui ne veut pas dire que les activités sur Internet seraient incapables de produire de la valeur, admet l’auteur.

C’est là qu’il rejoint les critiques très nombreux qui insistent sur la montée en puissance d’une logique rentière. Se fondant sur sa lecture de Marx, Srnicek rappelle que la répartition de la valeur ne coïncide pas forcément avec sa production. Il n’y a pas de correspondance directe ou nécessaire entre la plus-value créée par tel capitaliste et celle qu’il s’approprie. En plus, l’exploitation des rapports de force économiques et politiques permet à des acteurs qui ne créent pas eux-mêmes de plus-value (secteur financier, États, etc.) de capter de la plus-value créée ailleurs : monopolisation, marketing et publicité, droits de propriété intellectuelle, droits de propriété sur des matières premières rares, capacité supérieure à structurer des transactions financières, etc.

La « rente » est donc la catégorie la plus pertinente quand on cherche à comprendre la place des plateformes dans le processus d’accumulation du capital. Il ne s’agit pas ici de la rente telle que la conçoivent les néoclassiques, qui partent du principe que le marché parfaitement concurrentiel serait l’état naturel des choses. La vision développée par Marx, bien qu’axée sur la propriété foncière, reste utile aujourd’hui. Dénominateur commun de toutes les formes de rente : c’est le revenu rendu possible par la propriété, le contrôle ou la possession d’un actif rare, quel qu’il soit.

On peut à ce titre distinguer trois grands mécanismes à l’œuvre dans l’économie numérique contemporaine : rentes de propriété intellectuelle, rentes publicitaires et rentes d’infrastructure35. On retrouve les trois sur toutes les grandes plateformes, mais à des degrés très divers. Les rentes publicitaires sont évidemment la principale source de revenus pour les plateformes publicitaires, alors que les rentes d’infrastructure sont plutôt associées aux plateformes de cloud et aux plateformes allégées. « Dans l’ensemble, donc, les plateformes agissent surtout par la captation de valeur produite ailleurs dans l’économie. Selon notre interprétation, les données ne sont pas la source principale de toute valeur numérique, elles sont plutôt le moyen de parvenir à la captation de rentes36. » Au lieu de les considérer comme le fruit de l’exploitation, il conviendrait de les voir comme le résultat de l’appropriation.

Rentes de propriété intellectuelle

Les droits de propriété intellectuelle sont, selon Srnicek, la première source de rente pour les plateformes. Il s’agit d’actifs incorporels (ou immatériels) développés en interne ou plus souvent rachetés. Ainsi, Microsoft se targue de détenir plus de 61 000 brevets (plus 26 000 de dépôts) et comptabilisait en 2019 pour 17,3 milliards de dollars d’actifs incorporels (avant amortissement). Outre le fait de permettre à l’entreprise détentrice de vendre ses produits au prix fort et d’obtenir des revenus importants grâce à l’octroi stratégique de licences d’exploitation, la propriété intellectuelle donne lieu à une rente indirecte lorsque l’entreprise s’en sert pour créer un produit ou un service que, en raison de l’exclusivité de cette propriété, d’autres entreprises n’ont pas le droit de copier. Enfin, il y a un phénomène de rente quand l’entreprise détentrice de droits de PI les revend à une autre entreprise. En 2011, Google a payé plus de 12 milliards de dollars pour racheter un constructeur de smartphones, Motorola Mobility. Du fait que la maison mère (Motorola) avait accès à plus de 17 000 brevets qui seraient d’une importance critique pour Google dans sa lutte contre Apple, elle a pu les monnayer.

Rentes publicitaires

C’est la forme de rente la plus évidente, vu son grand impact direct sur les services Web proposés au consommateur. Plus on dispose de données, mieux on peut cibler les annonces : de ce fait, une poignée d’entreprises arrivent à dominer le marché. Pour en profiter, les annonceurs acceptent de payer un loyer aux propriétaires pour placer leurs annonces sur les espaces les plus prometteurs. La plus-value afflue donc vers un secteur de l’économie non productif dont la finalité est la réalisation de la plus-value. Chaque plateforme construit un environnement « en ligne » qu’elle loue ensuite à d’autres entreprises. L’espace publicitaire est alors proposé aux annonceurs comme une sorte d’« immobilier haut de gamme ». Difficile dans ce cas de parler de création de valeur. En revanche, quand elle est ciblée, la pub permet aux annonceurs de trouver des clients plus vite et plus économiquement, et donc de réduire le temps d’immobilisation du capital.

Rentes d’infrastructure

On a abondamment écrit sur les rentes de propriété intellectuelle et publicitaire, mais beaucoup moins sur les rentes d’infrastructure : ce sont les frais d’accès et d’utilisation d’une plateforme. « Comme le fait remarquer Brett Christophers, ces rentes ne dépendent ni de la nature (comme le foncier) ni de l’action de l’État (comme la propriété intellectuelle), mais sont issues des effets de réseau qui acheminent les plateformes vers une situation de monopole. […] De ce fait, la rareté de celles-ci naît de cette dynamique et la numérisation croissante de l’économie donne aux propriétaires des plateformes une influence grandissante sur les droits d’accès qu’ils peuvent facturer37. »

Le cloud computing en est l’exemple le plus parlant. Les entreprises prennent en location du matériel et des logiciels qu’elles auraient autrefois achetés. Mais il y a aussi les « produits en tant que service », qui permettent de facturer l’utilisation d’une voiture, d’un vélo, d’un logement pour une durée donnée. Certains parlent à cet égard d’une nouvelle vague d’enclosures, mais qui concerne cette fois-ci des objets de la vie quotidienne…

Si le fait de détenir des droits de propriété intellectuelle clé génère une bonne partie des rentes d’infrastructure, le capital fixe n’en demeure pas moins un aspect essentiel de leur existence. AWS a investi des sommes colossales dans la construction d’infrastructures informatiques planétaires dont l’étendue exclut d’avance du marché tout sauf une poignée de concurrents (Microsoft, Google, Alibaba). Qui plus est, ce n’est pas entièrement une activité non productive et les services de cloud ont d’autres effets sur la valorisation. Ils permettent notamment l’expansion rapide des ressources, souvent à des niveaux d’expertise technique qui dépassent les capacités de l’entreprise individuelle qui s’en sert. Résultat : une hausse de la productivité et de l’extraction de plus-value dans bien des cas. De même, si les plateformes d’intermédiation ont connu une expansion aussi rapide, c’est en partie parce qu’elles aident les entreprises utilisatrices à diminuer leurs coûts de transaction. Enfin, elles permettent de réduire la durée d’immobilisation des capitaux dans le processus de circulation.

Quel jugement porter au bout du compte sur le rôle économique des plateformes ? « Si la plateforme s’avère être principalement une structure rentière, il faudra en déduire que non seulement le capitalisme n’y trouve pas une nouvelle source de valeur, mais qu’il se heurte au contraire à un nouvel obstacle à l’accumulation : conclusion diamétralement opposée à la thèse du travail gratuit. L’essor de ce secteur rentier nuit doublement au capital. D’abord, il conduit à une diminution du taux de profit moyen puisque ces capitalistes non productifs doivent recevoir le même taux que dans les autres secteurs, alors qu’ils ne génèrent pas par eux-mêmes de nouvelle plus-value, mais ont pour effet de disperser la plus-value totale disponible entre un nombre plus grand de capitalistes. Ensuite, en tant qu’entités monopolistiques, ces rentiers technologiques empêchent l’égalisation du taux de profit du fait qu’ils entravent l’afflux de capitaux vers des concurrents directs38. » Du coup, un antagonisme se dessine entre fractions du capital. Marx et d’autres ont souligné la divergence d’intérêts de classe entre rentiers et capitalistes productifs ou ouvriers. « Mais à rebours d’un certain nombre de récits sur le féodalisme numérique ou l’émergence d’un nouveau mode de production, cette lutte s’inscrit dans le cadre même des impératifs structurels définis par le capitalisme ; c’est une lutte autour de la répartition de la plus-value plutôt que de son dépassement39. »

D’un autre côté, explique Srnicek, alors qu’on se trouve en présence de monopoles dominant un secteur d’activité particulier (moteurs de recherche, etc.), « nombre des caractéristiques classiques des monopoles font ici défaut : restriction de la production ou faiblesse de l’innovation, par exemple. En fait, ces entités monopolistiques — et cela nous entraîne vers l’un des mystères clés d’aujourd’hui — se situent au contraire parmi les innovateurs et les investisseurs les plus importants de l’économie mondiale. Aux États-Unis, par exemple, les géants technologiques affichent des budgets d’investissement et de recherche-développement parmi les plus impressionnants. […] Ce n’est pas là le comportement habituel des rentiers classiques, qui est censé entraver l’accumulation du capital. Le niveau de leurs investissements paraît d’autant plus frappant que, dans l’ensemble, la période d’après la crise de 2008 aura été aux États-Unis l’une des plus faibles sur le plan de la progression des investissements. Et pourtant, les mastodontes technologiques se démarquent de façon notable de cette tendance. On voit donc des capitalistes productifs qui n’investissent pas et des rentiers non productifs qui, eux, investissent. Que faut-il en penser40 ? »

Deux hypothèses sont possibles :

1) Une désagrégation des fonctions liées à l’accumulation. Marx avait noté que, par moments, des capitaux de types différents (productifs, commerciaux, financiers) pouvaient converger au sein d’une seule entreprise, tandis qu’à d’autres moments des entreprises spécialisées pouvaient se concentrer sur l’une ou l’autre fonction. Se pourrait-il qu’on assiste aujourd’hui à une situation qui voit la fonction investissement se déplacer vers des entreprises particulières ?

2) Certains chercheurs en géographie économique (comme David Harvey) s’orientent depuis les années 1970-1980 vers une nouvelle interprétation du rôle du rentier, qui remplirait des fonctions de répartition utiles pour le capital. Pour eux, la propriété foncière s’était transformée historiquement en actif financier qui incitait ses détenteurs à s’attirer les utilisations les plus productives des capitaux pour obtenir un retour sur investissement plus élevé, au présent comme à l’avenir. « Dans la mesure où les rentes publicitaires et de propriété intellectuelle passent par le mécanisme des prix pour répartir une offre limitée face à une demande bien plus importante, on pourrait considérer qu’elles remplissent à leur tour une fonction de répartition qui est utile pour le capital. (Pour le moment toutefois, cela semble s’appliquer beaucoup moins aux rentes d’infrastructure, l’offre étant supérieure à la demande dans ce cas.) En même temps, l’investissement constitue un effort rationnel pour élargir leurs empires rentiers41. »

Dans l’une ou l’autre hypothèse, les entreprises-plateformes sont en train d’étendre leur empire infrastructurel dans l’économie tout entière. Si leurs investissements servent essentiellement à l’expansion ultérieure de ce dispositif d’extraction de rente (question encore ouverte), c’est alors qu’on assiste véritablement à un basculement sensible du pouvoir entre groupes capitalistes. Dans le monde du travail, on constate déjà que ces évolutions macroéconomiques ont encore d’autres impacts significatifs. Plus globalement, la captation de la valeur mondiale par une poignée de plateformes planétaires devrait logiquement exacerber les inégalités entre salariés : ceux qui travaillent pour les entreprises non de plateforme, et donc soumises à des contraintes importantes, subiraient des pressions croissantes, tandis que pour ceux qui travaillent pour les grandes plateformes, de meilleures conditions seraient une possibilité… quoique pas toujours une réalité. Cela vaut tout particulièrement pour les travailleurs qualifiés des plateformes publicitaires et de cloud, qui continuent de bénéficier d’avantages importants grâce à leur position dominante. D’un autre côté, les plateformes allégées, en dépit de leur capacité à monopoliser les rentes d’infrastructure, restent handicapées par la faiblesse de leurs marges bénéficiaires, avec tout ce que cela implique pour leurs salariés. Mais en tout état de cause, toute conjoncture capitaliste est un assemblage inédit de continuités et de discontinuités. Et si les continuités peuvent aider à mieux comprendre la nature des immenses plateformes numériques, on n’en reste pas moins confrontés à des éléments nouveaux et importants dont on saisit encore mal toutes les ramifications.

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Enfin, dans un dernier article publié sur son blog en juin 202042, Nick Srnicek met les points sur les i. Que l’on en juge :

La monopolisation est favorisée autant par les barrières à l’entrée en matière de capital fixe et les « cercles vertueux » enclenchés par la puissance de calcul et le travail humain pour les fournisseurs d’intelligence artificielle (IA) que par autre chose. La capacité de l’IA à accélérer la concentration du capital de la part d’une poignée de grands groupes est pourtant souvent négligée : « Depuis 2012, l’aube de l’âge du deep learning, la puissance de calcul requise pour entraîner les modèles [d’IA] les plus importants s’est multipliée par 300 000, soit un doublement tous les 3,4 mois. » Or les ressources de calcul requises sont dominées par les poids lourds du secteur tech. En 2019, les dépenses d’investissement d’Amazon, de Microsoft et de Google s’élevaient au total à 73,5 milliards de dollars.

Ce capital fixe permet de produire de l’IA avec plus de précision et d’efficacité. L’intelligence artificielle étant une science empirique, il faut pouvoir mener plusieurs expériences afin de déterminer ce qui marche le mieux. De même, face aux mutations du monde, il faut pouvoir remettre à jour les modèles. Bref, c’est vraisemblablement du côté des grands noms de l’IA qu’on verra le plus d’innovation.

« Ces capacités de calcul ont à leur tour besoin d’un personnel suffisamment qualifié pour pouvoir faire une utilisation efficace du matériel. Et, à l’heure actuelle, compte tenu de la pénurie mondiale d’individus ayant les qualifications requises, ceux-ci arrivent généralement à négocier une rémunération que seuls les grands groupes peuvent payer. Par exemple, DeepMind a comptabilisé en 2018 pour près de 400 millions de livres sterling [environ 474 millions d’euros] au titre de “frais de personnel”. De même, le monde universitaire continue de subir une fuite des cerveaux du fait que la promesse d’un haut salaire — ainsi que l’accès à une vaste puissance de calcul — attire de plus en plus de chercheurs aux entreprises de l’IA. »

Quant à l’open-source, c’est moins une riposte aux grands groupes qu’un outil stratégique dont se servent ces derniers, en exploitant le travail tant gratuit que rémunéré. En conclusion, la réponse militante doit dépasser la fascination avec les seules données. La libération de celles-ci est au mieux une stratégie inefficace et au pire une démarche contreproductive. Elle pourrait permettre aux grands groupes d’accéder à une masse encore plus importante de données gratuites. (Sur ce point au moins, NS rejoint les analyses de Terranova et de Fuchs.)

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Nick Srnicek, on le voit, penche du côté d’un marxisme de facture assez classique, au risque de se désintéresser des dimensions culturelles, humaines ou philosophiques de l’économie numérique bien analysées par des penseurs comme Carlo Vercellone, Tiziana Terranova, Mckenzie Wark, Paul Mason ou Christian Fuchs, de l’évolution du travail et surtout des perspectives de révolte mises en avant par Trebor Scholz et nombre de post-opéraïstes. Plus généralement, il semble vouloir insister sur la continuité plutôt que sur le changement. Il n’empêche : Srnicek a plusieurs avantages par rapport aux autres théoriciens :

  • il ne partage pas le mélange de fascination et d’horreur qui prédomine aujourd’hui face au numérique et à l’univers technologique ;
  • il échappe au moralisme ambiant concernant les monopoles, l’essor du phénomène de la rente, la financiarisation ou le caractère « totalitaire » du numérique ;
  • il creuse des questions comme les origines des différents types de plateforme, leur rentabilité et donc leur avenir ;
  • il évite le schéma simpliste qui consiste à opposer matériel et immatériel, de même que rente et accumulation du capital.

Il serait utile à ce stade de faire une brève comparaison avec un autre auteur intéressé par la montée en puissance des plateformes. Brett Christophers, grand analyste des pratiques rentières au Royaume-Uni, met lui aussi en garde contre tout moralisme en la matière, qui d’après lui renvoie davantage à Ricardo qu’à Marx et conduit à distinguer vainement entre travail productif et non productif ou à considérer la production industrielle comme la seule activité économique « réelle », au lieu de mettre tous les capitalistes dans le même sac. Il a également le mérite de contester la notion de financiarisation comme clé de lecture de la situation actuelle : pour lui, la financiarisation n’est qu’une composante de la « rentiérisation » et ne saurait prétendre à une place prépondérante qu’aux États-Unis (et encore), mais pas au Royaume-Uni. De même, en réponse à ceux qui se scandalisent du poids actuel des monopoles, il rappelle que ceux-ci étaient bien florissants autrefois, mais prenaient avant tout la forme de cartels au lieu de structures d’extraction de rentes comme aujourd’hui43.

En revanche, et contrairement à Srnicek, il reste convaincu comme tant d’autres que rente et accumulation sont incompatibles. Et il faut reconnaître que, dans le cas britannique du moins, les chiffres sont sans appel : « Dans les années 1970, plus de 20 % du PIB était systématiquement réinvesti dans la formation de capital. Or ce taux stagne depuis une dizaine d’années [jusqu’en 2017] entre 14 % et 18 %44. » Même chose en ce qui concerne les investissements en recherche-développement. Christophers signale au passage que l’afflux massif d’immigrés, notamment d’Europe de l’Est, au cours des décennies récentes a largement dissuadé les entreprises d’investir dans l’amélioration de la productivité. Il épingle également les secteurs en grande partie responsables des faibles gains de productivité au RU entre 2011 et 2015, tous dominés par une logique rentière : la finance, les industries extractives, les télécommunications, le gaz et l’électricité, les labos pharmaceutiques et l’ensemble « informatique et services aux entreprises à haute valeur ajoutée ». Enfin, sa démonstration apporte un éclairage nouveau sur l’évolution du Parti conservateur et le triomphe du Brexit45.

Un troisième penseur des plateformes mérite d’être pris en compte. Dans Techno-féodalisme46, Cédric Durand présente un vaste panorama de l’économie numérique, essentiellement aux États-Unis. Si nous ne pouvons approfondir ici tous les aspects de son analyse, cela vaut néanmoins la peine de les évoquer succinctement, d’autant que certains sont en rapport avec les thèmes souvent abordés par Temps critiques, et notamment dans ce numéro de la revue. Quelques exemples :

  • La phase d’intensification de la concurrence et de restructuration par l’innovation (à partir des années 1970) aura été brève. Elle est suivie par une phase de remonopolisation, mais qui a cessé d’être nationale, en même temps que les procès de travail deviennent plus socialisés et internationalisés.
  • Sur la faiblesse des hausses de productivité malgré une forte innovation technologique (le paradoxe de Solow), « les réflexions des statisticiens, affirme Durand, indiquent qu’une grande part des effets des innovations numériques échappent aux filets de l’échange marchand et de la comptabilité correspondante. C’est évidemment le cas de Wikipédia qui, en se substituant à la production des éditeurs d’encyclopédies, fait baisser la production marchande. Mais c’est également vrai pour les services fournis par Google, les réseaux sociaux et bon nombre d’applications qui ne sont marchandisés que de manière résiduelle à travers la publicité »47.
  • La Silicon Valley puise une part non négligeable de sa force dans la contre-culture des années 1960, « transfigurée » dans le culte de l’entrepreneuriat.
  • Durand fait remonter son concept de techno-féodalisme à Habermas qui a parlé dès 1962 d’une « reféodalisation de la sphère publique »48 ; nous y reviendrons.

Passons à présent à l’essor des plateformes numériques. « Amazon, explique Durand, n’est pas un conglomérat rassemblant des activités disparates dont la combinaison peut conduire à des abus de position dominante. […] Amazon produit de la coordination économique : indiquer le bon produit, au meilleur prix, et le mettre à disposition au bon endroit au bon moment. Pour remplir cette fonction avec bien plus d’agilité et de précision que ne le faisait le Gosplan en Union soviétique, Amazon a besoin de données, donc de croissance49. » En outre : « Amazon n’est pas une société financiarisée. C’est l’une des très rares grandes sociétés américaines à conserver ses bénéfices. Durant les vingt années qui ont suivi son introduction en Bourse, Amazon n’a jamais versé de dividendes à ses actionnaires. Tandis qu’entre 2012 et 2017 les firmes de l’indice Standard & Poor’s 500 redistribuaient 98 % de leurs profits, Amazon investissait, innovait et étendait à une vitesse vertigineuse le spectre de son activité50. » Dès lors, tout ce qui peut être numérisé le sera, dans une logique extractiviste.

Par ailleurs, si la concurrence a bien changé de forme, elle n’a pas du tout disparu. OS Android est mis gratuitement à la disposition des constructeurs de téléphones portables pour assurer à Google une position stratégique et lui permettre de contourner l’écosystème d’Apple. « Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la question de la rareté n’est donc pas étrangère aux Big Data. Celles-ci peuvent certes être reproduites à un coût infinitésimal, mais les données originales sont rares. D’où la logique d’expansion cyberspatiale, sur un territoire limité, qui transcende les cloisonnements sectoriels. D’où aussi le caractère tendanciellement généraliste des plateformes51. »

Les plateformes comme des fiefs

Grâce à sa diffusion de plus en plus large depuis 1983, Microsoft Word a créé une « contrainte de sentier » (lock-in), un effet de verrouillage, explique Durand. « Pour la firme de Seattle, c’est une aubaine sans grand rapport avec la qualité intrinsèque de ses produits. […] Devenues indispensables, les plateformes doivent être pensées comme des infrastructures, au même titre que les réseaux électriques, ferroviaires ou télécoms52. »

Chaque plateforme cherche à développer un écosystème d’applications fermé qui marque une rupture avec le principe d’organisation décentralisée et ouverte qui avait présidé à la conception initiale du World Wide Web : la plateforme recrée de la médiation par le biais d’une architecture hiérarchisée. On constate dès lors une logique de fragmentation d’Internet.

Parmi les réussites des plateformes, il faut compter le fait d’avoir apporté une solution originale au problème de la confiance entre parties contractantes : « C’est eBay qui a le premier trouvé la solution : un système de réputation fondé sur l’évaluation mutuelle des agents. […] La réputation devient un levier incitatif puissant, qui facilite la confiance malgré l’anonymat53. » Cela fait également penser au système de crédit social chinois, largement plébiscité dans le pays comme moyen de réduire l’incertitude54 : « Dans une perspective polanyienne, l’acceptation du système de crédit social peut être analysé comme un mouvement de ré-encastrement de l’économie dans le social55 ».

Les rentiers de l’intangible : monopolisation intellectuelle dans la mondialisation

Les actifs intangibles (incorporels, immatériels) sont des actifs non rivaux56. « (…) une première dissociation est intervenue à partir de la fin du XIXe siècle, puis avec plus de vigueur depuis les années 1960. À la faveur de la diminution des coûts de transport, elle a mis fin à la nécessité de fabriquer les biens à proximité des lieux de consommation. Depuis la fin des années 1980, c’est une dissociation d’un nouveau type qui se fait jour. Avec la baisse des coûts de communication, les possibilités de coordination à distance se sont accrues de manière exponentielle. En conséquence, il n’est plus nécessaire que la plupart des étapes de fabrication soient réalisées les unes à proximité des autres57 ».

Il suffit de dominer l’amont et l’aval : « Ce qui est à l’œuvre, c’est l’autonomisation de l’intégration elle-même, en tant que facteur de production. À l’échelle planétaire, les forces d’organisation du travail se concentrent sous la forme de forces de production intangibles. La monopolisation intellectuelle centralise la volonté de produire58. » (Ici l’auteur se démarque bien de Srnicek.)

Empruntant à Ugo Pagano le concept de « monopole légal sur des connaissances », Durand explique ainsi le durcissement des règles de propriété intellectuelle en cours : « Pour Pagano, s’il a pu exister dans les années 1990 un effet schumpetérien de stimulation des investissements dû à la recherche de rentes d’innovation, celui-ci n’opère plus. Les nouvelles barrières limitent désormais drastiquement les opportunités d’investissement, ce qui ralentit l’accumulation et la croissance dans les pays riches, entrave le développement dans les pays du Sud, et explique la fuite en avant des capitaux oisifs qui nourrit l’instabilité financière59 ».

Il aborde ensuite les situations de monopole naturel. « Typiquement, un réseau de chemin de fer : plus celui-ci est étendu, plus il est utile (complémentarités de réseau) ; l’organisation du réseau implique cependant des coûts fixes (économies d’échelle) ; enfin, une fois les voies de chemin de fer installées, il est impossible de revenir en arrière et de récupérer l’argent investi (coûts irrécupérables). Dans de telles situations, la gestion par une seule entreprise est plus économique qu’un marché ouvert à la concurrence60. » Apple en est l’archétype, avec son écosystème fermé.

« La différence d’économies d’échelle entre les actifs tangibles et intangibles implique que les entreprises qui contrôlent les maillons intangibles de la chaîne reçoivent une part disproportionnée des gains à mesure que la production augmente.61 » D’où la rivalité croissante entre Wal-Mart et Amazon.

La place véritable du numérique

Sur ce point, Durand se montre assez d’accord avec Srnicek : « L’essor du numérique nourrit une gigantesque économie de rente, non pas parce que l’information serait la nouvelle source de valeur, mais parce que le contrôle de l’information et de la connaissance, c’est-à-dire la monopolisation intellectuelle, est devenu le plus puissant moyen de capter la valeur62. » Les mastodontes des télécommunications américaines ne sont d’ailleurs pas en reste. AT&T et Comcast & Verizon constituent de fait un cartel et sont partis en guerre depuis les années 2000 contre la neutralité d’Internet. Ce sont des conglomérats intégrés verticalement, depuis les câbles souterrains jusqu’à la création de contenus. Voilà donc pour la culture de l’innovation censée constituer l’ADN de la Silicon Valley… En décembre 2017, la Federal Communications Commission a mis fin à la garantie d’un traitement égal des flux de données par les opérateurs : aubaine pour AT&T, qui est propriétaire des infrastructures.

L’hypothèse techno-féodale

On assiste actuellement à une fragmentation de l’ordre juridique. « En France, des juristes relèvent des indices de féodalité dans l’essor des autorités indépendantes, la profusion des lois en procédures pénales, ou encore les possibilités élargies d’autorégulation dans le domaine du droit social et des activités sportives. Cette diversification des sources et des acteurs sociaux et institutionnels dans la création du droit débouche sur une absence d’unité et un affaiblissement de l’idée régulatrice d’intérêt général. Or la pluralité du droit était un trait caractéristique de l’Ancien Régime, contre lequel sont construits les principes juridiques hérités de 1789. Elle correspondait à la diversité des droits seigneuriaux qui manifestaient eux-mêmes la prééminence du lien personnel et de dépendance dans le système féodal63. »

Parallèlement, le numérique en vient à jouer un rôle inédit. S’appuyant sur deux chercheurs (l’un Allemand, l’autre Autrichien), Durand explique : « Données et algorithmes se substituent pour une large part aux signaux-prix dans les transactions : “Les marchés riches en données produisent finalement ce que les marchés, en théorie, auraient toujours dû faire : permettre une transaction optimale. Or, en raison de limites informationnelles, ce n’était pas le cas64.” »

Durand essaie de se situer quelque part entre d’un côté les partisans du « rien de nouveau sous le soleil » (qui ramènent tous ces phénomènes aux lois ordinaires du capitalisme) ou ceux qui mobilisent la notion d’ondes longues pour expliquer l’essor du numérique et, de l’autre côté, ceux qui s’estiment en présence d’une rupture profonde, comme Mckenzie Wark, qui avance l’hypothèse de l’instauration progressive d’un nouveau mode de production « vectorialiste ». Objectant que l’information n’est pas en passe de devenir le principal mode de production de valeur, Durand écrit : « L’économie politique du digital relève à mes yeux principalement de la problématique de la rente. » Et de citer même Jean Tirole, qui dans Économie du bien commun évoque une « manne numérique » par analogie à la manne pétrolière. Il s’agit selon lui de mécanismes de capture de la plus-value : « Dans cette configuration, l’investissement n’est plus orienté vers le développement des forces de production mais des forces de prédation. […] Tout comme les puits de pétrole, les points de capture des données engendrées par l’activité des individus et des organisations n’existent pas en nombre infini. Il en va de même lorsqu’il s’agit de capter notre attention. Il y a donc une forme de rareté absolue des données originales65. »

Une particularité du numérique, c’est de bénéficier de rendements croissants. Dans le secteur minier ou l’agriculture (= rendements décroissants), les opportunités d’investissement restantes sont moins intéressantes que celles déjà en exploitation : « Par exemple, le coût d’extraction du pétrole des gisements d’Arabie saoudite est d’environ 4 $ le baril, tandis que l’exploitation plus récente des sables bitumineux de l’Alberta s’élève à 40 $. À l’inverse, dans le cas de l’industrie manufacturière comme de l’automobile, les nouvelles usines incorporent des technologies plus performantes qui leur permettent d’opérer à un coût unitaire plus faible que les installations déjà en fonctionnement66. »

Alors quid du numérique ? Eh bien, ce n’est ni l’un ni l’autre : « Ainsi, la centralisation du capital à l’œuvre dans l’absorption des start-ups par les grandes firmes du numérique ne résulte pas seulement d’une logique stratégique visant à empêcher l’émergence de concurrents potentiels ; elle reflète également une logique économique selon laquelle un procédé exploité par une start-up est mieux valorisé au sein d’une entité plus grande, grâce aux complémentarités des diverses sources de données et à la combinaison de plusieurs traitements algorithmiques. L’organisation est ici supérieure au marché67. »

Cela perturbe le processus de compétition réelle qui constitue le moteur du capitalisme. Grâce aux synergies entre services et aux complémentarités entre utilisateurs de Google (plutôt que grâce aux algorithmes), « chacun se retrouve plus fortement rivé à l’univers contrôlé par l’entreprise. Et vice-versa, puisque l’implication grandissante de chacun accroît en retour la performance des services numériques68 ». À l’instar du serf, l’utilisateur des services numériques est bloqué par les coûts d’exit. On peut certes changer de crémerie, mais « les coûts élevés de transition constituent une situation de verrouillage69 ». On a affaire à une logique de prédation telle que l’avait signalée Veblen en parlant des stratégies de profit par accaparement et de rançon.

Chez les firmes intensives en intangibles comme les plateformes, la rente prévaut sur la logique productive. « Serait-il possible, demande Durand, que la génération de profits soit orientée majoritairement vers l’appropriation et non plus la production de valeur ? » Cela fait bien penser à un phénomène de régulation prédatrice à l’âge des algorithmes70.

« Ainsi, efficacité économique et innovation ne s’opposent pas à la montée des normes prédatrices ; au contraire, plus une société est développée sur le plan économique, plus elle offre de prise à la prédation. C’est sur cette prémisse que repose l’hypothèse techno-féodale71. »

Durand conclut en élargissant son propos : « L’avenir appartient désormais à la main invisible des algorithmes. Grâce aux boucles de rétroaction numériques, le détour appauvrissant par la marchandise devient moins nécessaire pour faire tenir la division du travail. […] Les chefs des citadelles techno-féodales prétendent monopoliser le contrôle intellectuel des processus socioéconomiques de production et de consommation. Mais les résistances à la déréalisation des individus forment un obstacle très sérieux à ce projet. L’avènement de l’“individu totalement développé” suppose que l’adieu au marché aille de pair avec un réinvestissement des subjectivités, en particulier sous la forme d’une véritable démocratie économique. Alors seulement, les limites librement choisies de l’autonomie de chacun seront compatibles avec une maîtrise collective et consciente de la question économique et de sa place dans la biosphère72. »

(Mais est-il pour autant justifié de parler dans ce cas de rapports féodaux ? Dans un passage de son livre, Durand explique avec justesse les différences entre capitalisme et féodalisme, en soulignant que l’expansion territoriale est au cœur de ce dernier, de même qu’un «  processus d’accaparement et de centralisation des richesses dont l’objectif est la consommation ». Or, jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas dans ce monde-là que nous vivons.)

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Au terme de ce périple et par-delà les divergences entre les trois auteurs examinés ici, Srnicek, Christophers et Durand apportent plusieurs éléments qui nous sortent des sentiers battus et sont susceptibles d’enrichir notre réflexion :

  •  les données et les algorithmes ont beau être une source majeure de puissance et d’avantage concurrentiel, la valorisation ne tourne pas exclusivement ni même principalement autour d’eux, d’autant que l’économie « immatérielle » n’est pas si immatérielle que ça (voir plus haut sur la capacité de l’intelligence artificielle à accélérer la concentration du capital) ;
  • l’absorption de start-ups par les grandes plateformes obéit à une certaine rationalité capitaliste, à rebours de l’idéologie du dynamisme des petites structures73 ;
  • les plateformes remplissent souvent une fonction de coordination économique ;
  • la tendance au rentiérisme et à la monopolisation n’est pas nécessairement antinomique à l’innovation, à l’accumulation et au « développement des forces productives », même si tout cela procède désormais par des voies inhabituelles ;
  • le phénomène de la rente dépasse de loin le seul domaine numérique, et s’est imposé comme une tendance historique lourde, notamment au Royaume-Uni ;
  • c’est une erreur d’assimiler les plateformes numériques à la fameuse financiarisation de l’économie (sauf éventuellement pour les plus fragiles d’entre elles comme Uber) ;
  • l’essor des plateformes ayant été conditionné par une abondance de capitaux en friche, rien ne garantit qu’elles conserveraient leur rang si jamais cet afflux de fonds venait à diminuer.

Travail (rémunéré ou non), luttes des exploités, cognitariat, General Intellect, horreur technologique74 : autant de questions et de pistes de recherche qui ont été laissées de côté dans ces pages. Non pas parce qu’elles seraient dénuées d’intérêt, mais parce que, contrairement à elles, la dimension économique et le devenir des plateformes numériques ont reçu trop peu d’attention à notre sens. C’est pour aider à combler cette lacune que nous avons choisi cet angle d’attaque.

Autre grand absent ici : l’idéologie néolibérale, sur laquelle ni Srnicek ni Durand ne s’attardent beaucoup. Même Brett Christophers, qui l’évoque certes, rechigne à considérer ce courant de pensée comme une explication « tout-terrain » des phénomènes étudiés dans son livre.

Pour finir, deux points qui apparaissent en filigrane ici et qui mériteraient à l’avenir un traitement à part. Le premier, c’est la rivalité entre États ou capitaux nationaux75. Celle qui oppose actuellement la Chine aux États-Unis ne se résume manifestement pas au seul problème de la rentabilité capitaliste. Et pourtant, elle assure que la concurrence restera un facteur important dans les années à venir ; l’avance de la Chine dans des domaines comme la reconnaissance faciale en donne déjà un avant-goût. Le second, c’est que les différences de trajectoire historique nationale ne sont pas non plus un facteur mineur. En effet, le phénomène de la Silicon Valley est né aux États-Unis, pas en Allemagne, en France, au Japon ou en Suède. De même, le Royaume-Uni a été à l’avant-garde de la « rentiérisation76 » et a lancé, avec les États-Unis, la vague de déréglementation : deux pays ayant en commun une langue et une culture, une histoire d’industrialisation précoce et poussée, une classe ouvrière remuante et une expérience de suprématie mondiale.

Avec les plateformes numériques, trouvons-nous dans la continuité ou la discontinuité ? Vivons-nous encore, tout compte fait, sous le même système qu’hier et avant-hier, ou sommes-nous déjà passés sous la domination d’un capitalisme rentier, d’un techno-féodalisme, d’un régime fondé sur l’ubérisation et l’exploitation du travail gratuit, voire d’un nouveau mode de production « vectorialiste » ? Ou s’agit-il d’autre chose encore ? Le débat reste ouvert.

Notes

1 – Voir dans ce numéro « Les nouvelles formes d’emploi et le télétravail » pour une analyse de l’impact du numérique sur le monde du travail.

2 – Montréal, Lux, 2018. Dans ce qui suit, toutes les citations viennent cependant de la version originale anglaise (Platform Capitalism, Polity Press, novembre 2016) et ont été traduites par nos soins, de même que celles tirées d’autres écrits de Srnicek. « Le capitalisme de plateforme », échange sur le blog de Temps critiques entre L. Cohen et J. Wajnsztejn, donne un premier aperçu de son point de vue.

3 – Srnicek remarque au passage que les données ne sont pas si immatérielles que ça : « dans son ensemble, Internet représente 9,2 % environ de la consommation mondiale d’électricité » (p. 39).

4 – Ibid., p. 6. Un point de vue similaire sur la stagnation prolongée se trouve chez Aaron Benanav ; voir par exemple « Suite des échanges autour des rapports entre technologie et emploi » sur le blog de Temps critiques.

5 – Quoique… Brett Christophers, qui sera cité plus avant, prétend que le prototype des plateformes actuelles n’est nul autre que la Bourse des valeurs, structure qui a plusieurs siècles d’existence. Ou encore le grand centre commercial.

6 – Nick Srnicek, « Value, rent and platform capitalism », in J. Haidar et M. Keune (dir. de publication), Work and Labour Relations in Global Platform Capitalism, Edward Elgar & ILO, 2021, p. 39.

7 – Depuis la publication de son livre, Srnicek a précisé qu’il y avait surestimé cette distinction entre plateforme de cloud et plateforme industrielle. Il s’agirait tout au plus d’une différence entre le général et le particulier. Quoi qu’il en soit, le phénomène de la plateforme industrielle, qui semble avoir peu retenu l’attention des critiques radicaux, occupe néanmoins une grande place dans l’analyse de Florian Butollo dans « Vernetzungstechnologie und Produktionsnetzwerke », in Florian Butollo et Sabine Nuss (dir. de publication), Marx und die Roboter : Vernetzte Produktion, Künstliche Intelligenz und lebendige Arbeit, Berlin, Dietz, 2019. Les autres textes recueillis dans cet ouvrage sont d’ailleurs d’une grande qualité. Ce n’est peut-être pas par hasard qu’en Allemagne, le cœur industriel de l’Europe, où il n’y a eu ni financiarisation poussée ni émergence de l’équivalent de la Silicon Valley, des chercheurs connaissant aussi bien que quiconque l’œuvre de Marx (F. Butollo a même publié, avec O. Nachtwey, un bon recueil des écrits les plus importants de Marx) s’intéressent d’aussi près à l’impact du numérique sur la vie industrielle.

8 – Ibid., p. 53.

9 – Voir son article « Free Labor : Producing Culture for the Digital Economy », Social Text, 63, été 2000.

10 – Un bémol cependant. Comme le souligne utilement un article paru le 6 mai 2017 dans The Economist (« Data Is Giving Rise to a New Economy »), on se serait a priori attendu à la naissance d’un marché des données, calqué sur le modèle du marché du pétrole ; or il n’en est rien pour le moment. D’une part, en raison des coûts de transaction, la plupart des entreprises préfèrent réaliser elles-mêmes l’effort de collecte et d’analyse. D’autre part, les flux de données, si abondantes soient-elles, ne sont guère « fongibles » : chaque flux est spécifique et la question de sa tarification s’avère pratiquement insoluble.

11 – Platform Capitalism, p. 60-61.

12 – Ibid., p. 63.

13 – Ibid., p. 65.

14 – Ibid., p. 69.

15 – Ibid., p. 70.

16 – Ibid., p. 76.

17 – Ibid., p. 78.

18 – Ibid., p. 85-86.

19 – Ibid., p. 88.

20 – Ibid., p. 91.

21 – Ibid., p. 90.

22 – Ibid., p. 95.

23 – Ibid., p. 96.

24 – Ibid., p. 100.

25 – Ibid., p. 101. C’est notamment le « capitalisme de surveillance » théorisé par Shoshana Zuboff qui est visé ici.

26 – Ibid., p. 113.

27 – Ibid., p. 119.

28 – Ibid., p. 121. Rappelons que ce livre a été écrit avant la pandémie du Covid-19…

29 – Ibid., p. 125.

30 – Ibid., p. 126.

31 – Voir notamment Trebor Scholz, Platform Cooperativism : Challenging the Corporate Sharing Economy, Rosa Luxemburg Stiftung, New York Office, janvier 2016.

32 – Il ne s’agit pas ici de reprendre le débat sur Marx et la valeur, mais uniquement de mettre en relief la manière dont Srnicek cherche à élucider le fonctionnement réel de l’économie, à rebours de thèses en apparence plus séduisantes, mais peut-être moins fondées.

33 – Fait évoqué dans l’article de The Economist cité plus haut. La grande exception aura été justement la fuite de données Facebook-Cambridge Analytica, qui aurait pesé sur les résultats de l’élection présidentielle américaine de 2016.

34 – « Value, rent and platform capitalism », op. cit., p. 32.

35 – Sur ce thème, Srnicek s’appuie sûrement sur les thèses développées avec brio par Brett Christophers dans Rentier Capitalism : Who Owns the Economy, and Who Pays for It ? (Verso, novembre 2020) sur l’essor des phénomènes rentiers dans l’économie britannique.

36 – Ibid., p. 35.

37 – Ibid., p. 38.

38 – Ibid., p. 39.

39 – Ibid., p. 40. Et Srnicek de citer nommément Mckenzie Wark, auteure inspirée du livre Capital is Dead : Is This Something Worse ?, Verso, Londres, 2019. Notons que, si Wark peine à convaincre quant au passage à un nouveau mode de production « vectorialiste », son livre est plus riche et imaginatif que les autres examinés ici. D’ailleurs, son tableau de l’état du monde actuel montre une certaine convergence avec des idées de Temps critiques comme la révolution du capital ou les différents niveaux de puissance. Une traduction française partielle existe : « Et si ce n’était même plus du capitalisme, mais quelque chose d’encore pire ? », Multitudes, 2018/1, no 70. Pour la thèse du techno-féodalisme, voir plus loin les références à Cédric Durand.

40 – Ibid., p. 40.

41 – Ibid., p. 40-41.

42 – Nick Srnicek, « Data, Compute, Labour : The monopolization of AI is not — or even primarily — a data issue », juin 2020.

43 – Il égratigne au passage l’inventeur du concept de destruction créatrice : « L’importance de la concurrence en tant que force coercitive a été non seulement sous-estimée, mais carrément négligée par Schumpeter » (Christophers, op. cit., p. 32.) Sur la monopolisation comme phénomène général, cela vaut la peine de donner la parole à Peter Thiel, fondateur de PayPal : « Il ne suffit pas de créer de la valeur — vous devez également capturer une partie de la valeur que vous créez […] au fond, le capitalisme et la concurrence sont antagoniques. Le capitalisme est fondé sur l’accumulation du capital, or dans une situation de concurrence parfaite, tous les profits sont éliminés. La leçon pour les entrepreneurs est claire. […] La concurrence, c’est pour les losers.  » Cette citation, traduite par Cédric Durand, est tirée du livre d’Adam Tooze, Crashed, New York, Viking Press, 2018, p. 462.

44 – Ibid., p. 32-33.

45 – Dommage seulement de voir une analyse aussi riche déboucher sur un programme de réformes aussi pauvre…

46 – Cédric Durand, Techno-féodalisme, Paris, Zones, La Découverte, 2020.

47 – Ibid., p. 74.

48 – Dans L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 2003.

49 – Techno-féodalisme, p. 91-92.

50 – Ibid., p. 93-94.

51 – Ibid., p. 97.

52 – Ibid., p. 128-129.

53 – Ibid., p. 139-140.

54 – Mais régulièrement dénoncé en France par des figures comme Barbara Stiegler.

55 – Techno-féodalisme, p. 155.

56 – Friedrich List avait déjà songé au XIXe siècle au capital intellectuel comme moyen pour l’Allemagne de rattraper l’Angleterre. Quant à Thorstein Veblen, il avait souligné au début du XXe siècle l’importance des brevets comme moyen de prédation.

57 – Ibid., p. 159.

58 – Ibid., p. 163.

59 – Ibid., p. 164.

60 – Ibid., p. 165.

61 – Ibid., p. 168.

62 – Ibid., p. 173.

63 – Ibid., p. 180.

64 – Ibid., p. 206. La citation est tirée de T. Ramge et V. Mayer-Schönberger, Das Digital : Markt, Wertschöpfung und Gerechtigkeit im Datenkapitalismus, Econ Verlag, octobre 2017.

65 – Ibid., p. 210-211.

66 – Ibid., p. 212.

67 – Ibid., p. 213.

68 – Ibid., p. 215.

69 – Ibid., p. 218.

70 – Ibid., p. 221.

71 – Ibid., p. 222-223.

72 – Ibid., p. 233-234.

73 – Dans un entretien avec &&& Journal en octobre 2017, Nick Srnicek attire par ailleurs l’attention sur une évolution primordiale. Dans les années 1990, les start-ups américaines cherchaient à s’introduire en Bourse dans l’espoir de s’enrichir, tandis que celles d’aujourd’hui se tournent plutôt vers le capital-risque pour se financer et restent non cotées. Celles qui grandissent suffisamment se font racheter par Google ou Facebook. C’est ça la réussite : se faire absorber par une plateforme monopolistique. L’impact macroéconomique de cette mutation est énorme. Beaucoup d’Américains ont de l’argent investi en Bourse (ne serait-ce que par le biais de leur fonds de pension), ce qui fait que la faillite d’entreprises cotées peut avoir de vastes répercussions. Mais comme le nombre de personnes ayant investi dans le capital-risque est négligeable, un éventuel effondrement du secteur tech aurait beaucoup moins de conséquences qu’en 2000.

74 – Comme l’a écrit Jacques Wajnsztejn dans « Sur la technique (et les nouvelles technologies) dans la société capitalisée » (Temps critiques, 12 juillet 2017) : « Il ne s’agit pas d’être technophile ou technophobe, mais de rester dans une distance critique avec l’advenu. La technologisation du monde fait partie de l’“aventure humaine”, mais cela n’empêche pas de l’apprécier sous toutes ses facettes afin de déterminer des perspectives. »

75 – Pour une première approche, voir « Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances » sur le blog de Temps critiques, 7 février 2022.

76 – Selon Christophers, E. P. Thompson avait déjà signalé cette tendance dans un article paru en 1965 (« The peculiarities of the English », The Socialist Register, 2).