Temps critiques #21

L’aliénation initiale, un hors-champ des théories de l’émancipation

, par Jacques Wajnsztejn

Je reviens sur la question dans la mesure où Jacques Guigou (JG par la suite) réactive la notion dans son article. C’est un peu à mon corps défendant, et ce pour deux raisons au moins.

La première qui est que cette notion n’a guère été reprise que dans des échanges limités à un cercle assez restreint de personnes. Non pas, à mon avis, qu’elle manquât de pertinence, mais parce que la critique du travail a été mise en échec aussi bien du point de vue pratique que théorique. Du point de vue pratique le mouvement de refus du travail des années 1960-1970 a été battu avec la fin du mouvement d’insubordination prolétarienne sans qu’il en ait vraiment été tiré des leçons. Dans le retournement du cycle de lutte précédent, le caractère d’antagonisme qu’avait revêtu le rapport capital/travail s’est transformé en une manifestation de la dépendance réciproque entre ces deux pôles dans le cadre d’un rapport social capitaliste consolidé. Avec les restructurations industrielles et les licenciements qui les ont accompagnées, les anciens réfractaires du travail exigent aujourd’hui un emploi ou sont devenus des laissés-pour-compte du marché du travail. La critique théorique du travail est alors comme restée suspendue en l’air dans l’attente d’un nouveau mouvement révolutionnaire qui redonnerait un souffle au « ne travaillez jamais » élitiste et aristocratique des situationnistes. Mais rien n’est venu à part le train de retard de « l’école critique de la valeur » et son Manifeste contre le travail publié en 1999, soit plus de vingt ans après les derniers soubresauts de la critique en acte du travail par les prolétaires des pays capitalistes dominants. Ou si, plutôt des nouvelles problématiques plus sociologiques que politiques, telles celles du « lien social » et de « l’exclusion » ; et en retour celles de « l’intégration » et de « l’insertion » (RMI).

La seconde raison est qu’en énonçant dès le début de son article que dans la société capitalisée d’aujourd’hui, le rapport historique aliénation/émancipation tend à se dissocier, il met hors-champ (cf. le titre de mon article en réponse) l’aliénation initiale puisqu’elle ne rentre pas dans son cadre d’investigation. D’où tout à coup, par rapport à l’époque où cela n’avait pas semblé poser de problème dans la revue, sa tentative d’en nier la possibilité d’existence, à partir du moment où l’implicite de l’article de JG qui devient de plus en plus explicite au fil de la lecture, est la critique de la notion d’émancipation, une notion qui fait à nouveau florès et non pas la question oubliée de l’aliénation qui ne resurgit souvent qu’indirectement à partir de la critique de la société de consommation.

Or, le texte de Charles Sfar et moi-même était précisément et historiquement situé par rapport aux débats et polémiques qui, partant de la critique en acte du travail développée dans le cycle de lutte précédent, posaient de façon hétérodoxe, par rapport au marxisme, la question d’une critique théorique ne se réduisant pas à celle du travail salarié et en retour posant aussi la question de l’activité en général et de son rapport au travail salarié ou contraint, « le travail aux ordres » comme nous le disions dans le no 4 de la revue.

L’hypothèse que nous avions émise quand nous avons mis en place ce concept en 1990, c’est que cette critique du travail s’était épuisée et que dans le bilan des vingt-cinq années précédentes (ce bilan étant à l’origine de la création de la revue), il nous semblait nécessaire d’approfondir la question de l’activité, en dehors de la facilité qu’une partie des courants ultragauche avait eue de résoudre la question en disant : « sous le travail, l’activité » pour distinguer les deux, mais de façon très arbitraire puisque finalement une fois affirmé cela il était très difficile d’échapper à un « il faut alors libérer l’activité de sa gangue travail », comme il faut « libérer » tout un tas d’autres choses dans le cadre des mouvements d’émancipation des années 1970 ; avant qu’ils ne s’institutionnalisent à partir des années 1980 et le début de la révolution du capital.

Contrairement à ce que sous-entend JG, nous ne placions nullement notre concept dans le cadre de la lutte pour l’émancipation, mais dans celle d’une révolution des rapports à la nature intérieure comme à la nature extérieure qui permettrait de sortir des apories marxistes sur : est-ce que la critique du travail est une critique contre le travail en général ou seulement contre le travail salarié ? Nous tentions par-là de porter la question au-delà des différentes variétés de socialisme et de leurs rhétoriques sur le besoin et la nécessité, en réintroduisant désir et passion dans l’activité comme étant le propre de l’homme et ce qui fait la spécificité de ce que nous avons appelé « l’aventure humaine ». Celle-ci n’est absolument pas réductible à la pauvre notion que nous propose JG pour la supplanter, à savoir celle de « phénomène humain » où il invoque la science pour présenter ce qui n’est nullement un concept, mais au mieux un constat ou une description du processus d’humanisation comme si la notion d’aliénation initiale était une notion chronologique et historique, alors que nous la définissons comme constitutive de l’humain et en cela fondamentale. Il est d’ailleurs paradoxal d’invoquer la science (même reposant sur des archives ou des manifestations concrètes des étapes de l’humanisation) contre un concept théorique, fût-il moins important que l’existence ou la non-existence de Dieu que la science n’a toujours pas confirmée ou infirmée à ce jour, parce qu’elle n’est pas de son domaine de compétence. Le plus étonnant dans cet appel à la science, c’est que justement les découvertes les plus essentielles de cette science ne peuvent se comprendre que parce qu’elles sont le produit de l’aliénation initiale (l’image courante du savant fou ou du démiurge). C’est d’ailleurs toute la différence avec leurs applications qui participent pleinement de l’aliénation du travail, par exemple aux ordres des pouvoirs en place quand ceux-ci se lancent dans la chasse aux « grosses têtes ». 

Il ne s’agit certes pas de produire nos propres concepts en vase clos, comme si la théorie critique constituait un champ d’efficience, car on sait les dégâts qu’une telle croyance produit aujourd’hui dans les sciences humaines universitaires sur les questions de genre, de race et autres ; mais ce n’est pas pour cela qu’il faut se couper les ailes. Nous n’imposons de concepts à personne ; ce sont des marqueurs de notre parcours (la valeur sans le travail, l’individu égogéré et l’individu-démocratique, l’aliénation initiale, l’institution résorbée, la révolution du capital, la société capitalisée) qui ne sont nullement des vérités, mais des hypothèses de travail à valeur heuristique et qui, en tant que telles, ne sont pas réfutables au sens poppérien du terme. Il ne sert donc à rien d’opposer à l’aliénation initiale la parole de tel ou tel paléontologue.

Nous avons donc posé cette aliénation initiale comme une spécificité humaine parce que lorsque le sujet humain croit prendre pour objet de son activité la nature seule, il est aussi transformé par cette activité. En transformant ainsi l’homme et la nature dans un même mouvement, l’activité devient objet privilégié pour elle-même ; elle s’autonomise de son sujet humain, ce qui est propre à son espèce. Cette activité privilégiée pour elle-même se distingue bien sûr de ce que nous avons appelé « l’activité aux ordres » dans l’aliénation au travail ou aliénation seconde, quelles que soient les formes historiques qu’elle a pu prendre, de l’esclavage jusqu’au salariat et l’exploitation du « travailleur libre ». Mais le fait qu’elle soit « première » ne la fait pas disparaître dans le processus d’humanisation ; elle perdure puisqu’elle est constitutive et non pas historique et elle explique en partie bien des « folies » innovatrices d’aujourd’hui. C’est pourquoi dans certains passages, nous utilisons la notion « d’aliénation fondamentale », non pas au sens d’une aliénation plus forte, mais d’une aliénation constitutive de l’humain en ce qu’elle est arrachement à la contingence et produit un déséquilibre permanent qui est en même temps possibilité d’une histoire. En cela et contrairement à l’affirmation de JG, l’autonomisation de l’activité, fruit de sa passion, n’aliène pas l’homme à la nécessité pour lui de produire et de reproduire ses conditions d’existence. En effet, nous ne parlons pas de la même « autonomisation » ; celle que vise JG est autonomisation d’une activité particulière qui nous coupe de toutes nos autres activités (la division du travail, la division entre travail et contemplation, entre travail et loisir ou activité libre), alors que dans l’aliénation initiale, l’activité semble devenir pour elle-même en s’autonomisant de son sujet humain. Ce dernier ne la voit plus comme simple moyen, mais comme une fin. Dit autrement, il ne distingue plus l’activité du produit de l’activité et c’est cette confusion qui rend possibles la passion, le jeu et le détournement de sens.

Dans cet « arrachement permanent à lui-même » pour produire des objets, il reste à distance des objets, ne se confond pas avec eux, mais est assujetti à cette passion de l’activité qui pousse les êtres humains à la recherche de leur vérité. Passion de l’activité à la fois individuelle et sociale puisque toute œuvre individuelle s’enracine dans l’intersubjectivité du monde et que l’individu n’est passionné que dans la mesure où son affectivité le relie à celle des autres dans la richesse des rapports interindividuels. Passion de l’activité sans laquelle ne pourrait jamais s’expliquer ce qui rétrospectivement peut être vue comme errances, génie, délire, voire folie. Le sujet humain ne peut donc être réduit à l’être essentiellement conscient et rationnel dans sa version humaniste ou dans celle de l’homo economicus. Contrairement à l’idée religieuse qui est de le voir comme un être faible, il est au contraire puissant et son activité sociale ne fait que décupler cette puissance quand, dans l’aliénation initiale et donc l’exaspération de cette puissance, il confond puissance sociale et puissance personnelle. Tous les moyens sont alors bons et l’exploitation et la domination sur les autres peuvent se développer sans que ce processus apparaisse au grand jour comme actuellement par exemple dans l’attitude majoritairement entretenue par rapport à la toute-puissance de la technique. Mais on retrouve cette puissance dans les grands mouvements de révolte et d’insubordination et bien sûr dans les révolutions avec tout ce que cela comporte comme risque de toute-puissance (« La Révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants1 »). C’est cette passion de l’activité qui participe de l’événement et le transcendance, mais qui fait aussi qu’une fois les mouvements passés ou vaincus, les émotions et passions retombent et que ne restent que les professionnels de la chose, politiques et consorts et les militants. La passion de l’activité n’est pas l’activisme.

On retrouve aussi cette question dans l’amour dont justement certains féminismes ont voulu « s’émanciper ». Ne pas concevoir l’amour à l’intérieur de l’aliénation initiale comme tension, chemin de crête au risque de se perdre, mais « emprise » (quelle horreur…), a conduit à le concevoir comme pré-bourgeois (dans l’amour courtois) ou bourgeois dans la domination des hommes sur les femmes éternisée dans la référence à un patriarcat qui serait encore présent malgré toute l’évolution juridique et la pratique des rapports femmes/hommes depuis plus d’un demi-siècle. L’émancipation consiste alors à supprimer les rapports sociaux de sexe pour les transformer en identités de genre. L’excès de sens dans l’aliénation initiale est rabaissé à une exaltation de son genre avec tout son cortège de revendications de droits particuliers et l’idée sous-jacente qu’on pourrait avoir tous les droits.

La question ne peut donc être ici celle de l’émancipation par rapport à une potentialité constitutive de l’humain, mais de poser des limites à cette puissance qui peut aller jusqu’à porter l’homme vers un développement hors nature comme on peut le voir avec les tendances transhumanistes, l’idéologie du cyborg, etc., qui suppriment justement les rapports à la nature en se posant comme maîtres de la nature.

L’aliénation initiale n’est donc pas indépassable dans la mesure où l’individu ne s’identifie pas totalement et définitivement à l’activité, mais qu’il s’y perd momentanément2 et donc qu’à tout moment il peut être conscient des limites dans le sens où il n’a pas tous les droits. C’est ce que divers mouvements alternatifs ou écologistes radicaux ont mis en évidence depuis les années 1970, avant que ces formes de conscience et de pratiques critiques ne deviennent un « souci » des pouvoirs en place.

C’est pourtant cette impression de non-dépassement qui a été à la base du déclin de la notion d’aliénation (au sens général) dans les milieux communistes de gauche ou libertaires au profit du terme de contradiction dans des expressions telles celles du « travail comme contradiction » et de la « contradiction du travail » qui sans les recouper vraiment puisque dans un autre champ théorique, pouvaient correspondre terme à terme à aliénation initiale/fondamentale et aliénation du travail. Après une période, celle des années 1960 dans laquelle le marxisme hétérodoxe s’est centré sur la notion humaniste d’aliénation et les œuvres de jeunesse de Marx (Rubel, Lefebvre, Marcuse, Debord) qui ont agi comme prémisses théoriques des mouvements de la fin des années 19603, cette réintroduction du terme de contradiction revenait à remettre un peu de matérialisme et de marxisme « dur » dans le corpus théorique tout en restant dans l’orthodoxie de substitution qu’avaient pu constituer les gauches communistes historiques germano-hollandaise et italienne ; et en se recentrant sur les œuvres de maturité de Marx sans s’abandonner à Althusser. Injecter un peu de sauce dialectique devait permettre de mieux saisir le lien entre activité et travail pour qu’enfin puissent se dégager les voies du « dépassement » vers une humanité réconciliée. Cela conduisit quelques groupes informels à un enfermement théorique où le but, de fait, fut d’affiner les concepts (la pratique théoricienne). Mais pour la partie émergée de l’iceberg, il s’agissait de « libérer » l’activité, « l’émanciper » comme si cette activité se cachait ou était masquée par le travail, alors qu’elle y est insérée dans un rapport là aussi dialectique. En effet, le travail est une forme spécifiée de l’activité de la même façon, à l’inverse, que l’activité peut prendre la forme d’un travail quand elle devient salariée4. L’ambiguïté de notre concept se révélait dans le fait que nos commentateurs, critiques ou autres lisaient « initiale » comme première chronologiquement et « constitutive de l’humain » comme naturelle ou de l’ordre d’une essence de l’homme, alors que nous la définissions comme sociale parce que sa dimension instinctive initiale s’inscrit dans l’intersubjectivité du monde. Avec comme conséquence immédiate le fait qu’ils n’y ont pas vu une dimension historique. Or, il y a bien eu des articulations historiques de l’activité et du travail comme nous le signalions dans le numéro suivant de la revue (no 5). Aux origines des sociétés historiques — nous ne sommes pas remontés jusqu’aux « communautés primitives » puisque ce n’était pas l’objet même si elles sont concernées, c’est pourtant pour cela que JG essaie de nous opposer les peuples de chasseurs-cueilleurs, comme invalidation de notre hypothèse —, il s’opère une séparation entre les deux (c’est cela l’objet de notre hypothèse) et seule l’activité en général est « digne » des hommes libres, l’activité aux ordres étant réservée aux esclaves (le travail servile). Cela perdure sous des formes mixtes pendant la féodalité jusqu’à la progression puis l’avènement d’une société bourgeoise où la séparation semble disparaître dans le fait que le travail devient la valeur centrale pour tous, mais existe en réalité dans l’opposition entre celui qui fait travailler les autres et celui qui travaille pour d’autres. Dans la société du capital, le travail comme valeur reste central, mais la valeur s’autonomise du travail vivant et est dominée par un rapport social capitaliste qui renverse sans cesse le rapport entre les deux termes. Toute activité semble alors être transformée en travail parce qu’il y a capitalisation de toutes les activités humaines, mais le travail reste une opportunité pour l’activité dans la mesure où s’y exprime une puissance sociale. Celle-ci reste toutefois incontrôlée, appropriée et utilisée dans les jeux du pouvoir, de la puissance et du profit. 

Aujourd’hui, l’aliénation initiale n’est perçue qu’à travers l’aliénation du travail provoquant une confusion des aliénations qui elle-même entretient tous les discours de confusion sur « le travail comme valeur » et donc la base conservatrice nécessaire au maintien du salariat (« la valeur-travail »5) et des régimes démocratiques. Il y a par exemple une confusion qui s’établit entre cette passion de l’activité et le fait que le travail serait un invariant de l’être humain. Quand les individus disent : « Il faudra bien toujours travailler », ils perçoivent bien la permanence du caractère social de l’activité, un caractère auquel ils sont souvent attachés, mais ils l’identifient au travail aliéné parce que ce désir s’exprime dans la forme non choisie et même subie d’une contrainte.

Cette confusion se manifeste aux deux bouts de la chaîne, du côté des gens de pouvoir au sens large où l’activité professionnelle se confond avec le pouvoir lui-même ; et du côté des travailleurs, manuels notamment, qui passaient traditionnellement leurs congés à bricoler pour se réapproprier le côté passionnel de leur activité quotidienne contrainte. Mais pour beaucoup et de plus en plus, l’aliénation initiale est recouverte par la déstructuration des métiers et la dé-professionnalisation, la perte de sens du travail, la souffrance au travail, etc. Toutes les professions de service public sont ainsi dépossédées progressivement de ce qu’on appelait leur « mission » qui justement rendait ces professions « particulières » et leurs luttes en conséquence6 parce qu’elles étaient celles où l’aliénation initiale était la moins recouverte par l’aliénation sociale du travail. Le phénomène actuel des démissions post-Covid en est une des manifestations. L’aliénation du travail et au travail apparaît alors dans sa nudité, sans que pour le moment cela débouche sur un mouvement de refus du travail. L’histoire ne se répète pas.

Jacques Wajnsztejn, 26-28 février 2022

Notes

1 – Citation du député girondin Vergniaud, popularisée quelques décennies plus tard par le dramaturge Georg Büchner dans La mort de Danton.

2 – La conquête de l’espace peut ainsi être vue comme un exemple de formidable délire sur la passion de l’activité et le jeu de la puissance bien plus que la conséquence d’une course au profit. La frénésie d’activités contemporaine en représente une forme à la portée de tous.

3 – Cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Mai 1968 et le mai rampant italien, seconde édition revue et augmentée, Paris, L’Harmattan, 2018, [disponible intégralement sur le site de la revue} et plus particulièrement p. 21-50.

4 – Cf. la question souvent posée : « L’écriture est-elle activité ou travail ? », question byzantine s’il en est.

5 – Cf. Interventions, no 19, « Sur la valeur-travail et le travail comme valeur », novembre 2021.

6 – Ainsi les infirmières font grève en assurant leur service ainsi que les enseignants jusqu’à la veille des épreuves du baccalauréat.