Temps critiques #22

Races et révolution du capital : l’exemple américain

, par Larry Cohen, Jacques Wajnsztejn

La spécificité américaine de l’esclavage ou le racisme originel du capital

Contrairement aux immigrés, l’immense majorité des Afro-Américains sont arrivés involontairement en Amérique, en tant qu’esclaves. Le racisme à leur égard, quoique présent dans la société anglaise dont les colonies américaines sont issues, semble surtout s’être développé après-coup, pour justifier leur exploitation brutale et leur asservissement dans un pays qui a inscrit le mot « liberté » au fronton de sa constitution. Mais là encore, il faut se rappeler le fondement matériel de cette institution. Compte tenu de la faiblesse démographique de l’Amérique, tant à l’époque coloniale qu’aux débuts de la république, et des possibilités multiples dont disposaient les habitants pour gagner leur vie, les planteurs soucieux de mettre en place une agriculture tournée vers l’exportation et les cultures de rapport (tabac, puis riz, coton et canne à sucre) se virent obligés d’importer une main d’œuvre non libre. Ils ont recours, dans un premier temps, à des « serviteurs engagés » britanniques, dont ils paient le voyage en échange de plusieurs années de travail. Ce sont les difficultés croissantes à recruter de nouveaux serviteurs et la baisse du prix des esclaves africains qui les inciteront par la suite à préférer ces derniers.

La question de l’esclavage conduira finalement à la guerre de Sécession, qui opposera les capitalistes industriels du Nord aux capitalistes agricoles du Sud, lesquels ne présentent que des ressemblances superficielles avec l’aristocratie européenne. En effet, s’il y a chez eux des modes de vie parfois somptuaires (rares malgré la déco dans le film « Autant en emporte le vent »), cela reste des bourgeois car leur valeur suprême est le profit (production et commerce) et non pas la lignée familiale et le patrimoine. Le travail (des esclaves certes, mais le travail avant tout) est leur but. De plus, lorsqu’ils se targuaient d’une ascendance noble, elle était lointaine en Angleterre et n’avait plus de réalité ni sociale ni symbolique.

Cette guerre de Sécession n’est pas avant tout un conflit moral, d’autant que même la plupart des adversaires de l’esclavage n’envisagent pas de vivre sur un pied d’égalité avec les Noirs. Il s’agit de savoir si les nouveaux territoires de l’Ouest seront voués au travail salarié et à l’expansion de l’industrie américaine, qui a besoin de mesures protectionnistes, ou à l’agriculture esclavagiste, dont le coton alimente surtout les filatures anglaises. Comme l’a écrit Peter Camejo : « Le conflit (…) allait avoir des conséquences qui dépassaient le cadre purement national. Il y avait aussi, en filigrane, la lutte entre l’industrie américaine et l’industrie britannique. La question économique de base ainsi posée était de savoir si l’agriculture américaine serait l’auxiliaire du développement industriel de l’Angleterre ou des États-Unis. Qui allait dominer l’impérialisme mondial au XXe siècle ? Cette question devait trouver sa réponse dans la guerre de Sécession (1861-1865)1 »

La guerre de Sécession, qui entraîne l’émancipation des esclaves, et la brève période de Reconstruction qui la suivit constituent en fait le temps fort de la révolution bourgeoise aux États-Unis. Mais le renversement des régimes démocratiques mis en place dans les anciens États esclavagistes et l’instauration progressive d’un système de ségrégation et de terreur raciales en marquent les limites. Une fois le pouvoir des planteurs brisé, le Nord s’est vite désintéressé du sort des anciens esclaves demeurés au Sud, laissant ainsi les mains libres aux forces locales et politiques réactionnaires. Ainsi, dès la seconde moitié des années 1870, il y a bien eu lâchage. Dans un État du Sud après l’autre, les gouvernements élus ont été renversés par la force, massacres à l’appui, et sans que l’armée fédérale, pourtant encore présente à échelle plus modeste, ne bouge le petit doigt pour s’y opposer (sauf brièvement en Caroline du Sud, devant l’indigna­tion de l’opinion nordiste à la suite du massacre de la milice officielle, composée de Noirs). D’ailleurs, dans le Mississippi, les troupes fédérales ont même prêté main-forte aux groupes armés. Résultat : au bout de quelques années, les Noirs de la région ont largement cessé d’exercer leur droit de vote et très peu ont encore osé se présenter aux élections, de peur de se faire descendre par des forces de guérilla nombreuses et bien équipée. S’il s’agissait de transformer les anciens esclaves en citoyens, c’était un échec total. En effet, les Noirs y sont vite réduits au statut de métayers ou d’ouvriers agricoles dont la position de faiblesse économique est aggravée par la brutalité du régime. Alors que dans le même temps, le pouvoir central a transformé progressivement, mais très difficilement, en citoyens salariés ou fermiers propriétaires les anciens esclaves « montés » au Nord afin d’établir et contrôler la mise en place du nouveau régime économique et civique républicain centré autour de la Constitution. En effet, la défaite des gouvernements de Reconstruction, conjuguée à de mauvaises récoltes en 1878, a poussé beaucoup de Noirs du Sud à vouloir tenter leur chance dans le Nord. Or, les capitalistes agricoles ont réussi à les en empêcher : blocus du fleuve (Mississippi), menaces de faire couler tout bateau transportant des Noirs vers le Nord et surtout intervention des adjoints des shérifs pour enlever les candidats au départ et les ramener par la force chez leurs employeurs. La presse du Nord a adopté une attitude très compréhensive à l’égard des patrons sudistes. Ce système a perduré jusqu’à la Première Guerre mondiale. Puis, une foule de lois ont été votées dans le Sud permettant de criminaliser le moindre manquement au « contrat de travail ». Dans certains cas, cela a permis de condamner des métayers noirs à des peines de prison assez lourdes. Enfin, le système qu’on aperçoit souvent dans le cinéma américain, où les prisons mettent les détenus à la disposition de tel ou tel employeur, a pris une grande ampleur. Ni la présidence, ni le Congrès, ni surtout la Cour suprême n’ont vraiment trouvé à redire à ces pratiques. C’est que le statut de salarié libre était incompatible avec les exigences de l’agriculture du Sud, qui souffrait d’une pénurie relative de main-d’œuvre. D’où l’attitude compréhensive de l’opinion bourgeoise du Nord. Et il est à noter que les lynchages en série (au moins un tous les deux jours au cours des années 1890) n’ont jamais débouché sur la moindre loi anti-lynchage, même pas à l’époque du New Deal… dans un contexte où jusqu’à la Première Guerre mondiale et surtout les années 1940, l’immense majorité des Noirs vivaient encore dans le Sud.

Pour résumer, c’est un échec de ce que les Américains ont appelé la « Reconstruction », un échec par rapport à l’égalité politique qui malgré le Mouvement des droits civiques ultérieur (la « seconde Reconstruction ») se ressent encore aujourd’hui.

On le voit : le racisme n’est pas un simple épiphénomène de l’histoire américaine. À des degrés divers, il a contaminé toutes les couches de la population, y compris les ouvriers du Nord et les salariés de l’Ouest en développement qui travaillent dans l’agriculture, le bâtiment, les services publics. Loin de considérer les Noirs comme des frères d’infortune, bon nombre d’immigrés au XIXe siècle s’évertuent à s’en démarquer, vraisemblablement pour hâter et renforcer leur propre enracinement dans une communauté nationale qui, malgré ses discours, montre dans la pratique son peu d’attachement à l’égalitarisme2. Que les patrons se servent fréquemment des Noirs à l’époque comme briseurs de grève ne fera évidemment rien pour arranger l’affaire. On pourrait même parler, sans trop forcer le trait, d’une démocratie raciale où la liberté des uns suppose la non-liberté des autres. L’échec de l’intégration des Noirs est d’autant plus troublant que l’Amérique a montré une capacité remarquable à assimiler, fut-ce au bout de plusieurs générations, des millions d’immigrés des origines les plus diverses. Comment l’expliquer ?

Sans prétendre faire disparaître ce paradoxe, on peut néanmoins hasarder une hypothèse. La fluidité des structures de classe aux États-Unis ne correspond que partiellement aux exigences du système. Car à l’instar de toute société fondée sur le mode de production capitaliste à cette époque, l’Amérique avait besoin d’une certaine rigidité sociale. Certes, elle l’a obtenue en partie grâce à la stratification ethnique de la population blanche, mais le renouvellement continu de celle-ci empêche de figer un groupe particulier dans le rôle de paria. Il n’en va pas de même des descendants des esclaves, dont la non-liberté est interprétée comme le reflet d’un attribut intrinsèque et permanent. La fixation absurde sur une simple différence physique — la couleur de la peau — complète le tableau.

Pour résumer, le capitalisme américain, tout en clamant sa foi individualiste et en contestant l’existence ou la légitimité des classes, rétablit un certain équilibre en créant d’autres divisions, d’autres blocages, d’autres formes d’identification collective. On retrouvera d’ailleurs cette conscience des différences prétendument irréductibles dans le multiculturalisme contemporain. Soulignons, pour l’instant, que les États-Unis sont loin d’avoir vaincu l’héritage de l’esclavage et que l’incapacité à le dépasser a souvent pesé sur le mouvement ouvrier.

Dynamique du capital et antiracisme

De la même façon que nous avons dit que la société capitalisée n’a plus de position de principe sur les femmes3, seules ses formes bourgeoises en ont eu, il n’a plus de position sur les races. Il y a bien des effets de colonisation, mais la France a longtemps été terre d’immigration « assimilationniste ». Le retour à la lumière de la notion de race (et le discours décolonial qui l’accompagne) comme d’ailleurs la mise en avant de la notion de « genre est d’importation essentiellement anglo-saxonne, même si certains intellectuels et universitaires français ont joué un rôle dans cette promotion. Mais si on en revient aux États-Unis d’aujourd’hui, la discrimination raciale vis-à-vis des Noirs n’est pas, à notre avis, un élément central de l’exercice de la domination du capital aujourd’hui et encore moins l’une des fondations actuelles des rapports sociaux et de l’État de ce pays. Elle l’a pourtant été jusqu’aux années 1960 avant d’être critiquée pratiquement par le mouvement des droits civiques qui est parvenu à éliminer les lois sur la ségrégation raciale bien enracinées dans le régime esclavagiste du siècle précédent, même si on en trouve encore de nombreuses traces dans le Sud du pays et aussi dans de grandes agglomérations où de fait perdure ce racisme. Aujourd’hui le capital aux États-Unis se veut « antiraciste » car, tout simplement, l’exercice systématique de la discrimination raciale visant les Noirs constitue une entrave à sa dynamique. Les prolétaires noirs sont indispensables à la production et sont une composante à ne pas négliger dans la consommation. Par rapport aux périodes précédentes et par exemple après l’esclavage, où ils l’étaient tout autant, il faudrait néanmoins expliquer pourquoi, pendant des décennies, toute une partie des emplois était interdite aux Noirs par les patrons, les ouvriers et les syndicats4. Ce n’est néanmoins pas notre propos ici.

Un contexte américain plus contrasté qui relativise l’indifférence du capital à la question des races

La position de principe affirmée plus haut est un peu mécanique dans ses formulations. Tout d’abord dans sa délimitation en deux phases historiques qui opposerait un Capital avant 1965, dans une phase historique où les rapports sociaux étaient régis par des lois et règlements écrits, mais aussi tout un contexte subjectif légitimant le racisme ; et un Capital aujourd’hui qui n’en aurait plus besoin. Ensuite, elle peut laisser penser que l’origine du maintien du racisme dans le capitalisme serait uniquement ou principalement liée aux nécessités de l’exploitation (économique). Or on ne peut négliger le fait qu’elle est aussi sociale et culturelle et qu’elle a donc une fonction plus large que simplement justifier l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché et la stratification en classes.

Il faudrait aussi distinguer ce qui relève de la situation légale de ce qui perdure par-delà celle-ci (le même problème existe pour continuer ou non à parler en termes de régime patriarcal). Si on parle de la ségrégation légale, c’est une chose ; depuis 1965 il n’y a plus de ségrégation légale. En revanche, si on parle des rapports personnels et « privés » (par exemple l’existence et l’évolution des mariages mixtes, alors là on est bien encore dans une société qui refuse, critique ou dénigre le métissage des deux côtés de la « ligne de couleur ») — pour des raisons différentes, voire opposées. Cette occurrence est aussi variable suivant les régions. Dans celles avec une très forte concentration d’Euro-Américains, de surcroît pauvres ou prolétaires, le racisme militant et violent est encore très présent. Les dizaines de milliers d’hommes organisés en milices paramilitaires ; les centaines d’associations en tout genre qui défendent le nationalisme blanc et le séparatisme blanc ; les réseaux sociaux officiels comme clandestins. Tout cela représente un nombre non négligeable d’individus qui s’opposent à la politique spécifiquement anti-discrimination dominante aux USA. Il est d’ailleurs difficile de comprendre la popularité de Trump (même si Trump a aussi des électeurs latinos, afro-américains et asiatiques) et le choix des groupes d’extrême droite de le soutenir y compris dans la rue (cf. la tentative d’occupation du Capitole) sans tenir compte de la prégnance du racisme biologique dans les têtes.

Contrairement à une opinion souvent partagée par ceux qui conçoivent le capital comme une monstrueuse machinerie absorbant toute l’histoire humaine, il nous faut reconnaître une différence ou plutôt un écart entre la tendance du capital à se constituer en une société capitalisée et les nombreux éléments ou phénomènes qui y font obstacle ou obstruction. C’est que le capital n’arrive jamais à tout englober, qu’il y a une vie sociale ou tout simplement humaine qui ne suit pas entièrement la logique du capital dont les rapports sociaux sont comme abstraïsés ; qui lui résiste même parfois. Cela peut prendre des formes prometteuses ou au contraire désastreuses, comme avec le nationalisme blanc, mais c’est une erreur d’essayer de tout ramener à telle ou telle fonction interne. Pour le dire encore plus platement, les racismes ou même le sexisme, en dépit de leur utilité à l’ordre social d’autrefois, sont aujourd’hui plus des survivances coutumières ou/et à effets « ressentimenteux » de la part des individus en question que des objectifs ou des nécessités du capital. Rêve d’une communauté soudée et donc homogène ? Défense d’une identité masculine mise à mal par la difficulté à trouver et surtout garder un emploi, à s’affirmer comme principal soutien de famille, etc. ? En tout cas, on voit mal quelle force capitaliste (à part les entreprises gérant les prisons ou les trafiquants de drogues) pourrait se réjouir de l’état lamentable des quartiers noirs les plus déstructurés socialement. Ainsi, si l’on parle des Afro-Américains eux-mêmes, de ce qu’ils disent et écrivent, y compris les plus conservateurs d’entre eux, même s’ils ne sont plus victimes de lois racistes, l’esclavage, puis les lois ségrégationnistes les marquent encore dans leur comportement quotidien : peur de la police ; sentiment d’être inférieurs ; besoin de toujours prouver qu’ils sont les meilleurs candidats à un poste ou les meilleurs employés ou cadres ; méfiance vis-à-vis du regard des Euro-Américains, y compris quand ceux-ci dégoulinent de bons sentiments ; difficultés de compréhension vis-à-vis des comportements des femmes ou des hommes euro-américains ; stratégies matrimoniales très mal vues : lorsqu’un homme traverse la « ligne de couleur », cette décision est souvent considérée comme une trahison par les femmes afro-américaines ; inversement quand une femme afro-américaine connue (actrice, chanteuse, présentatrice, etc.) se marie avec un Euro-Américain, elle est dénoncée par les nationalistes culturels comme carriériste, voire pire. Le « métissage » tant vanté dans les discours de SOS-Racisme et de la gauche multiculturaliste française n’est pas une valeur dominante aux États-Unis, même si les choses progressent lentement.

Les intellectuels conservateurs afro-américains critiquent beaucoup leurs rivaux politiques afro-américains pour leur « wokisme » supposé, mais aussi les Euro-Américains de gauche ou « libéraux » pour leurs sentiments de bonne conscience et d’autosatisfaction antiracistes, leur paternalisme, etc.

Ils dénoncent les entrepreneurs identitaires afro-américains (nationalistes culturels, musulmans ou de gauche) comme des individus clientélistes, démagogiques, voire comme des gens qui veulent que les habitants du ghetto restent dans leur situation défavorisée pour qu’ils puissent ainsi les représenter et les empêchent de se confronter par exemple aux critères du système éducatif et universitaire. Ainsi, aux États-Unis, on discute sérieusement, y compris dans le primaire et le secondaire, pour savoir si les mathématiques, le raisonnement logique ou l’expression écrite ne seraient pas discriminatoires, et s’il ne faudrait pas avoir d’autres critères d’évaluation pour les enfants afro-américains — sans même parler de ceux qui voudraient valoriser l’ebonics (vocabulaire et grammaire spécifiques aux Afro-Américains des classes populaires) !

Dans un tel contexte, parler de disparition du racisme en général aux États-Unis n’a pas grand sens, tant les traces du racisme sont visibles et tant elles sont l’objet de discussions et d’affrontements permanents. Dans les universités les Afro-Américains fréquentent surtout les Afro-Américains, les Euro-Américains les Euro-Américains, etc. C’est valable au niveau des bibliothèques, des cantines, des sports, des relations amoureuses, etc. Bref, des formes de ségrégation douce, et d’auto-ségrégation revendiquée pour des raisons culturelles et communautaires, existent toujours et sont dominantes. S’il règne tant de méfiance, c’est que le racisme existe toujours, divise et oppose les individus, surtout dans un pays imprégné des idées multiculturelles et communautaires5.

On peut dire que bien peu d’Afro-Américains nient l’existence du racisme aux États-Unis. Certains le réduisent à un phénomène qui doit être résolu individuellement (faire face, ignorer, continuer son ascension sociale ; créer sa petite entreprise, etc.). Mais la plupart, qu’ils soient démocrates du centre, ou démocrates plus à gauche (comme Adolph Reed Jr6 ou Barbara et Karan Fields7), reconnaissent que le racisme existe, mais cela ne les empêche pas de s’opposer à l’identitarisme :

– ils pensent que l’État fédéral et les États locaux doivent investir massivement dans l’éducation pour aider toutes les communautés défavorisées (quelle que soit leur origine), mais évidemment si les plus défavorisées et les plus importantes numériquement sont les communautés afro-américaines, il faut aider les quartiers afro-américains ou autres ;

– ils pensent qu’il est erroné de construire un récit national fondé principalement sur l’esclavage et qu’il faut mettre en valeur ce qui a fait la force du mouvement des droits civiques : l’union entre Euro-Américains et Afro-Américains, entre Églises, syndicats et parti démocrate, l’idéal d’un futur a-racial, aveugle aux couleurs (colorblind),

– ils pensent que le discours identitaire (ou dit woke dans la plupart des polémiques) est surtout un discours des classes moyennes euro-américaines des universités d’élite, des grandes entreprises multinationales, ou de quelques Afro-Américains privilégiés comme Ibram X. Kendi8, qui fait payer ses conférences contre le racisme 20 000 dollars. En outre, Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, a offert 10 millions de dollars au Centre sur l’antiracisme de l’université de Boston dont Ibram X. Kendi est le directeur.

– ils pensent qu’il faut développer l’État providence pour tous, et notamment pour les plus pauvres, donc que les revendications identitaires divisent les minorités entre elles, et surtout laissent les plus pauvres en dehors du jeu politique. Développer les moyens de l’État providence est pour eux le meilleur moyen de faire diminuer le racisme et non pas un discours assimilant naissance des États-Unis et esclavage et expliquant que la situation est pire en 2023 qu’en 1965 pour les Afro-Américains, surtout quand ces universitaires afro-américains enseignent à Yale ou à Harvard !

Même les intellectuels afro-américains républicains (Glenn Loury, Thomas Sowell, pour ne citer que les plus médiatiques) ne nient pas l’existence de problèmes raciaux : simplement ils en rendent principalement responsables les Afro-Américains eux-mêmes (refus d’étudier à l’école et de gagner durement son pain à la sueur de son front ; refus des hommes d’assumer leurs responsabilités paternelles, etc.) et le Parti démocrate (qui aurait, par le biais de la discrimination positive et des lois protégeant les femmes, encouragé une mentalité d’« assistés » et de « victimes » chez les Afro-Américains ainsi que la destruction de la famille afro-américaine porteuse de valeurs conservatrices, en distribuant des aides sociales aux mères célibataires). Il est important de connaître ces discours conservateurs pour comprendre que la « question de la race » travaille tout l’échiquier politique.

Il ne faut pas oublier, même si c’est difficile de le concevoir au prisme français, que les États-Unis reposent sur des communautés ; pas tellement des réseaux immatériels comme en France ou en Europe où des réseaux entre pairs subsistent avec de nouveaux branchements, mais des liens locaux très forts entre gens de la même couleur de peau, pratiquant la même religion et habitant le même quartier. Le quartier, c’est la communauté, et son étendue géographique dépasse de beaucoup les quartiers parisiens ou lyonnais. Ce qui pourrait s’en rapprocher, ce sont les banlieues françaises les plus enclavées, mais avec la différence que ce sont les églises protestantes (en tout cas chez les Afro-Américains) qui structurent les communautés-quartiers afro-américains et qui, pour caricaturer, assument le rôle d’assistantes sociales, de caisse d’allocations familiales, d’organisateurs de loisirs, et de soutiens aux initiatives militantes larges (en France cela irait du Comité Adama au soutien à des candidats issus des minorités aux élections locales).

Au présent : L’étrange provenance du retour d’une théorie des races

Les États-Unis assument le retour de la race comme objet théorique avec l’enseignement universitaire de la critical race theory. Le paradoxe, c’est qu’au moment où le pays fait voter des lois qui mettent fin officiellement à la ségrégation, se développe la théorie de la blanchité comme preuve de la duplicité du discours du pouvoir. Obama n’en était pas dupe, qui déclarait devant les étudiants de l’université Martin Luther King : « Stop complaining, stop grumbling, stop crying » (Arrêtez de vous plaindre, arrêtez de rouspéter, arrêtez de pleurnicher). Mais si Obama n’a pas joué la carte de la race, il n’en a pas été de même d’Hilary Clinton qui a cru bien faire en présentant sa candidature de déclarer : « Je mets la moitié des électeurs de Trump dans ce que j’appelle le panier des déplorables, les racistes, les homophobes, les sexistes, les islamophobes ». C’était prendre les mêmes méthodes que celles de l’adversaire ; et c’était surtout des injures et des calomnies à l’égard des intéressés. Mais de cette haine, la candidate Clinton a été blanchie !

 

Nous avons pourtant tout à perdre non seulement de l’emploi d’une catégorie qui a une histoire lourdement chargée et significative et a fortiori de son extension à de nouvelles catégories, y compris dominantes avec la mise en avant de la notion de blanchité ou de blanchitude caractérisant les « blancs ». À ce compte-là, n’importe qui peut être racisé et stigmatisé, y compris parmi la majorité, même si, bien évidemment, les stigmatisations ne sont pas de même niveau et qu’il n’existe pas de racisme anti-blanc essentialisé ou structuré historiquement9.

Pour le racialiste Éric Fassin, la blanchité est définie comme une position sociale qui n’essentialise pas le « blanc ». Mais il a quand même du mal à trouver des arguments convaincants quand il précise : « Le concept de privilège blanc ne désigne pas un privilège en soi, mais par rapport aux autres ». Le terme « privilège » est alors utilisé de manière métaphorique : «  Il ne s’agit pas de lois, ce n’est pas comme les privilèges de l’Ancien Régime, mais c’est comme lorsqu’on parle des privilégiés en termes économiques, par exemple. Et les privilégiés, ce sont ceux qui ont des avantages. » On retrouve avec ce politicien le côté performatif des thèses postmodernes : « Pour combattre la racialisation, il est nécessaire de nommer les choses. Le simple fait de les énoncer, c’est déjà un acte politique  » (in Radio-France, le 14 juin 2020).

Pourtant, si on considère l’origine américaine de la notion, on s’aperçoit que chez Du Bois, Allen, Ignatiev et Haywood, le terme s’appliquait aux travailleurs blancs pour leur faire comprendre que c’était dans leur intérêt de faire grève commune ; or, le terme a pris maintenant un contenu psychologique, par exemple sous la plume de Peggy McIntosh. John Clegg marquait les limites de cette vision racialiste et intersectionnelle en indiquant qu’aux États-Unis, il y avait une majorité de « matonnes » noires et plus de femmes « blanches » emprisonnées que de « noires » et qu’en conséquence, il fallait arrêter de parler de la « femme noire » pour en revenir à un discours de lutte parce qu’il n’y a pas de catégorie qui puisse totaliser la révolte qui s’est produite. Une telle « composition » ne peut être saisie que dans son mouvement. Ce que dit dans d’autres mots Idriss Robinson in Lundi matin, le 21 septembre 2020 : « La politique de l’identité, l’intersectionnalité et le discours du privilège constituent la dimension la plus sophistiquée du dispositif policier contre l’insurrection américaine. »

Quant à Tania de Montaigne, elle opposait dans l’émission C Politique que ces avantages — le fait de ne pas être discriminé à l’embauche, lors d’une recherche d’appartement ou encore lors de contrôles policiers — ne sont pas des privilèges mais des droits humains. Ce ne sont donc pas des privilèges au sens donné à ce terme par la Révolution française à l’égard de la noblesse et du clergé.

Par extension, la race — qui n’existe pas physiologiquement ni dans les théories biologiques qui font autorité, ni dans les théories constructionnistes qui ont « déconstruit » la race — ne disparaîtrait pas en tant que perception et interprétation. Elle prendrait de ce fait une existence sociale parce qu’il y aurait des racisés. Cela demande quand même une certaine gymnastique des mots. Race sera ainsi mis entre guillemets quand il s’agit d’accorder un sens péjoratif à l’emploi du mot comme pour le discours colonial ; et sans guillemets dans le langage décolonial puisque, paradoxalement, il y est positivé.

On voit facilement comme cela fonctionne non seulement chez les néo-sociologues et journalistes prompts à adopter des catégories performatives sans valeur scientifique, mais aussi dans les organismes institutionnels : on désigne d’abord les racisés et ensuite on cherche à savoir en quoi ils sont effectivement racisés. Ainsi, à Berkeley, où le Free Speech Movement a commencé en 1964 et qui fut le berceau de la révolte contestataire étudiante, le campus est organisé de façon racialiste, l’unité 1 réservée aux Afro-Américains, l’unité 2 à ceux de l’Asie-Pacifique, l’unité 3 aux Hispaniques ; ce qu’en d’autres temps, on aurait appelé une ségrégation institutionnelle ou un racisme d’État à la sud-africaine. Dans le même ordre d’idées, Lori Lighfoot, la maire noire et lesbienne (on a droit à tout le CV) de Chicago, a annoncé, lors du deuxième anniversaire de sa prise de fonction, qu’elle ne donnerait des interviews qu’à des journalistes black or brown.

De la théorie de la race au racialisme

Contrairement aux révoltes émeutières des années 1960 dont Watts en 1965 a été l’archétype, les révoltes récentes se font plus contre les bavures policières visant les populations noires au nom d’un « racisme systémique », une expression importée abusivement aussi en France et non contre le « système » lui-même10. Cela explique peut-être la différence de forme. Watts relevait de l’émeute, les scènes émeutières de 1991 pour Rodney King était une protestation virulente contre l’acquittement des policiers, la révolte de Ferguson en 2014 restait irrécupérable tout en exprimant déjà la recherche d’une alternative politique ; Black Lives Matter (BLM) à partir de mai 2020 semble clore le cycle en devenant un mouvement revendicatif avec une large participation de personnes ou d’associations qui ne sont pas afro-américaines.

Le mot d’ordre Defund the police (réduire le budget de la police ou même la supprimer) est un mot d’ordre a priori nouveau et étonnant et ne semble pas exportable, car il est lié à l’organisation particulière de la politique américaine de maintien de l’ordre, puisqu’il n’y existe pas de police nationale. La police peut donc y être particulièrement raciste dans certaines villes (comme l’a été ou l’est encore le LAPD à Los Angeles) où en partie communautarisée comme à Baltimore et les Gouverneurs y ont une marge de manœuvre bien plus importante qu’un préfet en France.

Bien sûr, on ne peut que se réjouir du fait que des policiers violents et/ou racistes soient chassés de ce corps de répression. Mais des exemples récents (Seattle, Minneapolis et Portland) ont montré que la diminution de la présence policière dans des quartiers « sensibles » (diminution liée à une sorte de grève du zèle organisée par les syndicats policiers) s’est soldée par l’accroissement des agressions envers les habitants. On se trouve là face à une des limites du discours sur la police de la part des partisans de la « justice sociale ». En effet, les syndicats policiers, même si tous leurs membres recevaient des formations « antiracistes » et si leur profession incluait davantage de représentants des minorités à l’image de la population qu’ils sont censés contrôler, ces syndicats ne s’attaqueraient pas aux causes fondamentales des inégalités sociales, des vols, des meurtres et des trafics en tout genre, à commencer par celui de la drogue ou de la prostitution. Demander l’éloignement de la police des quartiers pauvres, exiger le licenciement des policiers les plus violents, etc., n’est par ailleurs pas une solution pour les prolétaires qui vivent dans des zones d’habitats dégradés.

Particulièrement visés, les commerçants font par ailleurs appel à des gardes privés, renforçant ainsi la militarisation de ces territoires.

Sur le contexte américain, il faut toutefois tenir compte de :

– l’existence de quartiers-ghettos ethniques dont il est difficile de sortir (mais force est de reconnaître que certains en sortent) et qui cristallisent la conscience identitaire ; quartiers où en dehors des gangs seuls les religieux sont vraiment actifs (musulmans et chrétiens) et créent du lien social, jouent le rôle de travailleurs sociaux, etc.

– l’existence d’une couche de représentants ethnocommunautaires très dynamique dans la gestion de ces quartiers-ghettos, dans les municipalités ; eux aussi ont intérêt à maintenir l’existence d’une communauté ethno-religieuse car ce sont leurs électeurs et qu’ils ont une politique clientéliste.

– l’accent mis par les multinationales sur l’augmentation de la productivité atteinte grâce à l’intégration des minorités ethniques, ainsi que sur le renouvellement des élites qui renforce le pouvoir dominant par capillarité ; un point que nous avons déjà développé dans notre article sur les luttes entre fractions capitalistes dans le no 20 de Temps critiques11. Ainsi, selon un rapport de 2015 du McKinsey Global Institute, la résolution de l’inégalité entre les sexes dans toutes ses dimensions ajouterait 28 000 milliards de dollars au PIB mondial d’ici 2025. Au Brésil, ce changement pourrait engendrer un PIB 30 % plus élevé en 2025, soit jusqu’à 850 milliards de dollars de plus en circulation. Il en est de même du point de vue de la connaissance et satisfaction du marché : pour iFood, une plateforme de commande et de livraison de nourriture en ligne dans toute l’Amérique du Sud : « Le consommateur moderne est de plus en plus exigeant quant aux entreprises auxquelles il accorde sa confiance. Lorsque les organisations sont ouvertes aux objectifs sociaux et à la diversité, et mettent fin à la discrimination à l’encontre des groupes minoritaires sur le marché du travail, cela conduit à davantage d’innovation dans l’organisation. En conséquence, on assiste à un développement continu de services et de produits exceptionnels » ou encore : « L’inclusion signifie écouter, respecter et accroître l’autonomie et les responsabilités sans distinction. Chez iFood, nous nous efforçons d’accroître l’inclusion sociale et de nourrir l’avenir du Brésil, en contribuant à corriger les dettes historiques, en offrant des possibilités de formation à ceux qui en ont le plus besoin, afin de rendre le monde plus juste et plus prospère pour tous et toutes12. » (Poblese, op. cit.). Le capital se montre ici antiraciste et « inclusif », le nouveau mot à la mode repris par tous les journalistes et les maîtres de conférence de l’université, qui font leurs premières armes dans les niches des « études » postmodernes.

En effet, aujourd’hui, pour les secteurs avancés du capital, ceux à composition technique plus élevée et bien présents sur le marché mondial, la discrimination raciale n’est plus utile. Elle est même jugée contre-productive. Le soutien des géants de la high-tech et avant tout des GAFAM à BLM13 est une réalité qui ne doit pas être oubliée.

Le P-DG d’Apple, Tim Cook, a donné le coup d’envoi de la conférence mondiale des développeurs en évoquant deux événements majeurs qui ont touché le monde récemment : le mouvement Black Lives Matter (BLM) et la pandémie mondiale de coronavirus. M. Cook a déclaré qu’il était temps pour les États-Unis de « viser plus haut pour construire un avenir à la hauteur de nos idéaux d’égalité » — et de passer à l’action. Il a souligné l’initiative d’Apple en matière d’équité et de justice raciale, qui distribuera 100 millions de dollars pour « lutter contre les obstacles systémiques qui limitent les possibilités des communautés de couleur dans les domaines essentiels de l’éducation, de l’égalité économique et de la justice pénale ». Et il a également parlé du nouveau campus d’entrepreneurs pour développeurs noirs que la société va inaugurer.

Bien que cette tendance soit actuellement présente au cœur de ces branches plus technologiques du capital, il s’agit d’une tendance inévitable du capitalisme dans sa forme actuelle, qu’aucune entreprise, quel que soit son secteur, ne pourra s’abstenir de suivre dans les années à venir du fait de la place de la publicité et de la commercialisation des produits. Il fut un temps où il fallait imposer une image de luxe ou de robustesse ou de savoir-faire, il s’agit aujourd’hui de favoriser les initiatives qui donnent corps au secteur de l’Inclusion et de la Diversité, qui est désormais aussi important que le secteur de la Recherche-Développement. Cela s’intègre certes à notre thèse d’une évanescence de la valeur, mais comme nous le disions plus haut, il y a des résistances ; elles ne résident pas tant dans une offensive idéologique conservatrice qui reste autant élitiste que celle qui anime les postmodernes, que dans les réactions immédiates des « clients rois » de la société de consommation. Ainsi, cette politique a déjà fait dégringoler le chiffre d’affaires de Disney (baisse de la fréquentation des parcs devenus « LGTB+-friendly ») et surtout de Budweiser (de 16 % en peu de temps), une marque de bière qui a mis en scène un transgenre dans sa publicité. Le marché s’avère finalement moins autoritaire que les institutions puisqu’il prend en compte les goûts et les convictions du plus grand nombre.

 

Dans ces projets, il n’est donc pas question des Noirs en particulier comme victimes premières des discriminations, mais bien de l’ensemble des classes dites aujourd’hui « subalternes », quelle que soit leur couleur de peau et origine, qui font les frais de la domination capitaliste. Si les Noirs américains ont été ou sont encore victimes de discrimination raciale, une partie significative d’entre eux a pu la surmonter par l’éducation et le travail. Reste sur le bas-côté un gros tiers de Noirs pauvres, travailleurs ou pas, dont les intérêts sont identiques à ceux des autres prolétaires, sans distinction de couleur. Mais l’absence de recomposition de classe et l’impossible affirmation aujourd’hui d’une identité ouvrière ou prolétarienne laisse place à toutes les appellations plus ou moins contrôlées par les nouveaux entrepreneurs en communautés. 

Il ne s’agit pas tant de communautés illusoires par rapport à ce que serait la « vraie » communauté humaine que d’une réactivation des communautés de référence conçues comme exclusives (Nous contre Eux) se substituant progressivement ou brutalement aux références communautaires qui, elles, ont toujours composées avec les autres références, par exemple, celle de classe ou religieuse14 ou encore celle nationale. Elles semblent rejouer les « frontières de classes » de l’ancienne théorie du prolétariat, mais dans le champ des identités. Il n’empêche qu’on observe une confluence d’intérêts entre les entreprises et les forces identitaires censées lutter contre les discriminations.

Fondamentalement…

Le Capital n’a que faire de la Culture ou des cultures, mais il est bien obligé d’en tenir compte pour s’implanter, apprendre les codes, voire les détourner. Le racisme n’est pas une donnée fixe et figée, son utilité politique est variable. Il est donc difficile de faire une théorie du racisme englobant tous les racismes. Ainsi, le racisme anti-africain est plus lié à l’esclavage et aux théories raciales et biologiques, le racisme anti-maghrébin plus lié à la guerre d’Algérie et à la religion, le racisme anti-chinois plus lié à l’incompréhension de structures communautaires et familiales (et mafieuses) très fortes15, le racisme anti-Roms à l’attachement de ceux-ci à un mode de vie nomade en circuit fermé, etc. Mais comme en contrepartie, la volonté d’isolement de telle ou telle communauté, même si elle va de pair avec le rejet de la communauté majoritaire ou dominante, a aussi des effets positifs immédiats : entraide, protection des plus faibles ou des plus pauvres, aide à l’emploi, voire aide à l’ascension sociale, etc., même si cela repose sur une exploitation qui passe alors au second plan. Et quand ces pratiques communautaires fonctionnent bien, elles alimentent le racisme et/ou la xénophobie des autres minorités ou majorités.

Le problème est que les antiracistes, surtout quand ils sont les « premiers concernés », n’ont pas du tout le même point de vue. Quand ils appartiennent au groupe dominant ils sont plutôt optimistes et veulent aller vers un monde a-racial. Tandis que les « premiers concernés » (des Indiens Mapuches aux Juifs orthodoxes israéliens en passant par les Kurdes ou les frères musulmans) ont un point de vue social beaucoup plus conservateur : ils veulent à la fois protéger des traditions culturelles et religieuses, ne pas être absorbés par le Capital et réclamer des droits à l’ascension sociale dans un monde capitaliste globalisé (cf. le cas des Indiens gérants de casinos aux États-Unis). Donc à la limite, cela ne les dérange pas tellement que le racisme existe tant qu’il ne prend pas des formes légales ou génocidaires. Le point de vue du père de la Théorie critique de la race (Derrick Bell) était très pessimiste16. Pour lui, le racisme anti-Noirs existerait toujours et il n’y a pas grand-chose à faire pour le combattre ; ou plus exactement, les Afro-Américains doivent uniquement se préoccuper du progrès de leur propre communauté, ne pas compter sur les Euro-Américains (même antiracistes) et comprendre que les « Blancs » ne changeront jamais, quelles que soient leurs déclarations d’intention.

Ce que l’on constate en lisant les travaux de Derrick Bell comme ceux des intellectuels qui se réclament de la Théorie critique de la race, du « féminisme noir » et/ou de l’intersectionnalité, c’est que, bien qu’ils prétendent avoir une démarche complexe et inclusive, c’est toujours la « race » (et non la classe) qui figure au centre des analyses et qui éclipse toutes les autres dimensions17. Si pour Kimberlé Crenshaw, « disciple » de Bell, la CRT place « la race au centre de l’enquête intellectuelle », dans l’analyse de la Constitution américaine et de ses effets sociétaux, cette démarche « juridique » s’étend à tous les domaines de la vie. Certes, aux États-Unis, on règle beaucoup plus de questions par l’intermédiaire des tribunaux que dans d’autres pays, et le mouvement des droits civiques s’est appuyé sur les arrêts de la Cour suprême pour combattre la ségrégation. Mais le problème fondamental est que ces juristes « critiques » (et les militants de gauche qui partagent leurs thèses) ont une analyse à la fois idéaliste et individualisée des rapports sociaux. Pour eux, il s’agit de remplacer la « conscience de classe » par une « conscience de race » (en anglais, race consciousness).

Selon W.O. Brown, cette conscience repose sur « une identification sentimentale et idéologique avec un groupe racial », pour lequel « la race devient un objet de loyauté, de dévotion et de fierté ». Cette « représentation collective » devient ainsi un « stéréotype qui est réel pour celui qui possède cette conscience de race18 ». Cette définition tirée d’un article écrit par un obscur universitaire américain en 1931 a l’avantage d’être neutre et claire, mais elle ne conviendrait sans doute pas à des militants aujourd’hui qui parlent un jargon postmoderne incompréhensible.

Pour ce qui concerne la prétendue « race noire », les prolétaires afro-descendants jouent (au mieux) le rôle de discrets figurants, et (au pire) ils servent de marchepied pour l’ascension sociale d’entrepreneurs identitaires dans le monde des grandes entreprises et de la politique officielle, et à la création de chaires universitaires et de niches éditoriales, une autre variété d’« influenceurs » en quelque sorte, qui ne changent rien au sort des exploités dits « de couleur ».

« Il y aura un inconfort à la révolution pour les personnes blanches car elles ne seront plus en position de domination19 », écrit un certain Édouard Soulier dans l’hebdomadaire du NPA du 14 août 2023. En dehors de cette dimension compassionnelle, voire christique, (les « personnes blanches » vont devoir faire de terribles sacrifices à cause des « privilèges » acquis par leur domination), ce militant ne se demande pas si les personnes « non blanches » souhaitent vraiment participer à la « révolution » vague qu’il prône mais ne définit pas. Derrick Bell et ses disciples partisans de l’intersectionnalité (à commencer par Kimberlé Crenshaw) ne se posaient pas et ne se posent pas le problème de la révolution sociale.

C’est pourquoi l’importation ou la réinterprétation des discours apparemment radicaux sur la race ou sur le « genre », discours qui s’avèrent dominants dans le monde anglo-saxon, reposent sur un malentendu fondamental : les combattants (et combattantes !) de la « justice sociale » comme ils disent, en reprenant le vocabulaire de l’ONU, ne cherchent nullement à détruire les rapports sociaux capitalistes mais à les aménager, en préservant au maximum tous les particularismes20.

 

Larry Cohen, Jacques Wajnsztejn, septembre 2023

 

Notes

1 – Peter Camejo, Racism, Revolution, Reaction, 1861-1877, New York, Monad Press, 1976, p. 24.

2 – Pour une version « extrémiste » de cette idée, voir Noel Ignatiev, How the Irish Became White, London, Routledge, 1996.

3 – La « révolution du capital » amorcée à partir de la défaite des mouvements d’insubordination des années 1960-1970 a produit une dynamique qui, loin d’être contre-révolutionnaire a déstructuré progressivement les rapports familiaux et le rapport femmes/hommes avec une évolution juridique assez rapide qui a mis fin au système patriarcal, même si, évidemment, les résistances à une égalité entre les sexes sont fortes dans la mesure où les lois et l’évolution des us et coutumes, bien qu’en interaction constante, ne sont que rarement dans une même temporalité. Ainsi, les lois précèdent (l’abolition de la peine de mort, le mariage pour tous) ou suivent (la loi sur l’avortement de 1975) les évolutions de ces rapports sociaux et plus concrètement, les pratiques sociales.

4 – Cf. le livre de Charles Denby, Cœur indigné, autobiographie d’un ouvrier noir, Bassac, Plein chant, 2017.

5 – Larry Cohen relativise la chose : « Mais pas depuis si longtemps que ça. L’Amérique de mon enfance (dans les années 1950-1960) était encore très attachée à l’idée du melting pot, où les communautés ethniques étaient surtout considérées comme un vestige, une forme de transition vers l’américanisme plein et entier.

6 – Cf. ses articles traduits en français in : https://npnf.eu/spip.php?­rubrique146

7 – Racecraft ou L’esprit de l’inégalité aux États-Unis, Marseille, Agone, 2021.

8 – Comment devenir antiraciste, Paris, Alisio, 2020.

9 – Le livre La race comme si vous y étiez, signé Les amis de Juliette et du Printemps, (2016), s’il différencie bien racisme et racialisme, ne fait paradoxalement pas de rapprochement avec la question du genre, qui a pourtant les mêmes présupposés particularistes. Encore plus étonnant, le racialisme y est vu comme une pensée de la totalité, du système hégélien et de la dialectique, alors que nous pensons qu’il est plutôt le produit de sa critique.

10 – Au départ cette idée pouvait sembler acceptable si on la prenait dans un sens social : un système (une entreprise, un État, une administration) peut parfaitement discriminer certains groupes ethniques même si son idéologie officielle ou ses agents salariés prétendent ou croient le contraire. Cela avait au départ un petit côté radical et novateur, un petit parfum marxiste, du genre « Les idées dominantes sont celles de la classe dominante », quelle que soit la bonne volonté des individus dans une société capitaliste. Avec les années, cette conception est finalement devenue, contrairement à ce que prétendent notamment les partisans d’un « antiracisme politique » à la française, un discours essentialisant appliqué indistinctement à toutes les personnes d’origine européenne, quelle que soit leur position dans la hiérarchie sociale et leurs attitudes pratiques. Ces « alliés » des luttes identitaires actuelles (antiracistes, mais aussi anti sexistes, anti-homophobes, anti-transphobes) sont marqués à vie par leurs caractéristiques physiques ou leurs préférences sexuelles, et peuvent à tout moment devenir des boucs émissaires commodes.

11 – À ce sujet, cf. les trois textes de Pablo Poblese extraits de Machismo, racismo, capitalismo identitario (Hedra, 2020), traduits par Yves Coleman dans NPNF (https://npnf.eu/spip.php?article1030).
Il y dénonce ce qu’il appelle la théorie des privilèges. C’est sur le Brésil, mais aussi sur les États-Unis puisqu’il analyse les pratiques des multinationales. Ainsi, au Brésil, le Movimento Black Money est une plaque tournante d’innovation pour l’insertion et l’autonomie de la communauté noire à l’ère numérique ainsi que la transformation de l’écosystème entrepreneurial noir, en se concentrant sur la communication, l’éducation et la création d’entreprises noires. « Ce qui nous distingue c’est la promotion de l’alphabétisation identitaire et de l’esprit d’innovation au sein de l’écosystème entrepreneurial des Afrodescendants […] Nos valeurs : la Nation : la construction d’un programme de Pouvoir noir ; la Race d’abord : nous pensons en priorité au bénéfice de la communauté noire ; penser, parler et agir de manière à contribuer à l’élimination du racisme et à l’instauration de la justice ; l’Autonomie du Peuple Noir : la non-dépendance à l’égard des autres cultures dans tous les domaines possibles. » MBM s’inspire de la philosophie panafricaniste de Marcus Garvey, idéologie qui prône l’union des peuples de tous les continents africains afin de rechercher des solutions aux problèmes sociaux et aux préjugés raciaux. (https://movimentoblackmoney.com.br/­sobre/).

12 – Par exemple, depuis 2016, elle dispose de groupes d’affinité pour les salariés, appelés « Pollen », axés sur les femmes (« Donnons-leur des responsabilités »), les personnes handicapées (« Pas de barrières »), les personnes noires (« Fierté noire »), les personnes LGBTQIA+ et pour briser les stéréotypes sociaux liés au corps (« Un corps libre »)

13 – Le financement de Black Lives Matter (BLM), dans les six derniers mois de 2020, a été centralisé par le fonds d’investissement de Georges Soros, un « philanthrope » peu suspect d’anticapitalisme.

14 – Dans la seule étude détaillée, en deux volumes, des différentes sections du Black Panther Party (BPP) aux États-Unis, on découvre qu’à l’époque ils se réunissaient dans des églises baptistes pour leurs activités humanitaires et avaient le soutien de pasteurs. Donc même dans la frange radicale du mouvement noir (et le BPP était bien plus radical que BLM dans ses discours) la religion a toujours été présente. De toute façon, la religion n’est plus un problème pour quiconque « à gauche » aujourd’hui. Et Erika Gault, femme pasteur et chercheuse à l’Université d’Arizona, rappelle qu’avec BLM, « nous voyons en fait plus de religion, et non moins », en soulignant que « l’Église noire n’est pas le seul puits religieux dans lequel les mouvements noirs ont historiquement puisé ».

15 – De plus, le racisme anti-chinois n’a pas du tout le même sens en France qu’en Thaïlande, par exemple, où les Chinois font partie de la grande bourgeoisie locale depuis des décennies et jouent un rôle politique significatif. Et ce racisme avait encore une autre dimension, pour les gouvernements anticommunistes, en Asie du Sud-Est, dans les années 1960, quand la Chine soutenait des guérillas locales et que les partis communistes comportaient dans leurs rangs un nombre non négligeable de militants ou de dirigeants d’origine chinoise.

16 – Jelani Cobb : « Derrick Bell, l’homme à l’origine de la “Théorie critique de la race” » (Critical Race Theory ou CRT) : https://npnf.eu/­spip.php?article986

17 – Les formes actuelles de l’antiracisme, du féminisme et des mouvements LGBTQIA+ en dehors des États-Unis sont influencées par ce juridisme qui repose sur un individualisme extrême, partagé aussi bien par les membres des milices d’extrême droite qui défendent le droit à porter une arme que par les militants de gauche qui accusent de « transphobie » les féministes qui refusent de croire que le sexe serait « assigné » arbitrairement à la naissance, ou qui s’opposent à ce que des mineurs prennent des bloqueurs hormonaux aux conséquences physiques irréversibles. L’individualisme exacerbé prôné par ces nouveaux mouvements identitaires prétend s’opposer à l’État tout en réclamant sa protection vigilante pour le respect des libertés individuelles ; il veut protéger le principe constitutionnel de la liberté d’expression maximale tout en souhaitant protéger les « victimes » (réelles mais aussi imaginaires) de cette même liberté d’expression. Cette propagande aboutit à une extrême psychologisation des questions sociales et à la glorification de témoignages individuels de « victimes » (réelles mais aussi imaginaires) qui utilisent toutes les mêmes termes (« privilèges », « micro-agressions », « traumatismes », « blessure », choc, souffrance, violences « psychologique » ou « symbolique », etc.) pour faire valoir leurs droits personnels en entamant des procès contre ceux qui n’acceptent pas leur credo identitariste.

18 – https://academic.oup.com/sf/article-abstract/10/1/90/1989460?re­directedFrom=fulltext

19 – https://lanticapitaliste.org/opinions/societe/marxisme-et-racisme

20 – Remarque d’ordre général dans le prolongement du dernier paragraphe : l’anti-discrimination actuelle semble même vouloir cautionner les hiérarchies sociales existantes, et c’est en mettant l’accent sur le nombre insuffisant de femmes, de noirs, d’homosexuels à des positions de responsabilité qu’elle y arrive.