Temps critiques #22

Actualité de l’histoire niée t quelques précisions sur notre usage de la notion de contradiction

, par Jacques Wajnsztejn

Ce que nous avons appelé la révolution du capital peut-il être considéré comme une réalisation de l’Aufhebung hégélienne, mais sous la forme de ce que Jacques Guigou a nommé « englobement » plutôt que sous celle de dépassement parce que « le rapport social capitaliste ne dépasse rien tant que ce rapport existe1. » ? Cette affirmation peut aussi être questionnée (elle l’a été dans un courrier que nous a adressé Jean-Louis-Darlet) sous la forme suivante : le capital tenterait-il de réaliser la philosophie de Hegel ? Et ce, par-delà un Marx qui n’aurait finalement fait que « dire le capital » et l’expliquer (surtout dans son œuvre maîtresse qu’est Le Capital), mais dont globalement les hypothèses sur son possible renversement communiste auraient été invalidées ?

Si la question peut se poser aujourd’hui de savoir si le capital a réalisé la philosophie de Hegel, c’est avant tout parce que la transformation du monde prévue par Marx, qui « réaliserait » la philosophie de Hegel en la remettant sur ses pieds, a échoué. Pour nous, et plus modestement, Hegel a reconnu en Napoléon traversant à cheval Iéna le 13 octobre 1806, le triomphe de « Esprit universel » en la personne de ce « grand homme des temps nouveaux » qui exportait en Allemagne, violemment certes, quelques-unes des conquêtes politiques et culturelles de la Révolution française dont celle de l’État moderne, une tâche que Bismarck complétera à travers la construction de l’État prussien. En effet, Hegel ne « dit pas le capital », il dit la révolution bourgeoise dans un pays à la trop faible bourgeoisie pour qu’elle s’exprime en tant que classe distincte ou possédant une autonomie suffisante. C’est donc à travers la puissance de l’État (un peu comme ce sera le cas dans l’ère Meiji au Japon) qu’elle exprime encore ce développement. Et ce au cours d’un processus historique porté par une vision du monde (Weltanschauung) de la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie. Et si on peut dire que Marx « explique » le capital, c’est que son parcours théorique et politique le conduit à entrer dans une analyse fine et située du mode de production capitaliste, délaissant une critique abstraite du capital amorcée avec Engels en 1843-1844 avec les Manuscrits économico-philosophiques, dits Manuscrits de 1844. Dès les Grundrisse de 1857, l’analyse se fait plus prospective sur le devenir du capital et procès de totalisation quand on considère par exemple le « Fragment sur les machines », dans lequel il envisage déjà la fin du temps de travail comme mesure de la valeur et la domination du capital sur la valeur à travers la substitution capital/ travail ; puis dans le 6e chapitre inédit du Capital quand il analyse le passage de la « domination formelle » du capital à sa « domination réelle2 ».

La théorie ne fait donc pas que « dire » ou « expliquer » ; elle anticipe aussi, même si cette anticipation reste marginale chez Marx par rapport à son analytique générale du Capital. D’où, pour Marx, la tentative de synthèse qui consiste à dire le capital en utilisant les acquis de l’économie politique classique (bourgeoise) tout en les critiquant (il se place alors du point de vue de « la critique de l’économie politique » et non de l’économie politique). Mais ce pari est plus ou moins intenable et l’amène dans un premier temps à osciller entre travail et force de travail comme créateur de richesse, puis entre forme valeur (et son fondement le travail abstrait) et valeur-travail, qu’il reprend de la conception classique ricardienne en l’actualisant. D’où cette approximation à valeur heuristique3 pour la lutte des classes puisqu’elle permettait de maintenir la classe du travail au centre du procès de production et de valorisation tant que ce dernier était encore essentiellement un procès de travail. Dans cette mesure, Marx, lui aussi, « dit le capital », qui tend vainement de faire de la force de travail une marchandise comme une autre, une variable dépendante de son coût de reproduction (elle n’est pas produite, d’où le subterfuge), ce qu’il fait surtout à partir de son œuvre maîtresse, Le Capital justement. Les luttes de refus du travail, principalement dans l’Italie des années 1968-1973, démentiront cette assertion par l’affirmation en actes du salaire comme variable indépendante et par l’exigence d’un « salaire politique4 ».

De la même manière que Marx n’échappe à son temps qui est celui de la révolution et de la naissance du mouvement ouvrier, une œuvre aussi vaste et riche que celle de Hegel n’est pas uniforme parce qu’elle est tributaire elle aussi de son temps qui est celui de l’État, des nationalités, de la prise du pouvoir par la bourgeoisie. L’Aufhebung comme projet révolutionnaire est liée à une époque, celle de la révolution au XVIIIe et XIXe siècle. Elle n’exprime donc pas tout le processus révolutionnaire, mais sa dimension bourgeoise et, en dernier ressort, la victoire de cette classe. En ce sens, elle est aussi restauration dans l’État napoléonien d’abord, le renforcement de l’État prussien ensuite. C’est cet aspect de restauration (ce qui n’est pas dépassé perdure) qu’on retrouve dans la notion « d’englobement » pour décrire comment la révolution du capital peut s’inscrire dans un processus dialectique sans « dépassement » où à nouveau « tout ce qui est réel apparaît rationnel », ne serait-ce que par l’intégration de la technoscience au procès du capital. C’est là où il y a une rupture avec l’époque de Hegel ; pour lui, si on ne veut pas le caricaturer, « réel » ne signifie pas tout ce qui existe, mais ce qui s’accorde à la raison.

Pour Hegel, avec la Révolution française et au cours d’une lutte à mort, la rationalité (cf. La Raison dans l’histoire, 1837), coïncide avec la réalité (l’État) quand la souveraineté de la raison s’impose à la souveraineté populaire (la négation de la négation) et justifie Robespierre et la Terreur. C’est là tout le poids de l’idéalisme allemand qui se prolonge dans le fait que la raison existe avant tout dans une pensée qui devient force historique objective face à un réel informe. De ce fait, la raison est supérieure au réel et le détermine. Et l’Allemagne d’après 1871 devient hégélienne et l’hégélianisme peut se développer comme machine à légitimer l’histoire, puis comme sens déterminé de l’histoire dans la dialectique marxiste mise à la sauce stalinienne (la « diamat »), dans laquelle « Le tout est le vrai » de la Phénoménologie de l’Esprit perd toute sa vérité. On est passé de « la révolution produit l’histoire » (cf. Engels et Le rôle de la violence dans l’histoire) à « l’histoire produit la révolution » (« la révolution avance », « la révolution à l’ordre du jour »). C’est cela qui fait système dans une dialectique fermée de l’identité. C’est l’Hegel de la Restauration qui remplace l’Hegel de la Révolution. C’est ne pas tenir compte du rapport dialectique entre histoire et liberté, qui fait de l’histoire quelque chose d’imprévisible et non pas un sens prédéterminé. C’est ce principe antidialectique de l’identité que critiquait Adorno pour qui nous sommes dans le monde et le monde est en nous, mais nous ne sommes pas le monde (dans la mesure où il y a maintien de la distinction sujet/objet, le tout est le non-vrai, le réel n’est pas le rationnel ; c’est la pensée qui rationalise le réel et empêche de maintenir une dialectique négative ouverte qui puisse penser contre elle-même5). Marx, dans les Manuscrits de 1844, raisonne lui aussi en pur hégélien dans les termes de l’identité dans la mesure où il dit que « l’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme », alors qu’il reconnaîtra plus tard le rapport objet/sujet qui est de non-identité ou d’unité contradictoire (exemple, le rapport à la nature extérieure et plus généralement le rapport social, capitaliste en l’occurrence). 

C’est en vertu de ces difficultés que nous avons fait la distinction entre contradictions « englobées » et contradictions « recouvertes » (cf. p. 115-116 de Dépassement ou englobement des contradictions), mais je trouve aujourd’hui que ce passage n’a pas été suffisamment éclairci.

Dans notre livre, la distinction établie entre recouvrement et englobement des contradictions n’est pas à abandonner.

Ce passage est certes à expliciter et ce dernier texte s’y essaie en ouvrant vers des questions que nous n’avions pas explorées (fin de l’histoire, devenir de la négation, particularisation des contraires).

Les contradictions recouvertes sont mises de côté pour leur non-contemporanéité6, comme si la question ne se posait pas, comme si elle était masquée (« elle n’est pas portée à la conscience », dit-on dans le livre). À partir d’un autre concept, on retrouve ici une tendance formalisée par Marx dans la formule : « Une société ne se pose que les questions qu’elle sait résoudre », dans laquelle Marx « dit le capital ». L’englobement des contradictions opère ici comme une tendance à l’absorption de ce que nous avons souvent nommé les contradictions archaïques parce qu’elles pré-existaient largement au mode de production capitaliste et même aux premières sociétés « historiques » et qu’il vaudrait mieux appeler, de ce fait, des contradictions fondamentales parce qu’elles sont au cœur de l’humaine condition (rapports à la nature, rapports hommes/femmes, rapports au sacré, rapports à la communauté humaine, etc.). Celles-ci ne sont ni englobées ni dépassées ; elles peuvent être désoccultées quand elles deviennent des éléments de la contemporanéité parce qu’elles dynamisent alors le rapport social capitaliste dans son ensemble (la contradiction du travail maîtrisée par les droits liés au travail ; le passage du patriarcat aux droits des femmes et plus généralement la libération de toutes les préférences sexuelles ou d’identité ; la prise en compte de la nature extérieure comme ressource dans le « développement durable » et même le capitalisme vert).

Le moment de « restauration » dont nous parlons n’est pas à considérer comme un moment « réformiste » de libération éventuelle, mais comme un élément intrinsèque de la révolution du capital, comme l’indique clairement le nouveau nom du parti de Macron ; c’est Renaissance. Renaissance de quoi ? De la Révolution macronnienne selon le titre du livre du candidat Macron pour la campagne présidentielle de 2017 : Révolution

Une « révolution » qui reprend à son compte l’exigence d’autonomie et la perspective de l’émancipation7. Mais sous une forme immédiatiste, la seule dans laquelle peut se développer, à défaut de se résoudre, cette contradiction en passant de recouverte à découverte. La contradiction en question est donc bien présente, même si pendant toute une période historique elle avait été mise hors jeu. Pour certains courants (woke), il est alors possible et nécessaire de l’éveiller en la dédialectisant par l’expression d’une pensée affirmative qui ne « réalise » rien. Ils portent la contradiction en dehors de toute négativité comme dans les néo-féminismes, l’écologie, le racialisme et l’approche décoloniale, qui ne font que dévoiler des présupposés que l’ancienne critique qui portait la négativité négligeait. Cela s’exprime dans la positivité des discours performatifs qui « disent » la révolution du capital. La théorie critique se trouve réduite à une pratique de déconstruction des textes qui, tout à coup, serait capable de créer des concepts.

L’exemple le plus significatif étant celui de l’écriture inclusive, qui anesthésie la contradiction sous des jeux de langage portés par des spécialistes de la littérature ou de la linguistique. On est dans une restauration de l’idéologie que la révolution du capital prétendait pourtant avoir « dépassée » (la « fin de l’histoire » annoncée par Fukuyama à travers le processus de globalisation, la fin des idéologies et des « grands récits » dans le post-modernisme) au profit de l’écriture de petites histoires édifiantes, un néo-structuralisme à l’usage des enfants. C’est tout ce courant qui s’oppose à la pensée critique dans la mesure où celle-ci cherche encore tant bien que mal à maintenir le travail du négatif comme hypothèse à valeur heuristique ; alors que le discours performatif de l’idéologie postmoderne8 est le discours du capital d’après la révolution du capital. Le discours inclusif qu’elle produit s’intègre à la virtualisation plus générale dans la société capitalisée parce qu’il produit des pseudo-dépassements par la pensée qui laissent en réalité leur objet intact. Mais ce discours ne se veut pas que discours pour l’hégémonie culturelle ; il ne fait pas que décrire et justifier la révolution du capital contre les forces conservatrices, parce qu’il court au-devant de la victoire en essayant de forcer le cours des choses. Il n’est pas seulement « tendance » au sens branché du terme ; fonctionnant comme lobby, il est au cœur des tendances en cours en tant qu’il les dynamise et s’incorpore cette révolution du capital. Alors que dans la société bourgeoise, c’était l’antagonisme (de classe) qui produisait la dynamique (la dialectique des luttes de classes et entre les classes) ; antagonisme qui a été englobé par la révolution du capital, celle-ci est aujourd’hui dynamisée en dehors de tout antagonisme par de nouvelles fractions sociales en nombre et force croissants parce qu’elles en sont le produit. D’où l’aspect auto-entretenu du processus dans un discours qui est justement un exemple de logique de la non-contradiction. 

 De ce fait, pour le courant postmoderne, la critique est au mieux inutile, au pire « néo-réac » si elle résiste aux entreprises de « déconstruction » à partir du moment où elle ne cherche que les présupposés de la domination pour les déconstruire, y compris jusqu’à l’inversion puisqu’elle reste dans la particularité (la contradiction remplacée par l’opposition dans la guerre des races, la guerre des sexes et le catastrophisme climatique) et ne pose pas les conditions de la non-domination en cherchant à se lier à une singularité9.

C’est moins le cas pour les contradictions qui sont englobées (le travail comme contradiction par rapport à l’activité libre, les rapports sociaux hommes/femmes) parce qu’elles restent dans la non-contemporanéité tant que le rapport social capitaliste n’est pas subverti. Leur résolution est reportée à plus tard.

Par contre, et là je reprends la page 116 de notre livre, dans l’englobement, la contradiction reste bien présente mais comme désactivée. Elle n’est pas hors jeu mais s’épuise dans la mesure où aucun mouvement prenant les choses à la racine n’arrive à l’élever. Le risque est alors de voir dans cet englobement la réalisation de la tension hégélienne entre conservation et suppression. Qu’il soit clair, par ailleurs, que je n’ai jamais défendu aucune des deux positions (réalisation ou non-réalisation), dans la mesure où sur la première j’ai pris assez rapidement mes distances avec Invariance et sur la seconde j’ai toujours trouvé problématiques les positions de Jacques Guigou qui, tout en s’opposant à la position de la réalisation par cohérence avec nos interventions politiques aussi bien théoriques que pratiques, incluaient tendanciellement, mais de façon assez récurrente, l’idée de « parachèvement10 » et une empathie si ce n’est une adhésion à l’idée de la fin des cycles de révolution énoncée par Jacques Camatte à partir des années 1980. Dans cette mesure, le processus de totalisation peut être interprété comme le triomphe de la totalité hégélienne.

Pour être cohérent avec nos développements, il faudrait reconnaître que cette course du capital vers la totalité vise une fausse totalité puisqu’elle signifierait la fin des contradictions, idée que nous ne cautionnons pas. En effet, si pour Marx tout devait finir — la religion, la philosophie, la famille, l’État, les classes sociales, fin de la pré-histoire de l’humanité —, dans les faits rien n’a fini même si tout est en crise. La dynamique actuelle du capital est mise en crise, développement à la limite. D’où, au-delà de la référence à Fukuyama, l’histoire comme poids ou poids de l’histoire, une histoire qu’on commémore ou dont on se repent, qu’on interroge entre idéologie et culture pour aboutir à une histoire en miettes, déshistorisée et livrée aux experts postmodernes (les « études de… ») ou à une critique réactionnaire à la Furet sur la Révolution française, celle qui dit qu’il n’y a pas eu d’historicité, seulement des invariances, des constances, des structures découvertes en soulevant les plaques posées sur elles, des totalités fixées, « réifiées » » (Henri Lefebvre, La fin de l’histoire, Minuit, p. 185).

Si j’ai réintroduit centralement dans mes textes la notion de domination après avoir retravaillé celle de l’aliénation avec Charles Sfar (cf. mon article dans le no 21 de la revue) c’est que cela était congruent avec la mise en critique de la théorie de l’exploitation de Marx, une clé de la future science économique marxiste qui avait relégué la première notion à un épiphénomène de la contradiction forces productives/rapports de production (l’aliénation comme dépossession du travailleur vis-à-vis de son produit) et la seconde à un simple effet de pouvoir dans le rapport des classes ou/et son expression au niveau de l’État. Or, la notion de domination mérite plus d’attention. Par rapport à ce qui faisait l’objectivité de l’exploitation dans le procès de travail, la domination est à la fois objectivation et subjectivisation d’un procès de vie tout entier dans ce que nous avons appelé la société capitalisée. Par là même, elle est un concept politique et plus qu’à un système capitaliste abstrait (une « machine », un « capital automate »), elle renvoie à un processus mêlant une dimension structurelle, voire institutionnelle, dans laquelle se sédimentent les rapports de force et une dimension particulariste qui s’exprime dans l’action d’individus, groupes, fractions de classes spécifiées qui ont tendance à projeter le schème de la domination dans les termes des identités ou des communautés de référence. Au risque de l’équivalence entre multiples dominations à partir de la revendication de torts particuliers (cf. note 3).

Pour prolonger Englobement ou dépassement des contradictions, il faut repartir de l’idée quelque peu conclusive de la page 121, à savoir que comme le capital nous ne « dépassons » rien et nous nous retrouvons devant des apories. Nous n’avons d’ailleurs jamais cherché à « dépasser », mais seulement à réexaminer, à chercher d’autres voies théoriques et politiques.

– Parler en termes de contradiction suppose le maintien de l’idée de totalité, non pas d’une totalité conceptuelle11, mais plutôt d’un procès de totalisation en cours ; y compris quand nous parlons de redéploiement du capital et de l’État en réseaux. Dans cette mesure, il ne peut y avoir de confusion possible avec le langage organiciste et vitaliste de Deleuze et Guattari sur le développement des subjectivités en rhizomes et des « machines désirantes » qui sont immédiateté et partie intégrante de la révolution du capital parce que justement « elles le disent ». Cette reconnaissance d’un processus de totalisation, aujourd’hui battu en brèche par la conception « moléculaire » de la révolution et ses avatars particularistes, nécessite de rendre plus claire et convaincante la notion de totalité non systémique, sans céder à la mode de la référence à un capitalisme dominé par des oligarchies12.

Pourtant, dire, comme le fait Jacques Guigou, p. 112, op. cit., que « C’est au contraire avec le plus grand nombre d’individus que le “système” opère […] par les relais de pouvoir que constituent les associations et lobbies étatico-collaborationnistes » n’est pas suffisant à mon avis. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai ressenti le besoin d’écrire l’article sur les « fractions capitalistes » pour le no 21 de Temps critiques. Le capitalisme précisément n’est pas un système, c’est encore un rapport social qui est néanmoins soumis à de puissantes tendances au délitement et à l’effacement. En tout cas, ce rapport social n’est plus ce qu’il était à l’époque de Marx. Si les appels à « faire société » sont si assourdissants, c’est bien qu’elle est de plus en plus évanescente cette société… même capitalisée. Et c’est bien avec cette volonté d’« inclusion » du plus grand nombre d’individus qu’opère la dynamique non systémique du capital, et cela sans pour autant « faire ou refaire société » malgré les tentatives souvent vaines de réactivation d’un État-nation en partie résorbé dans la gestion des intermédiaires et des réseaux et des appels à la « société civile » que nous avons critiqués dans notre article du no 20.

Le procès de domination n’est donc pas unilatéral comme le laisseraient supposer certains développements néo-hégéliens de gauche comme ceux de Marcuse sur l’« homme unidimensionnel » sans lequel la technicisation du monde romprait la dialectique maître-esclave d’origine.

– Comment maintenir une perspective critique qui conserve l’idée de contradiction et donc ne cède pas à l’immédiatisme des mouvements, sans pour cela céder à divers écueils tels que celui de l’hypercritique, puisque c’est un reproche qui a pu nous être fait par rapport à notre changement d’appréciation entre un mouvement des Gilets jaunes auquel nous avons participé et des manifestations antipass qui ne nous ont pas semblé « faire mouvement » et auquel nous n’avons pas pris part ? Précisément, seule l’approche théorique permet cette distinction.

– Comment, une fois relativisé le caractère systémique de ce qui fut la contradiction interne centrale du capitalisme, à savoir celle entre croissance des forces productives et étroitesse des rapports sociaux de production, faire place à ce qui serait encore une contradiction, « englobée » elle aussi et qui laisse donc peu de place aux perspectives d’autonomie et d’émancipation ; une contradiction qui se présente comme externe cette fois, entre espèce humaine et croûte terrestre, pour reprendre le titre d’un écrit de Bordiga du début des années 195013 ? Mais justement, cette contradiction n’est pas externe, elle est liée à la naturalité de l’être humain et à son activité fondamentalement contradictoire dès les sociétés primitives. La spécificité des fractions dominantes du capital est justement d’essayer de nier cette contradiction en engageant ce qu’on pourrait appeler un développement hors nature, finalement une utopie du capital. Quant à ses fractions alternatives, elles nient la contradiction soit pour en appeler à la sécession (« sortir de l’économie »), soit pour en faire une opposition résoluble dans une politique écologiste du « y faut, y’a qu’à ».

Addendum sur « la fin de l’histoire »

Chez Hegel, la liberté est un absolu qui présuppose la nécessité tout en la maîtrisant et la liberté « vraie » doit savoir se faire nécessité (c’est la problématique centrale de l’État de droit). Elle donne sens à l’ensemble des causalités. Sinon, la nécessité rencontrée est la nécessité hostile comme destin (pas de mouvement dialectique).

La liberté formelle n’existe qu’en se réalisant dans la liberté objective, mais sans mettre en cause sa qualité formelle (pour Bernard Bourgeois14, ce serait ça l’erreur de Marx par rapport à la critique de l’aspect formel des droits). Dit autrement dans le langage hégélien, c’est le passage du quantitatif au qualitatif.

L’Histoire, c’est la prise de conscience de cette liberté et « la fin de l’Histoire », c’est quand cette conscience se fait dominante, par exemple dans la révolution des droits de l’homme. Dit autrement, l’Histoire est finie mais parce qu’on l’assimile à une découverte menant au bout du processus, à cet optimisme de la raison qui s’accomplit dans l’État de droit. Marx ne voit dans le processus révolutionnaire — qui ne s’arrête d’ailleurs pas à ces droits formels, mais va jusqu’à la conquête de droits « objectifs » — qu’une réalisation de la pré-histoire de l’humanité.

Pour Bourgeois, le monde actuel est très hégélianisé à travers le rôle actuel de l’État aussi bien en interne que par rapport à l’extérieur : en interne, il doit allier son caractère socialement libéral (individualisation et mondialisation) avec un caractère fort imposant la solidarité dans le cadre d’un État type providence. Il n’y a plus d’ennemis de l’intérieur, seulement des adversaires (c’est la démocratie même imparfaite) et la critique peut se développer dans ce cadre ; et, vis-à-vis de l’extérieur, il doit affirmer d’une part le commun du national contrairement au supranational et au cosmopolitisme de Kant ; et d’autre part le laïc. La guerre reste donc tout à fait possible dans ce cadre, là encore, contrairement à l’idée de paix perpétuelle de Kant… et à l’interprétation que le texte « Le retour de la guerre confirme en creux que l’histoire est bel et bien finie15 » donne de la position de Kojève sur la question. D’autant plus, mais Bourgeois n’insiste pas, que ce « laïc » est presque partout battu en brèche aussi bien à l’intérieur, dans le développement des identités et l’importance retrouvées des communautés de référence, qu’à l’extérieur, avec des guerres qui incluent de forts aspects religieux mêlés au politique proprement dit.

En ce sens, la guerre en Ukraine n’est pas une régression vers le non-droit, mais une possibilité de la conflictualité entre le commun national et les « autres » (l’OTAN) ou dans la perspective de reconquête de ce commun national (par exemple ici le commun « grand russe ») pour Bourgeois, un retour de la violence et au tragique dans l’histoire pour nous.

De ce point de vue, pour Bourgeois, si l’Europe se constituait en État supranational, Hegel serait réfuté. Je rajouterais : a fortiori si le conflit actuel aboutissait à une Europe de la défense élargie et relativement indépendante de l’OTAN. Il relève pourtant ce qu’on pourrait appréhender comme une contradiction, mais qu’il ne nomme pas comme telle, qui est que pour Hegel les valeurs fondamentales comme la liberté absolue sont supranationales (donc en opposition avec le nationalisme), mais que le lieu de la réalisation de la liberté et des activités humaines est celui de l’État-nation, sans absolutisation de l’État, qui peut être critiqué (Hegel n’est pas Schmitt, pourrait-on rajouter).

Bourgeois poursuit, « l’histoire est finie » ne signifie pas qu’il ne se passe plus rien, mais les grandes causes à la base des grands conflits seraient remplacées par des événements ponctuels, des « coups », des explosions. Le terrorisme se substitue à la guerre, les démagogues et le populisme reprennent l’offensive, alors que disparaissent les « grands hommes ». Aventurisme et affairisme au lieu de l’héroïsme. La gouvernance (molle) remplace le gouvernement (au sens de la souveraineté politique).

Pour Bourgeois encore, il faudrait maintenir le monde parvenu à sa maturité socio-politique (celle de l’État de droit) contre toute tentative de nouvelle négation (cf. aussi le dernier Adorno ou Horkheimer face aux mouvements de la fin des années 60). Soit la conservation du dépassement. Mais Bourgeois semble avoir conscience de ce que cela comporterait d’effets pervers en invoquant le manque d’énergie et de vitalité de l’époque actuelle (de virilité ?). Cela n’est pas sans rappeler le dernier Tronti qui glose, par exemple dans Nous opéraïstes, sur la fin de la grande Histoire avec la défaite ouvrière, qui a réalisé la prédiction de Hegel « dans laquelle “le réel est rationnel et le rationnel est réel”, c’est-à-dire là où la domination est parvenue par la force à un consensus » (p. 23), et encore : « la politique s’est heurtée contre l’éternel retour du même dans l’histoire » (ibidem, p. 24 et mon commentaire dans L’opéraïsme italien au crible du temps, p. 176). La défaite du mouvement de subversion n’est pas pour Tronti la victoire de la bourgeoisie ou du capital, mais celle de la démocratie. De la raison, dirait Hegel dans la mesure où la raison est négation du négatif à l’œuvre, parce qu’elle représenterait la totalité… dans l’État, la « classe universelle » en étant le protagoniste en tant que classe de l’intérêt général par rapport aux particuliers de la société civile. Ce que Marx critiquera au nom de la singularité du prolétariat comme classe qui n’est pas vraiment une classe, etc. (cf. supra).

Je reprends Bourgeois : la conscience malheureuse actuelle est la répétition de ce que Hegel dénonçait à son époque, mais se répétant en farce comme dirait Marx. Tendance à la régression qui ferait passer de la totalisation à l’interaction/intersubjectivité, qui est dénonciation de tout ce qui est totalité ou communauté (classe ou nation) au profit d’une jouissance individualiste de la liberté formelle en dehors de tout souci d’objectivité égalisante. Or pour Hegel, être libre c’est libérer les autres et c’est ce que les révolutionnaires français, à travers l’activité des citoyens (un individu substantiel ?) ont essayé de réaliser dans le lien établi entre liberté et égalité ; un lien rendu fort et actif dans le processus révolutionnaire. Et c’est de ce lien porté au niveau d’une exigence que l’individu « sans qualité » d’aujourd’hui veut se libérer, au mieux pour une « interaction paresseuse comme si l’interaction pouvait procéder d’elle-même par rapport à un de ses pôles » (comme simple opposition et non-tension contradictoire). La devise de 1789 est explicite en ce qu’elle a mis la liberté avant dans l’énonciation alors que la préséance orthographique impliquait de mettre l’égalité. Il y a donc bien un classement politique des concepts et non une équivalence.

Pour les révolutionnaires de 89, hégéliens avant la lettre, l’égalité est condition d’une égalisation qui ne se réalise jamais tout en existant potentiellement. Cette formule vaudrait comme vérité absolue au-delà ou par-delà ses effectuations pratiques. C’est une conception tocquevillienne de l’égalité en tant qu’égalité des conditions (d’origine) qui préside encore en France avec l’universalisme républicain, et qui s’oppose évidemment avec l’égalitarisme communiste de la Conjuration des égaux et ce que Marx a appelé le « communisme grossier » car le communisme ne réalisera pas l’égalité, mais la dépassera. L’égalité est vue par Tocqueville et Marx comme une égalité pour autre chose et pour ce dernier : « Les individus ne seraient pas distincts s’ils n’étaient pas inégaux ». Les individus ont seulement une égale dignité. D’où son refus d’une lutte pour l’égalité des droits et les libertés « formelles » dans la mesure où elles s’inscrivent dans la séparation entre État et société civile, alors que la trinité révolutionnaire exprime l’être communautaire des hommes (la Gemeinwesen).

Mais comme nous l’avons vu dans l’article « État et société civile » (Temps critiques, no 20), les questions ne se posent plus en ces termes, c’est-à-dire dans la situation historique de la formation de l’État-nation moderne pendant laquelle la « société civile » représentait l’universalité de la classe dominante qui réalisait l’unité des deux termes, y compris dans la contradiction de classes, à travers des lois, normes et contraintes fortement institutionnalisées. La société capitalisée est la société dans laquelle la tendance va vers la suppression de la distinction entre société civile/société politique et État parce que le rapport des « masses » à l’État n’est plus médié au sens traditionnel des anciennes médiations, mais est le fruit de multiples connexions à des réseaux eux-mêmes multiples.

 

Jacques Wajnsztejn (avec l’aide inestimable de Laurent)

 

Notes

1 – Cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée, Paris, L’Harmattan, 2016.

2 – Dans la domination formelle du capital, le procès de valorisation reste centré sur le procès de travail, y compris dans des formes pré-capitalistes dans l’agriculture. Ce développement, reposant sur le quantitatif plus que le qualitatif de l’exploitation du travail, conduit à augmenter sans cesse la masse de force de travail exploitable. Mais sur cette base va s’élever un mode de production capitaliste technologique et spécifique qui modifiera la nature du procès de travail et ses conditions réelles. Ce n’est qu’à partir du moment où ce mode de production entre en action que se produit la soumission réelle du travail au capital (Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1971, p. 216). Dans cette forme, c’est le capital fixe qui devient dominant : « Dans la production du capital fixe, le capital se pose comme fin en soi » (Fondements, T. II, Paris, Anthropos, p. 228.).

3 – En effet, pour nous, la force de travail n’a jamais eu de « valeur » en soi, car elle n’a jamais été une pure marchandise (Marx le reconnaissait parfois en parlant d’une « quasi-marchandise »).

4 – Pour une critique de cette notion de coût de production/reproduc­tion de travail, on se reportera au livre de Jacques Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, La Bauche , À plus d’un titre, 2021, p. 11 et sq.).

5 – Adorno la définit comme telle : « Il faut faire opposition à la totalité en la convaincant de sa non-identité avec elle-même, non-identité qu’elle nie de par son propre concept » (Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 120), à travers l’idéalisme allemand pourrait-on ajouter, mais aussi au risque de la méthode elle-même puisque dans toute synthèse travaille une volonté d’identité (ibidem, p. 120).

6 – Pour Ernst Bloch qui a avancé ce concept dans L’esprit de l’utopie, la non-contemporanéité et le rapport passé/présent/avenir n’est pas statique. Il change à chaque époque historique. 

7 – Cf. Jacques Guigou et son article du no 21 « La fin du couple aliénation/émancipation », http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article517.

8 – Ce discours postmoderne est en phase avec le discours économiste néolibéral en ce qu’il entretient les mêmes prophéties autoréalisatrices, mais dans le secteur « sociétal » ; dans les deux cas, on se trouve en face d’un processus de désobjectivation.

9 – Loïc Debray prenait en exemple l’effort de Marx pour sortir la classe ouvrière de sa particularité et dégager sa singularité comme classe de l’universel parce qu’elle ne subit pas un tort particulier mais les concentre tous.
C’est dans cette mesure qu’il y a singularité parce qu’on peut dire que l’universel est immanent à sa situation particulière et détermine la possibilité qu’elle a de dissoudre toutes les classes dans la révolution. Mais en mythifiant cette possibilité dans une transcendance ou essence du prolétariat (sa « mission »), il perd la singularité en introduisant de l’idéologie et de la croyance et donc de la domination à venir (cf. L. Debray : « Politique élémentaire », Temps critiques, no 10, 1998, p. 16-17). Dans les luttes pratiques historiques, la lutte de la classe ouvrière pour les droits a été (disons jusqu’à 1914) une lutte pour le fait d’être reconnu comme des êtres humains et non spécifiquement comme des ouvriers. À l’opposé, la gauche espagnole qui veut accorder la possibilité de congés maladie pour règles douloureuses met en avant une particularité de sexe antinomique avec l’universalité toute relative de l’égal accès au marché du travail, puisque les entreprises auront encore moins d’intérêt qu’auparavant à embaucher des femmes ou à leur accorder des salaires égaux à partir du moment où elles mettent un tort particulier en avant qui n’est pas une maladie professionnelle liée au travail. C’est ce genre d’incohérence par double langage qui décrédibilise la gauche depuis la fin des années 1980.

10 – Je n’ai, moi-même, pas été exempt de cette tendance avec l’utilisation de la notion de « système de reproduction capitaliste » (cf. « Quelques précisions sur le “système de reproduction capitaliste”  », Temps critiques, no 9).

11 – Étant entendu pour nous que la totalité n’est pas équivalente à la somme des parties comme dans les perspectives de l’individualisme méthodologique néolibéral ou dans l’intersectionnisme qui en est un avatar.

12 – Castoriadis ira jusqu’à l’oxymore d’« oligarchies libérales », in Les carrefours du labyrinthe, vol. IV : « La montée de l’insignifiance », Paris, Seuil, 1996. Et cf. les articles de Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn in Temps critiques, no 14.

13 – Amadeo Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre et autres articles, Paris, Payot. coll. « Petite bibliothèque Payot », 1978.

14 – Bernard Bourgeois, Penser l’histoire du présent avec Hegel, Paris, Vrin, 2017 ou : Penser histoire du présent dans un entretien à la librairie Tropiques de Paris, https://www.youtube.com/watch?v=q3j8Qr71AS0

15 – https://theconversation.com/le-retour-de-la-guerre-confirme-en-creux-que-lhistoire-est-bel-et-bien-finie-178909