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Transbords, journal de lutte. - Temps critiques
Temps critiques #13

Transbords, journal de lutte.

, par Joachim Mérida

Vendredi 23 novembre 1979

Les négociations engagées depuis la première semaine de novembre, portaient en elles-mêmes des signes qui ne trompaient pas. Nous en étions à plus de sept semaines de conflit. Entre la hargne des uns et la rancune des autres, entre la rage des uns et l'aplomb des autres, entre la volonté des uns et l'inertie des autres, entre la lassitude des uns et le poids des autres. Alors ?

Puisque aujourd'hui il est dit quelque part que la démocratie et la liberté c'est de voter à bulletin secret après cinquante deux jours de bagarre et puisque c'est un fait acquis, puisqu'on ne sait pas trop comment nous libérer de notre engagement, puisque le ministre dit et le gouvernement dit, puisque les négociateurs et les médiateurs disent, puisque la presse dit, et la télé dit et la radio dit et tout le monde dit : nous avons fait reculer la CGE et Alsthom, alors, il faut voter. Votons. Votons sur les acquis.

Nous discutons encore longtemps pour savoir si c'est une victoire. Nous sommes fatigués d'avoir tant donné. Lundi prochain, il faudra reprendre le boulot. La tête haute ? Victoire ? Défaite ? La victoire dans notre engagement, pour la plupart d'entre nous, et moi, pas plus que les autres, tous tendus vers le même objectif : amener les patrons à discuter à partir de notre point de vue. La victoire de les avoir fait lâcher sur quelques revendications. La défaite dans le sentiment d'avoir tout donné et de ne recevoir qu'une parcelle de ce don : en décalage. Pour la communauté.

« On a tout donné, on veut tout », disent les enragés. « Non camarades, il faut rentrer dans l'unité, ensemble ! » disent les autres. La majorité se prononce pour la reprise. On a gagné ? Oui, on a gagné. Alors, c'est fini ? On reprend le travail ? Oui, c'est fini, on reprend le travail. Rien ne sera plus comme avant ? Plus rien ne sera comme avant. Ça veut dire que la prochaine fois, on ira encore plus loin ? Ne jamais oublier la rancune !

La cge, entreprise nationalisée depuis 1981 ou 1982, était en passe d'être reprivatisée. Je ne me souviens plus très bien de la tête de celui ou de celle qui vantait les mérites des actions cge, à la télé, ça devait être un beau brun ou une belle blonde, ce dont je me souviens encore, c'est que quelques-uns d'entre nous en avaient achetés. Comment résister ?

Les murs transpiraient, dans cette décennie d'argent facile où il suffisait de s'endormir pour s'enrichir, de la sueur des raiders et des golden boys, et nous en étions tout ruisselants ; pas tous. Les capitaines continuaient à acheter des quatre mâts avant de s'offrir quelques équipes de ballon, et nous en discutions tout en rouspétant contre les temps de plus en plus courts dont tout le monde faisait les frais ; y compris les contrôleurs. Les petits chefs nous parlaient de galères, en nous incitant à ramer dans le même sens à une cadence soutenue ; et nous n'arrivions plus à nous entendre. Lentement, les départs en pré-retraite n'avaient pas été remplacés, dont André, et la mémoire avec son histoire. Il s'en était allé, doucement, cultiver ses salades. Nous étions en tout dans les 240 salariés au milieu de ces années là. Et le chef d'atelier qui continuait à nous pister pour que l'on ne perde pas de temps. À La Ciotat, les ouvriers se battent comme des diables pour ne pas voir fermer le dernier grand chantier naval du département.

 

Marseille, le 29 octobre 1986

 Monsieur,

La diminution du programme d'équipement nucléaire d'edf, son étalement dans le temps, ainsi que la stagnation des commandes à l'exportation ont une incidence très sensible sur le plan de charge de 1987 de notre établissement et nous conduisent à une réduction importante d'effectifs. Le plan social de l'établissement, présenté en octobre 1986, comporte une mesure d'aide au reclassement individuel du personnel impliquant l'accord du salarié sur la rupture du contrat de travail (de son contrat) et s'analysant comme un licenciement pour motif économique… (faire une lettre de démission.).

1. Le responsable de la mission de reconversion sera désigné dans les prochains jours. (le chef du personnel)

2. Il n'existe pas de liste de noms de personnes à licencier en 1987, car plusieurs mesures du plan font appel au volontariat.

3. Condition d'aide au reclassement individuel (a.r.i.). Cette a.r.i. a été fixée après négociation avec les organisations syndicales (le syndicat des cadres de l'époque).

 75 000 F pour les départs intervenus le 15 février 1987.

 60 000 F pour les départs intervenus avant le 15 avril 1987.

 50 000 F pour les départs intervenus avant le 15 juin 1987.

À cette a.r.i. viennent se rajouter : — le préavis payé et non effectué (2 à 3 mois de salaire) — l'indemnité compensatrice de congés payés — l'indemnité conventionnelle de licenciement. Dans la mesure du possible, le nombre de départs autorisés dans le cadre de l'aide au reclassement individuel, dans une catégorie professionnelle ne sera pas limité au nombre de postes à supprimer dans cette catégorie (ceci est une équation sans inconnu).

 La Direction.

 

Ah ça mais, c'est mon anniversaire ! Pour le fond, laissez courir la rumeur qu'il n'y a qu'un nombre limité de personnes « d'accord » qui pourra « bénéficier » de l'a.r.i. à 75 000 F et que seuls les premiers seront « nominés ».

Nota : pour lier le tout, faites-vous aider par l'encadrement, particulièrement, celui qui a fait preuve d'allégeance depuis des années, en les laissant argumenter sur l'air du temps, du genre : « l'entreprise est foutue ; les battants sont ceux qui partent. Il faut créer son entreprise. Avec l'argent de l'a.r.i. on peut acheter encore plus d'actions cge !! »

Faites bouillir à feu doux pendant quelques jours…

Le résultat : c'est la ruée vers l'or ! Dans les recoins, des travailleurs rédigent d'une main malhabile leur lettre de démission en jurant à qui veut l'entendre : « ils ont intérêt de me laisser partir, sinon je les pends ! » Comment résister ? Le courant était fort et nous nous sentions seuls… tous ; seuls. De 60 emplois à supprimer, plus ou moins « ciblés », on passe à 120 suppressions d'emplois volontaires en l'espace de 15 jours. Nous avions appris à spéculer sur notre sort. Sans le savoir. Les hommes délégués font ce qu'ils peuvent mais ils se sentent aussi perdus que les partants de la première heure qui allaient constituer la tête de pont de la « grande évasion » ; parmi eux quelques-uns décident de faire leur lettre de démission ouvrant droit à la prime de départ.

Nous tentons de bloquer les portes de l'entreprise, et nous nous retrouvons à une trentaine, devant celles de l'avenue du cap Pinède pendant que « les gros » de la maîtrise prennent les noms de ceux qui veulent rentrer et parviennent à établir une liste de personnes prêtes à travailler. Du jamais vu à Alsthom ! Ils devaient se sentir fort ! Nous participons à une « journée d'action », entourés d'une centaine de manifestants mais nous n'étions qu'une bonne quinzaine. Comment résister ? Oubliées les assemblés générales ! Oubliés les coups de gueules ! Oubliée la parole ! Oubliés les copains ! Oubliée la confiance ! Qu'est-ce qu'on va faire des bossus ? Ah, c'est ça le chacun pour soi ? Je n'avais pas vraiment compris. En si peu de temps ? Les temps changent vite. Mais si je n'arrive pas à m'en sortir seul ? Tant pis pour toi ! Comment résister ? Moi aussi je fais ce que je peux. Pendant quelques jours je me promène dans les ateliers avec un tablier en cuir de soudeur, tendu sur ma poitrine et sur mes cuisses, au milieu duquel j'ai inscrit à l'écrit métal : 

À VENDRE : 75 000 F

Oh ! C'est un peu cher payé… le tablier ? Le 15 février 1987, la moitié de l'entreprise est décimée… c'est l'estocade. Je me surprends juché sur un demi-palier, en face des bureaux de la grande chaudronnerie et à côté de l'éternelle presse, où maintenant les puces cherchent des poux dans la tête des termites des « antiquités », à invectiver mes collègues, un peu comme un bonimenteur de marché qui n'a plus rien à vendre ; sauf sa fougue. « Les gars, on va nous couper en rondelles de saucisson et ces rondelles, on va les couper en quatre ! » Ma parole, je me prends pour un charcutier !

Les choses sont moins soudaines qu'il n'y paraît. Dès le début des années 80, les nouvelles formes de production étaient apparues. Nous avions plus ou moins mordus à l'hameçon en toute innocence pour la plupart. Les tourneurs devenaient, en même temps, aléseurs sur des machines à commande numérique et on distribuait des primes à ceux qui amélioraient la productivité, grâce à de bonnes idées. Les chaudronniers devenaient soudeurs et contrôlaient leur production une fois terminée. Quand il n'y avait pas de travail à faire, juste avant le plan social, les ajusteurs devenaient peintres et les monteurs, maçons… il n'y a pas de sots métiers. Ceux qui dépassaient les temps ou qui réalisaient de mauvaises soudures étaient mis à pied pour deux ou trois jours, sans salaire.

Tout avait travaillé le corps des ouvriers et des techniciens, par petites doses ; tous n'étaient pas touchés au même endroit, ni au même moment. La chasse au temps mort était ouverte toute l'année ; tous les jours, de 7 heures du matin à 17 heures, sans compter les quarts et nous avions nos pattes scellées dans de la glace comme ces oiseaux incapables de s'envoler, par temps d'hiver et qui attendent en picorant les brindilles alentour, le coup de grâce du chasseur. Bah ! Ça ne fera pas que des malheureux, il ne faut pas dramatiser !

Chouette, un nouveau plan arrive en fin d'année 1987, avec l'annonce de la cessation totale d'activité programmée au 31 mars 1988, cette fois-ci il n'y a plus la carotte proposée en octobre 86 avec les départs étalés mais il y a quand même la prime conditionnée par la lettre de démission. Tout le dernier carré sera licencié, soit une quarantaine de personnes, les autres étant partis au fil des mois qui précédaient. Les pièces sont rapatriées sur Belfort et je suis chargé de contrôler ces expéditions avec d'autres. Je tente le tout pour le tout

Dans une cuve à huile longue de dix mètres, haute de trois et large de cinq, j'écris au blanc de Briançon sous le regard de Jean-Louis, un jeune chaudronnier, ces mots qui vont renverser la situation, j'en suis persuadé, avec des lettres de toute ma hauteur :

NE VOUS LAISSEZ JAMAIS ACHETER !…

à voir…. pour ceux qui réceptionneront le mastodonte … ?

Le 6 mars 1988, je fais ma lettre de démission, deux jours avant la clôture définitive des adhésions à l'a.r.i. Le 31 mars 1988 je suis dehors… Je vais essayer d'apprendre aux autres…