Temps critiques #13
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L’État propriétaire et les classes Quelques remarques sur l’État-réseau et l’individu démocratique

, par Nicolas

Cette note est constituée d'une série de remarques à propos du texte de Temps Critiques « L'État-réseau et l'individu démocratique ». Ces remarques ne sont pas nécessairement articulées entre elles de manière très rigoureuse, sont largement insuffisantes et ne constituent certainement pas un avis définitif. En particulier, elles ne répondent pas aux précisions apportées par d'autres textes, dont « Ce qui est frappant… », qui constitue une fine analyse de l'ensemble des débats menés sur la liste de discussion du Cercle social depuis plusieurs mois. D'autres réponses suivront… en leur temps. Malgré cela, il semblait justifié de les livrer « en l'état »… — si j'ose dire… — de manière à faire avancer le débat sur l'État.

L'État-réseau

Le terme « État-réseau » décrit assez bien la situation actuelle en France. L'État central limite ses propres initiatives, mais appuie financièrement celles des régions (plans État-régions) et des collectivités territoriales. Ces collectivités (villes, départements, etc.) appuient elles-mêmes des projets associatifs. La « démocratie locale », avec les projets actuels de comités de quartier… — déjà expérimentés dans certaines villes… — constitue une manière de formaliser ce fonctionnement. Autrement dit, il existe à la base de l'État une profonde imbrication entre réseaux associatifs et pouvoirs « publics ». C'est plutôt dans ce sens que l'expression « État-réseau » prend toute sa signification, même si elle est sans doute très éloignée de l'intention des auteurs.

La caractéristique principale de ce système, c'est l'existence des « associations représentatives ». Un comité de quartier est réputé représenter ses habitants, bien qu'il ne représente en réalité que ses membres, et le plus souvent, une petite équipe d'éléments-moteurs, pour le meilleur ou pour le pire. Il en va de même pour une association de femmes maghrébines, de cyclistes ou de peintres amateurs, supposées aux yeux d'une mairie représenter l'ensemble des personnes de la catégorie concernée. On est donc effectivement dans un système de médiations, mais de médiations largement fictives… — quelque soit par ailleurs la valeur et la qualité des associations concernées. La meilleure volonté du monde n'empêche pas une association subventionnée de devenir de facto des relais de l'État. Cela signifie aussi que l'État trouve dans ce système un formidable moyen de comprimer ses propres frais, en créant une catégorie d'employés non-salariés, gratuits : les bénévoles des associations. Même celles qui ont des salariés reposent largement sur le bénévolat des membres des bureaux d'associations ; un temps de travail qui n'est pas payé, mais qui est largement employé1.

Qu'il s'agisse des partis, des syndicats ou des « associations représentatives », les formes actuelles de regroupement sont presque systématiquement en relation avec l'État, notamment par le biais d'une participation aux « frais de production » de l'État (sous la forme de subventions, d'exonérations fiscales des dons, de remboursements de campagnes électorales, etc.). L'État-réseau est donc une réalité tangible ; il rappelle à quel point réduire l'État à son gouvernement ou à ses forces répressives ne permet pas de poser le problème clairement. L'État est partout où l'argent « public » est investi. Cette présence de l'État dans l'ensemble des réseaux sociaux participe largement de l'idéologie de l'État comme bien commun. Il s'agit bel et bien d'une forme d'enclosure, au sens de la privatisation / nationalisation d'une structure autrefois commune et autonome2.

Tous fonctionnaires ?

On peut retrouver cette question, sous une forme inversée, dans la vision commune de la fonction publique : à l'externalisation du service public, qui fait de chaque citoyen un fonctionnaire, est opposée l'exigence du service public assimilé au fonctionnariat. C'est pourquoi, lorsque Temps Critiques dénonce la position tacite de nombreuses organisations, y compris libertaires, du « tous fonctionnaires », il importe d'identifier les composantes et les contradictions du problème.

1 - La pérennité de l'emploi : dans un pays marqué par la prédominance de la précarité ou de l'instabilité salariale, il n'est pas surprenant que l'accès à la fonction publique, avec sa garantie d'emploi à vie, constitue une revendication. Elle est d'ailleurs une forme paradoxale de refus du travail, puisque cette garantie constitue généralement une bien meilleure protection contre la répression patronale et les horaires inhumains, que les normes du privé.

2 - Le désir de service public, qui est une donnée non négligeable. Bon nombre de fonctionnaires sont animés d'une véritable volonté de servir, au sens d'être utiles, qui est extrêmement contradictoire : c'est le cheval de Troie de leur propre aliénation, qui peut les conduire à accepter des horaires et des charges de travail intenables, tout en étant l'expression d'un monde futur fondé sur l'entraide (« tension vers un universel »).

3 - La culture étatiste de la gauche, qui postule que le service public est gratuit (comme s'il n'était pas payé par l'impôt) et qu'il est d'intérêt général (ce que dément chaque jour l'enrichissement de la classe politique). En termes politiques, cette vision mystifiée imprègne… — voire constitue… — toute l'idéologie de la gauche et de l'extrême gauche.

C'est en raison de ces contradictions que nous avons… — provisoirement… — renoncé, dans Arlequin anarchiste, à trancher de manière claire sur la place des salariés de « l'encadrement capitaliste » dans le mouvement révolutionnaire. Sans doute sommes-nous trop concernés pour y répondre vraiment… Mais, sans faire de pirouette théorique, on peut esquisser une solution en suggérant que la compréhension de ces contradictions constitue un point de départ, une critique de sa propre activité, une prise de distance, donc une tentative de dépassement.

Médiations

L'idée d'un État-médiateur, bénéficiant d'une relative autonomie, pose de nombreuses questions. En premier lieu, cela implique qu'il ne constitue pas uniquement un « État de la classe dominante », au sens d'une identité totale entre l'un et l'autre. En effet, on ne peut se contenter d'enfermer l'État dans ce rôle de médiation, pas plus qu'on ne peut le réduire à son ministère de l'intérieur. La paix sociale (sous son double aspect prévention répression) est l'une des marchandises les plus couramment produites par les États, mais certainement pas la seule.

Que faire sinon des réglementations en tout genre, des structures financières, des infrastructures et grands équipements, de l'aménagement du territoire, etc., qui ressortent de l'État dans la plupart des divisions du monde ? C'est l'une des questions qui m'amène à poser la question de l'État à l'aide d'outils affûtés pour analyser le capitalisme. C'est bien sûr le prolongement des problématiques liées au « capitalisme d'État » et au « capitalisme d'économie mixte », renouvelées dans l'optique : quel est le rôle de l'État dans le capitalisme global ?

Sur la relation classe dominante/État, Ralph Milliband3, par exemple, cherche dans l'analyse sociologique de la classe politique et des grands commis de l'État la preuve concrète de leur nature de classe bourgeoise. Les résultats sont intéressants, mais la méthode est problématique dans la mesure où, à une analyse en termes de classes, elle substitue une analyse en termes de réseaux sociaux ou éducatifs. Tout cela existe, bien sûr, mais ne permet pas de résoudre la question de la nature des rapports entre État « public » et capitalisme « privé ».

Si l'État ne dépend pas seulement de la classe dominante, c'est parce qu'il est lui-même, en tant que structure, traversé par la lutte de classes. Ses dirigeants forment eux-mêmes une fraction de la classe dominante, et ses employés une fraction du prolétariat. Médiateur entre les classes, via les associations représentatives, les syndicats, etc., certes, mais précisément parce que c'est sa fonction dans l'ordre capitaliste ; non pas en tant qu'émanation de la classe dirigeante, mais en tant que prestataire de services, entreprise fonctionnant selon les normes du capitalisme. C'est une façon de voir que j'ai esquissée dans différents courriers, et dont je poursuis la mise au point dans un texte plus ample.

Manque de classe…

L'idée d'une « disparition des classes en temps que sujet antagonistes4 » ne s'impose pas comme une évidence. On peut éventuellement arguer que, en tant que sujet, c'est-à-dire que classe-pour-soi, la classe ouvrière a disparu. Cela ouvre (une fois de plus, sans doute) sur la définition exacte de la classe comme sujet de sa propre activité. D'autre part, il est clair que les capitalistes constituent une classe-pour-soi très vigoureuse, bien organisée et très consciente d'elle-même, de son unité et de son intérêt dans la lutte des classes.

Par contre, dans les pays d'industrialisation ancienne, l'affaiblissement de l'identité ouvrière industrielle, peut être discutée, même si elle est loin d'être évidente. Ce changement dans « l'identité de classe », plus ou moins marquée selon les pays, est lié à deux facteurs essentiels : la recomposition de la classe (chômage massif, prolétarisation des techniciens diplômés, désindustrialisation, montée en puissance des services, etc.) et le rejet, même par la classe ouvrière « classique » des formes les plus rigides de l'ancienne identité de classe5.

J'ai essayé, dans un texte précédent6, de montrer que l'identité ouvrière était socialement construite, tout comme les identités sexuelles ou nationales, et que la réalisation de l'Individu consiste précisément à se défaire de ces constructions. Nous n'aurions donc pas à déplorer cette disparition, si on dénomme « identité ouvrière » la mythologie, des valeurs du travail et de la glorification du parti et du syndicat comme seuls cadres légitimes des luttes, dans ses variantes social-démocrate, stalinienne et anarcho-syndicaliste. Cette définition, sans être fausse, n'est que l'un des termes de la contradiction7.

On peut volontiers souscrire à l'idée de Michael Seidman à propos de la révolution espagnole de 1936 : « Les luttes contre le travail mettent en évidence la distance, le fossé séparant les militants adeptes du développement des moyens de production, et l'immense majorité des travailleurs qui n'étaient pas prêts à se sacrifier sans réserve pour exaucer l'idéal des militants. Alors que ces derniers identifiaient la conscience de classe au contrôle et au développement des forces productives, à la mise en œuvre d'une révolution productiviste et d'un effort sans réserve pour gagner la guerre, la conscience de classe de la plupart des ouvriers se manifestait, elle, dans le fait d'échapper à l'espace et au temps de travail, tout comme avant la révolution8 ». C'est, en termes théoriques, la rencontre brutale entre l'affirmation et l'autonégation du prolétariat, entre l'ancien et le nouveau mouvement.

Les « identités particulières »

Nous avons nous-mêmes, au Cercle social, critiqué certains aspects de ce que JW. appelle les « identités particulières », que ce soit la revendication du lesbianisme comme seul véritable féminisme, de la réduction du spécisme au viandisme (le mangeur de viande comme ennemi, en lieu et place de l'agrocapitalisme), ou le passage ambigu entre égalitarisme et « droit à la différence » néodroitier. Mais, comme dans « une mystification politique : les identités particulières »9 (dont, il faut bien l'admettre, nous n'avons pas encore rédigé de critique appropriée), J.W. jette le bébé avec l'eau du bain avec désinvolture. Critiquer le « lesbianisme radical » n'est pas nier l'existence d'une hétéronorme dans la plus grande partie du monde et de la société, ni le féminisme matérialiste ; rejeter la vulgate vegan ou l'antispécisme néobenthamien (beaucoup plus complexe que la caricature qui en est faite) ne veut pas dire se rallier au spécisme ordinaire ; et ainsi de suite. La culpabilisation des Individus est une mauvaise méthode, soit ; mais l'absence d'analyse correcte sur les formes de domination sexuelles, raciales, spécielles, n'est pas non plus correct.

Surtout, il ne paraît pas absolument évident que ces luttes particulières, quelques soient leurs limites, s'adressent particulièrement à l'État. Dans la plupart des cas, elles se placent même au niveau du mode de vie, des choix d'existence, donc d'une critique en actes de la vie quotidienne : préférences sexuelles, choix alimentaires, refus en tous genres. La critique principale qui est exprimée sur cette forme d'engagement est le risque de repli sur soi, de retrait des luttes. C'est une critique fondée, mais elle ne doit pas non plus mener au désengagement : cela aboutirait à une nouvelle forme de séparation (schizophrénie, dirait sans-doute Philippe Coutant) entre l'Individu-quotidien et l'Individu-militant, donc à une nouvelle forme d'aliénation (l'Individu séparé de sa production). C'est précisément cette unité (réintégration, si j'ose dire) entre le quotidien et le militant, entre l'action sur soi et l'action vers les autres, qui est le levier de la transformation sociale, en tant qu'anticipation d'une autre société, d'autres rapports sociaux. Il n'en repose pas moins sur une autre forme de séparation, entre le but à atteindre (la société future) et la réalité présente dans toute son horreur. C'est cette distance qui est le creuset de tous les errements, de l'activisme au repli sur soi. C'est cette question dont nous avons esquissé l'analyse dans Arlequin anarchiste, sans d'ailleurs apporter une réponse très satisfaisante.

Il s'ensuit que le texte sur « l'État-réseau » est miné par cette faiblesse. Les « identités particulières » sont à la fois surévaluées dans leur importance sociétale et dans leur caractérisation politique. Les lesbiennes féministes ne représentent guère un lobby très puissant… — à l'inverse, par exemple, du Syndicat national des entreprises gaies… - et les antispécistes ne sont que quelques dizaines de militants réellement actifs dans toute la France, en comptant large, pour ne reprendre que ces deux exemples. Du même coup, le lien entre les deux parties du texte, c'est-à-dire entre l'État-réseau et l'individu démocratique, n'est pas assuré de manière solide.

De cette deuxième partie, je ne peux retenir que l'appel final à « rendre compte du monde, à le rendre intelligible ». Encore cette proposition tombe-t-elle sous le même défaut que Arlequin anarchiste : la théorie, l'analyse, la formation sont des choses nécessaires pour avancer, mais que faire lorsque les anarchistes, dans leur majorité, n'en veulent pas, ou se contentent de formules vagues et de discussions creuses… — du moins à notre goût ? Ce n'est pas une question simple, car on ne la résoudra pas en se répandant en imprécations. Il nous faut d'abord comprendre le pourquoi de ce rejet tacite…

Que faire en attendant l'universel ? demande Philippe Coutant. Le « travail » d'analyses que les révolutionnaires peuvent mener aujourd'hui, c'est précisément d'essayer de dégager ce qui dans les luttes actuelles, dans l'évolution actuelle du monde, tend vers un dépassement des frontières, des barrières, des « enclosures », empêche la réalisation d'un monde nouveau ; rejeter tout ce qui nous ramène vers le passé, vers la division de la planète et des humains ; plus encore, tout ce qui nous sépare de nous-mêmes, tous ce qui nous empêche de vivre non seulement en soi, mais pour soi. Et sur le « terrain », saper le capital à la base même de sa production, en « valorisant » le refus du travail.

 

 

Notes

1 – Voir l'analyse de Gérard Bad sur le même principe d'externalisation gratuite dans les banques, dans sa brochure « la sphère de circulation du capital », Echanges, 2001.

2 – Voir les travaux de Massimo de Angelis et de l'équipe qui publie The Commoner à propos des « nouvelles enclosures ». 

3 – L'état dans la société capitaliste.

4 – Cependant, je ne connais pas bien la problématique développée par Temps Critiques sur ce point.

5 – Cf. la problématique développée par Théorie Communiste sur ce sujet.

6 – Deux analyses libertaires sur la question bretonne, DLM, no 5

7 - Comme le rappelle justement JW dans son dernier courrier, sur lequel je reviendrais plus tard.

8 – « Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail », Paris et Barcelone pendant le Front populaire français et la révolution espagnole. 1936-1938 », Échanges, 2001.

9 – C'est sous ce titre que fut diffusé une première mouture de ce qui deviendra Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût.