Mai 1968 et le Mai rampant italien
Première partie : Mai 1968 en France

II. Les prémisses théoriques

 

Elles s’expriment essentiellement à travers des revues politiques et l’intervention publique de quelques intellectuels engagés.

Les revues

Socialisme ou Barbarie15 (SoB)

Le nom du groupe-revue s’explique par la reprise de la notion trotskiste de décadence du capitalisme qui conduisait à poser cette alternative. Rosa Luxemburg l’avait d’ailleurs reprise de Marx pour dénoncer les horreurs de la Première Guerre mondiale.

À l’origine, la revue ne se livre pas à une critique ouverte du marxisme ou des limites de Marx puisqu’elle pose encore les questions dans le cadre théorique du trotskisme. En effet, elle est le produit d’une scission du PCI trotskiste, tendance Franck, pour qui la question principale est celle de la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire face à la dégénérescence des directions politiques et syndicales du mouvement ouvrier. La revue innove pourtant sur deux points. Le premier est celui de la caractérisation du régime soviétique et particulièrement de la nature de ces rapports sociaux de production. Dès son numéro 2 de l’été 1949, par un article de Chaulieu (premier pseudonyme de Castoriadis en France), elle rompt avec la théorie trotskiste de l’État ouvrier dégénéré en reconnaissant la bureaucratie autour du Parti communiste comme la nouvelle classe dominante. Le second point, qui se fera jour progressivement, c’est qu’elle va faire de la division entre dirigeants et exécutants l’opposition fondamentale en lieu et place de l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat. Les rapports de production qui se complexifient, deviendraient de plus en plus abstraits et ne seraient plus définis essentiellement à partir de la propriété privée des moyens de production. Ce nouveau canevas théorique permet d’un côté, d’englober dans la critique non seulement la bourgeoisie capitaliste, mais aussi la bureaucratie orientale soviétique et de l’autre, d’élargir la classe ouvrière à de nouvelles catégories de salariés. Nous verrons que ce dernier point est particulièrement important dans la compréhension des évolutions du rapport de classes et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, pour la compréhension et l’interprétation de mai 1968. En effet, par ce biais, SoB tient compte de la nouvelle structuration des rapports sociaux capitalistes, tout en ne cédant pas à la tendance sociopolitique en vogue d’un questionnement intéressé sur les classes moyennes visant à décrédibiliser l’analyse marxiste des classes.

Le groupe SoB va ainsi mettre à jour les caractères nouveaux de la « composition de classe » à travers les récits ouvriers de Mothé et Romero et leur incidence sur le mouvement révolutionnaire moderne à partir du no 31 de la revue (fin 1960–début 1961). Si le groupe ne parle pas en termes de composition de classe comme ce sera le cas en Italie dès ces années-là, il ne faut pas oublier qu’il est en contact, en Italie, avec le petit groupe autour de Montaldi (cf. infra, 2e partie).

« De même, la crise de la culture et la décomposition des valeurs de la société capitaliste poussent des fractions importantes d’intellectuels et étudiants (dont le poids est croissant) vers une critique radicale du système […]. Le rôle de ces nouvelles couches sera fondamental ». Et encore : « la société contemporaine perd son emprise sur les générations qu’elle produit ce qui est très différent d’un simple conflit de générations » (no 33, p. 84). Dès ce no 33, on pouvait trouver un article de Daniel Mothé sur les jeunes générations ouvrières. La jeunesse y est pointée comme un élément de décomposition active et subjective du capitalisme parce qu’elle porterait un refus de ses valeurs. Mothé montre l’ambiguïté de cette révolte de la jeunesse puisqu’elle est à la fois soumission à un faux idéal que les politiques lui proposent (l’individualisme conquérant) qui amène les jeunes à être « asociaux » ; et aussi transgression de la norme qui les amène à être « antisociaux » : « Se débrouiller pour ne plus être travailleur, au besoin en devenant gangster » (p. 5). Et Mothé de conclure : « La société que proposent les politiques, c’est cette société qui exclut la solidarité ; c’est cette société où les hommes luttent pour ne plus être ce qu’ils sont ». Mais Mothé n’en tire pas les conclusions qui s’imposent, car il est encore dans le système de référence prolétarien et dans l’idée de la centralité de l’expérience ouvrière. Comme les Quaderni Rossi en Italie, Socialisme ou Barbarie se fixe pour tâche première la description des transformations des rapports sociaux plutôt que celle de l’élaboration des prescriptions théoriques. C’est aussi que le contexte, particulièrement en France, ne s’y prête pas. Le groupe refuse toute vision millénariste à la Edgar Morin ou Claude Lefort (cf. le no 4 de la revue Arguments) car pour lui, il ne s’agit pas d’attendre un grand événement. Le socialisme est conçu comme organisation de la société « la construction du socialisme » disait Chaulieu).

La revue SoB note que le système produit une désuniversalisation et les jeunes apparaissent contradictoirement comme une nouvelle référence du capital (cf. la nouvelle dimension prise par la mode dans les années soixante) et le moteur possible d’une nouvelle dynamique.

Les articles vont se succéder qui abordent ces questions. Dans le no 36, un article de Mareuil : « Les jeunes et le yé-yé » annonce une nouvelle « Internationale de la jeunesse » qui mène des luttes anti-hiérarchiques, mais pour une égalité sans droits, car elle refuse l’institutionnalisation des luttes. Le no 39 se penche sur le mouvement étudiant américain et particulièrement sur la situation à Berkeley qui annonce, par bien des côtés, celle de Nanterre. SoB y souligne que les étudiants sont bien placés pour dévoiler la nature de la bureaucratie et du pouvoir. La dénonciation de l’université ne se fait donc pas principalement, surtout aux États-Unis, dans le sens d’une critique gauchiste contre « l’école de classe », mais comme dévoilement d’un rapport social au sein duquel le savoir est devenu productif, est devenu pouvoir.

On peut souligner la différence entre cette perspective du groupe SoB pour qui les étudiants sont particulièrement bien placés pour être les sujets de ce dévoilement et la position de l’Internationale situationniste pour qui les étudiants sont les derniers à pouvoir critiquer quoi que ce soit pris qu’ils sont par leur “misère” présente et leur avenir tout tracé de cadres au service de la bourgeoisie. Nous y reviendrons.

L’autre axe de la critique, à partir du no 35 du 1er trimestre 1964 dont l’éditorial a pour titre : « Recommencer la révolution », va s’attaquer directement au marxisme comme idéologie (critique du déterminisme historique), économisme (critique de la théorie de la valeur et du concept d’exploitation dans son acception économique) et essentialisme (le millénarisme du prolétariat). La perspective partitiste est aussi abandonnée après de longues discussions polémiques autour de la question de l’organisation qui entraîneront de nombreux départs tout au long de l’histoire de la revue (Henri Simon d’abord, Claude Lefort ensuite). Néanmoins, cette critique exprimée dans la revue ne la rapproche pas des groupes anarchistes avec qui elle refuse tout contact. En effet, la Fédération communiste libertaire (FCL) est jugée trop proche des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. Les seuls rapports entretenus sont ceux avec la revue Noir et rouge (cf. infra) en raison de sa tenue théorique et de son ouverture vers le marxisme. Mais quand Castoriadis rompra officiellement avec le marxisme, ce ne sera pas pour se tourner vers les thèmes libertaires. Pour lui « l’autonomie », son concept phare à partir des années soixante-dix, à plus à voir avec la démocratie citoyenne antique qu’avec la critique de l’État.

En 1966, Pouvoir Ouvrier, journal d’agitation du groupe SoB, analyse le phénomène des provos aux Pays-Bas de façon assez positive avant de se raidir dans une posture marxiste plus traditionnelle, celle du programme prolétarien.

Lucien Laugier16 aborde aussi cette question quand il décrit la jeunesse comme une nouvelle catégorie sociale sous-tendue par une division sociale. Néanmoins, pense-t-il, les jeunes sont « disponibles » (ils ne sont pas fixés) et réduits à « l’irresponsabilité » par la société. Pourtant, force est de constater que ce qui correspond plutôt finalement, à une déresponsabilisation, s’étend à tous les individus par un processus général de juvénilisation de la société tout entière. Et si l’étudiant devient une figure centrale, c’est parce qu’il condense les traits essentiels de la situation de la jeunesse moderne de par l’allongement de la période de latence que lui procure la poursuite d’études longues17.

Pour conclure sur SoB, nous pouvons dire que son influence est paradoxale :

– Le groupe en tant que tel n’existe plus depuis 1965. La revue continue à se diffuser dans des lieux comme la librairie La Vieille Taupe fondée en 1965 par Pierre Guillaume intéressé à la fois par les thèses situationnistes et bordiguistes. La librairie jouera pendant ces quelques années un rôle rassembleur d’individus de différentes obédiences communistes et de synthèse pour les idées et la diffusion de textes et ouvrages qu’on aurait pu définir de facture anti-léniniste si les textes de Bordiga et de la revue Invariance n’y avaient pas été aussi diffusés et commentés dans une maturation et un brassage d’idées qui eut son influence dans le mouvement de mai-juin 68. Pour ce qui est des textes de Marx qui représentaient une part importante du fonds général de la librairie, il ne s’agissait pas tant de préparer un retour à Marx que de retrouver l’original sous les scories marxistes orthodoxes ou/et léninistes. Il fallait privilégier la diffusion de textes qui permettraient d’écarter ces scories. Des textes peu diffusés dans la période de contre-révolution des années trente à cinquante et dont il restait des stocks dans des caves qu’il ne fallait pas laisser à la critique rongeuse des souris. Le catalogue des éditions Spartacus, la collection complète de la revue Socialisme ou Barbarie, les œuvres de Marx aux éditions Costes trouvaient là une seconde jeunesse, à côté de la réédition sous forme de brochures de textes rares de facture bordiguiste comme Auschwitz ou le grand alibi d’Axelrad ou Propriété et capital de Bordiga.

– L’influence directe des thèses de SoB ou de Pouvoir ouvrier sur l’Internationale situationniste reste limitée au bref passage de Guy Debord dans le groupe (environ un an) et au texte fait avec P. Canjuers (pseudonyme de Daniel Blanchard) en 1960 pour une éventuelle discussion dans l’IS. Le texte ne sera pas immédiatement rendu public et ne sera signalé que par un petit encart dans le no 5 de la revue sous la rubrique « Renseignements situationnistes ».

Une influence inverse, jouera un peu pour Pierre Guillaume, mais aussi pour de jeunes « socio-barbares » comme André Girard et Richard Dabrowski qui formeront une éphémère tendance situationniste à l’intérieur de SoB, sans jamais être intégrée formellement à l’IS.

Par la suite Debord ne ménagera pas ses efforts pour indiquer sa rupture avec ce qu’il conçoit comme des élucubrations de Castoriadis (en fait sa critique du marxisme) pas loin de rejoindre celles précédemment dénoncées chez les argumentistes (Axelos, Lefort et Morin de la revue Arguments qui se sont eux aussi éloignés du marxisme pour se perdre, pense Debord, dans des questionnements métaphysiques). Il accuse SoB d’incapacité à se transformer en une organisation révolutionnaire, malgré la création du journal d’agitation Pouvoir ouvrier18.

Le groupe Pouvoir ouvrier, issu de la scission avec SoB, cherche à maintenir une perspective marxiste, fût-elle hétérodoxe, derrière Vega et Souyri. La position de Jean-François Lyotard, est plus ambiguë parce que s’il suit Pouvoir ouvrier dans la scission, il reconnaîtra plus tard avoir été d’accord avec Cardan (nouveau pseudonyme de Castoriadis), mais que les critiques de ce dernier par rapport au marxisme et à la possibilité d’une révolution n’allaient pas assez loin. Elles comportaient encore des illusions par rapport à une alternative à la domination capitaliste.

La perspective du nouveau Pouvoir ouvrier est celle d’une intervention militante auprès des ouvriers dans le but de former une avant-garde communiste œuvrant pour que la classe ouvrière réalise son propre pouvoir. Une position finalement très proche de celle que défend Castoriadis (Chaulieu) dans sa polémique avec Pannekoek à propos de l’organisation révolutionnaire et des conseils ouvriers. Le maintien de la perspective marxiste amène leurs militants à côtoyer les trotskistes lambertistes au sein du Comité de liaison pour la démocratie ouvrière (CLADO), ce qui est pour le moins surprenant, alors qu’au niveau international ils se rapprochent de Tony Cliff et de la revue International Socialism que Castoriadis trouvait trop strictement trotskiste, par exemple sur la question du capitalisme d’État en URSS. Difficile à travers cet éclectisme théorique de retrouver un semblant d’unité et le groupe explose en septembre 1967 avec l’exclusion de Pierre Guillaume qui venait de prendre part à l’édition en anglais du texte de l’IS sur les émeutes de Watts ; et de Jacques Baynac pour « travail fractionnel ».

Une bonne demi-douzaine d’autres membres démissionnent et vont former le groupe informel dit de La Vieille Taupe parce qu’il se réunit autour de cette librairie. Passablement dégoûté, Pierre Souyri quitte bientôt Pouvoir ouvrier et il envisage un repli sur la théorie. Les derniers membres du groupe publient encore quelques appels comme dans le no 90 de Pouvoir ouvrier, paru en Mai, sous le titre « Des millions de travailleurs en lutte ébranlent le système19 ». Quelques-uns comme Chevalier, rejoindront pour un court temps Les Cahiers de Mai sur une position organisationnelle avant-gardiste intenable au sein des Cahiers qui développent au contraire une position sur la nécessité de pratiquer l’enquête ouvrière comme préalable à toute intervention politique. On retrouve cette opposition au sein des Quaderni Rossi20 avec Panzieri qui maintient la nécessité de la pratique de l’enquête contre l’interventionnisme politique de ceux qui vont fondé le groupe Classe operaia.

De leur côté des « socio-barbares » comme Blanchard, Mothé et Chatel sont déjà partis du groupe avant sa dissolution de 1967, le premier pour rejoindre le groupe Informations et correspondances ouvrières (ICO, cf. infra), le second la CFDT.

– En Mai, Lyotard participe au Mouvement du 22 Mars et au tract « Votre lutte est la notre », mais la rédaction d’une plate-forme du mouvement est confiée à des membres d’ICO et à des anciens de la tendance Cardan (second pseudo de Castoriadis) dans SoB. Voyant cela Lyotard refuse d’y participer. Rétrospectivement, Lyotard revient sur le rapport entre SoB et le mouvement de Mai-68. Pour lui, le groupe n’a fait qu’y répéter, à une échelle plus importante, ses propres dilemmes. Selon lui : « À Castoriadis disant : il n’y a plus d’objectivité conduisant à la ruine du capitalisme, le problème de la révolution est celui de la subjectivité critique, Souyri répondait en effet, le problème de la révolution a toujours été celui-là, mais aussi il a toujours été posé dans les conditions objectives qui sont celles des contradictions du capitalisme et qui sont indépendantes de cette subjectivité21 ».

– Le groupe Bororo issu de SoB devient Communisme ou Barbarie puis se fond dans le Mouvement du 22 Mars.

– Le comité d’action de la rue Bonaparte aura été très influencé par les thèses de SoB et il publiera quelques tracts intéressants22.

L’apport de la « gauche italienne » dite bordiguiste

Il s’effectue à tout d’abord à travers des revues militantes comme Le Prolétaire, Internationalisme et Invariance et la diffusion de textes ronéotés dans des lieux comme La Vieille taupe. Et aussi par l’intermédiaire de personnalités comme Jacques Camatte et Lucien Laugier qui développent une intense activité éditoriale. Par rapport à SoB, sa particularité est de démontrer que la bureaucratie russe, loin d’être la nouvelle classe dominante de l’avenir n’est qu’une incarnation du capital dans les secteurs géographiques où la bourgeoisie s’est révélée déficiente. Une position plus juste si on regarde ce qui s’est passé avec l’écroulement du bloc soviétique, mais insuffisante pour expliquer le phénomène actuel de la Russie de Poutine et de la Chine du capital sous contrôle du PCC. Le second apport est de détacher la personne du capitaliste du capital lui-même, une façon détournée de poser ce dernier comme différent de la société bourgeoise. Le « discours du capital » tend à remplacer l’idéologie bourgeoise et la forme capital-automate se renforce. Le troisième apport est celui qui reprend la distinction de Marx et Engels entre d’un côté, le parti historique (« le parti-Marx » d’après la dissolution de la Première Internationale) qui est chargé de maintenir le « programme prolétarien » envers et contre tout en période de contre révolution et qui est, en quelque sorte, le gardien de son invariance et de l’autre, le parti formel qui est l’organisation en butte aux aléas du rapport de forces du moment et qui de ce fait ne peut constituer une boussole suffisante. En conséquence, la perspective strictement partitiste de la gauche italienne ne sera jamais véritablement léniniste car elle ignore la problématique du parti de masse et le centralisme démocratique comme fonctionnement. C’est ce qui permettra à une revue comme Invariance d’avoir une influence théorique en 1968 et dans l’après-68 au sein des mouvances dites ultra-gauche ou libertaire, dans la mesure où elle insistera d’abord sur cette critique du parti formel. Puis, par la suite, en développant des positions contre la « bande-racket » que représenteraient aujourd’hui tous les partis et fractions politiques organisés. Les commentaires de Jacques Camatte, principal animateur de cette revue, sur le « Sixième chapitre inédit » du Capital avec la mise en place par Marx des concepts de domination formelle et de domination réelle du capital influenceront aussi durablement les analyses post-68 du capital au sein des différents petits groupes informels ou revues du milieu communiste de gauche.

Noir et Rouge

Cette revue est née d’un constat, fait dans les années cinquante, d’une certaine faillite des organisations anarchistes existantes en raison de leur manque de prise sur les réalités présentes. Ainsi, les membres de la revue s’élevaient d’un côté, contre la déviation léniniste de la Fédération Communiste Libertaire (FCL) de Fontenis (1949-1955) qui ignora complètement le renouveau marxiste lié à l’exhumation des différents courants de la gauche communiste des années vingt (Lukács, Korsch, Pannekoek) et de l’autre contre l’humanisme régnant traditionnellement dans la Fédération Anarchiste (FA) devenue une sorte d’association de commémoration d’une révolution espagnole mythifiée.

Pour les jeunes des GAAR (groupes anarchistes d’action révolutionnaires) dont Noir et Rouge devint l’organe de presse en 1956, c’est une perspective anarchiste-communiste qui est affirmée. En effet, tout en reconnaissant l’unité idéologique des anarchistes, le groupe va tenir compte de l’apport marxiste à travers les contacts et contributions de Daniel Guérin23, Yvon Bourdet, Henri Simon sans pour cela vouloir établir un cocktail théorique ou une synthèse que réalisera, pour sa part, Daniel Guérin, pour son propre compte. Le groupe reprend la théorie des luttes de classes comme moteur de l’histoire et relève l’importance de l’analyse des rapports de production pour donner une consistance matérielle à sa critique, au-delà d’une simple éthique de la révolte. L’expérience récente des conseils hongrois le rapproche aussi des thèses des communistes de conseil et de nombreux articles sont consacrés aux collectivités agraires de l’Espagne révolutionnaire et aux expériences d’autogestion en Yougoslavie et en Algérie. La revue est alors assez proche, sur ces points de la revue SoB, même si elle ne cherche pas à fonder une théorie nouvelle de l’organisation comme le groupe SoB ou une théorie nouvelle des conseils et de l’autogestion comme l’IS. Son objectif est plus modeste et s’apparente à de la vulgarisation intelligente.

La revue Noir et Rouge fut souvent accusée d’entretenir une confusion entre anarchisme et marxisme alors qu’elle cherchait à dépasser les vieux clivages, à dépoussiérer l’analyse et à attaquer les vieux tabous24. En cela, elle anticipait ce qui fut « l’esprit de mai » avec l’idée que « la révolution sera totale ou ne sera pas25 ». En 1967, ses membres forment le Groupe Non-Groupe (GNG) qui par certains côtés préfigure l’organisation du Mouvement du 22 Mars. Cohn-Bendit en fut (avec Jean-Pierre Duteuil) le principal point de liaison, même si dans le no 42-43 de 1968, dans l’article « Cohnbendiste ? », les membres du collectif se défendent de toute personnalisation du mouvement.

L’Internationale Situationniste

Nous commencerons par deux mots sur le Mouvement lettriste qui l’a précédée et influencée. Dès le mouvement lettriste Isidore Isou, sa principale « plume » voit dans la jeunesse, non seulement une catégorie d’âge, mais une catégorie politique qui peut réaliser la créativité pure. La revue lettriste s’appelle d’ailleurs Le Front de la jeunesse. La révolte de la jeunesse serait le produit d’individus « externes » exploités par les individus « internes26 ». Ses publications dénoncent le fait selon lequel la jeunesse serait sacrifiée aux intérêts des grandes masses, car elle n’aurait aucun intérêt propre de par sa condition purement passagère. On voit ici que les lettristes plaquent l’analyse de la jeunesse sur celle du prolétariat, au moins tel qu’on le conçoit dans le marxisme. Les lettristes n’affirment-ils pas d’ailleurs que la jeunesse, comme le prolétariat, ne meurt jamais ? La jeunesse serait un facteur de dynamisme dissolvant car elle serait en dehors de la disposition des biens de la société de consommation. Les jeunes n’auraient donc rien à perdre car ils seraient comme extérieurs au système. Toujours le modèle du prolétariat défini comme « sans réserves ». Toutefois, il n’en demeurerait pas moins que les jeunes auraient un ensemble d’intérêts en commun qui ne peut recouper la notion d’intérêts de classe parce que leur situation serait plus proche d’une situation d’esclavage ou au moins de surexploitation hiérarchique qui les engloberaient tous, quelle que puisse être leur origine sociale.

En 1952 paraît une revue éphémère : Le soulèvement de la jeunesse qui tient à prendre ses distances avec ce qu’elle appelle le simplisme de la lutte des classes et d’une pratique révolutionnaire qui ne s’adresserait qu’à la population active, ce qu’Isou appelle les « Internes », alors que des millions de jeunes se trouvent en position d’« Externes » par rapport au salariat et au marché. Cette position la conduit à un réformisme philanthropique à travers des revendications telles l’ouverture du crédit à bon marché aux jeunes, la réduction des années de scolarité qui anticipe un peu sur la future critique de l’école, mais sans critique du savoir séparé. Cette critique rencontre aussi ses limites dans le fait que même si elle a bien enregistré la nouvelle dynamique du capital qui a en quelque sorte créé la jeunesse comme catégorie spécifique et qu’elle en perçoit la contradiction, elle n’anticipe pas la résolution de cette contradiction au sein du rapport social capitaliste. Or, c’est pourtant ce qui se produit et qui peut être traduit dans les termes lettristes, à savoir que le capital va rechercher et construire un nouveau rapport entre externe (la jeunesse comme « cible » à travers la mode et la consommation) et interne (son intégration au marché du travail comme force de travail à bon marché27).

L’aile gauche dissidente du Groupe lettriste forme en 1952, l’Internationale lettriste28. Elle ne se veut pas une nouvelle école littéraire ou artistique, mais une arme pour « la construction consciente et collective d’une nouvelle civilisation29 ». Dès 1954, les positions politiques s’affirment : « Il faut refuser de lutter à l’intérieur du système pour obtenir des concessions de détail immédiatement remises en cause ou regagnées ailleurs par le capitalisme. C’est le problème de la survivance ou de la destruction de ce système qui doit être radicalement posé. Il ne faut pas parler des ententes possibles, mais des réalités inacceptables : demandez aux ouvriers algériens de la Régie Renault où sont leurs loisirs et leur pays et leur dignité et leurs femmes ? Demandez-leur quel peut-être leur espoir ? La lutte sociale ne doit pas être bureaucratique mais passionnée30 ».

La critique de la bureaucratisation des organisations ouvrières est mise au premier plan ainsi que la crtique des principes du léninisme et surtout de l’obsession de la prise du pouvoir. Or, le problème révolutionnaire serait celui de satisfaire des besoins qui sont entravés par le travail forcé, alors que les moyens technologiques existent pour une vie de divertissement. Néanmoins, les disciples du Soulèvement de la jeunesse n’ont guère été présents dès que les jeunes se sont révoltés. Dès les premiers jours de mai 68, Maurice Lemaître déclarait dans un tract : « Il y a longtemps qu’Isou et moi avons prévu cette situation. L’explosion actuelle est anecdotique ; nous devons prendre nos distances pour mieux l’analyser et en tirer des conclusions pour l’avenir. »

Les lettristes ne vont pas aborder la nouvelle situation dans les meilleures conditions. Ils sont partagés entre deux tendances31 depuis plusieurs années et les événements ne leur permettront pas une clarification de leurs positions ou un retour à une certaine unité. En effet, les « externistes » ne se montrèrent en public qu’à partir de la deuxième quinzaine du mois de mai, mais avec un grand détachement, car, pour eux, il est difficile d’attaquer ou de défendre quelque chose de manière absolue, puisque rien n’est vraiment totalement bien ou totalement mauvais. Pour sa part, la tendance Lemaître publia, sous la pression d’étudiants, un tract intitulé « Pour la société sans classe, pour la société paradisiaque des créateurs », mais qui fut peu diffusé, y compris par les quelques étudiants de Nanterre de la tendance. Quant au cercle Altmann, il fut plus proche du mouvement et il eut quelques contacts lycéens comme au lycée de Sèvres. Il adopta ensuite une position anti-parlementariste au moment des élections législatives de juin.

Le premier numéro de l’Internationale Situationniste paraît en juin 1958 avec deux axes importants, un qui critique les jeunes surréalistes (cf. l’article « Le bruit et la fureur »), les Angry young men et leurs tentatives de production artistique et culturelle contemporaine et l’autre qui annonce « une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour expérimenter et développer l’emploi des nouvelles techniques de conditionnement32. » La domination de la nature peut être révolutionnaire ou réactionnaire selon le rapport de forces qui se dégagera. Ce dernier dépend de l’intervention d’un prolétariat qui est révolutionnaire ou qui n’est rien. L’IS est certaine d’être de son temps, mais le prolétariat le sera-t-il, c’est la question qu’elle se pose. Asger Jorn va accentuer cette tendance technophile dans un article sur l’automation (« Les situationnistes et l’automation ») qu’il présente comme le nouveau moyen de libération. À partir de là, l’exclusion de l’aile artiste de l’IS est entamée et Debord va chercher à faire coïncider dépassement de l’art et critique de la vie quotidienne.

L’article du no 4, « Sur l’emploi du temps libre » reprend la question du divertissement tout en faisant intervenir, pour la première fois, la notion de spectacle. Ce développement a en fait pour point de départ, une polémique entre les revues Arguments et Socialisme ou Barbarie. En effet, pour la première, l’importance des divertissements et de la consommation, atteste du réformisme de la classe ouvrière contemporaine dans sa vie quotidienne, alors que pour la seconde cela ne représente qu’un surcroît d’aliénation par les faux besoins33. Pour l’IS, la question est ailleurs. Il ne s’agit pas de juger ces transformations, mais d’en saisir les soubassements à travers le dévoilement du spectacle de la décomposition de la société. L’aspect aliénant du vécu quotidien est perçu comme l’élément constitutif du spectacle et ce qui fait converger prolétariat et l’IS, c’est le fait que le premier est indifférent au spectacle culturel et que le second œuvre au dépassement de l’art.

Un tournant politique majeur intervient avec la publication, en juillet 1960, du texte de Debord et Canjuers, membre de SoB, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire34 ». Dans ce texte, la division entre dirigeants et exécutants qui représente, pour SoB, la nouvelle contradiction du capital tendant à supplanter celle entre exploiteurs et exploités, est transférée dans le domaine de la culture avec la séparation entre acteurs et spectateurs produite par le spectacle culturel. Dans une première partie (« Le capitalisme, société sans culture »), le texte se situe au niveau des transformations du procès de production et l’intégration de la technologie à ce procès. Technologie qui se sépare de la technique et impose son cortège d’experts qui seuls peuvent rendre lisible le procès d’ensemble. Barbarie de science-fiction ou alternative révolutionnaire, le choix est clair !

L’influence de SoB se laisse voir par le fait que c’est encore la société-usine qui est désignée comme le moteur du processus. C’est elle qui impose le désert de ses cités dortoirs, de ses parkings et de ses autoroutes ; c’est elle qui impose la marchandise industrielle comme satisfaction de besoins artificiels qui ne sont jamais passés par le stade de désirs. Par rapport à cela, le spectacle n’est que second : « En dehors du travail, le spectacle est le mode dominant de mise en rapport des hommes entre eux ». Une position qui s’inversera à partir de 1963 quand l’IS après avoir salué l’analyse de la réification par SoB, lui reproche une nostalgie pour les formes anciennes de travail et pour tout dire, une absence de critique du travail en tant que tel.

Dans une seconde partie (« La politique révolutionnaire et la culture »), des lignes prospectives sont annoncées, qui, sous l’égide du prolétariat, prévoient un véritable « renversement de signe du travail », la fin des séparations entre travail et loisirs, entre production et consommation. Activité productive nouvelle et usage créatif des biens produits seront à l’ordre du jour. Sur cette base qui n’a rien d’utopique, à partir du moment où les conditions de l’abondance existent, la pratique révolutionnaire se devra d’être expérimentale.

Ce texte est la première tentative de rapprochement de l’IS (il vaudrait d’ailleurs mieux dire, d’un de ses membres) avec le courant révolutionnaire et sera à l’origine d’une théorisation sur les conseils de travailleurs, suite logique de la critique du putschisme léniniste, même si le lien n’est pas évident avec l’idée d’une autogestion de la vie quotidienne. En tout cas, une tendance s’affirme qui, via SoB et Arguments, Lefebvre et Debord, veut « réinventer la révolution35 ». Ces deux derniers auteurs insistent particulièrement sur la dialectique aliénation/ désaliénation de la vie quotidienne comme possibilité de la révolution, car la vie quotidienne est ce lieu à la frontière de la domination et de la non-domination. Si on peut dire que Debord assimile les lectures de Lukács et Korsch par Lefebvre interposé, il n’en est pas de même des conseillistes historiques et de la gauche communiste en général qui refuseront d’envisager ce projet d’une réinvention de la révolution qui sous-entendait l’idée de rupture, pour s’en tenir à l’invariance des principes qu’il s’agit de sauver en période de contre-révolution. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils n’anticiperont pas le mouvement souterrain de « la vieille taupe », ce qui est pourtant, pour tout marxiste intransigeant, la fonction première de la théorie défendue par le “parti historique”. En conséquence de quoi ils ne verront rien venir et auront une influence très faible sur le cours des événements36. Dans « Les mauvais jours finiront » (no 7, 1962), l’IS critique la politique comme domaine et fonction séparés, mais alors qu’une partie de la gauche communiste (plutôt d’obédience germano-hollandaise) s’enferre dans les discussions autour des rapports entre parti et conseils37, qu’une autre (d’obédience plutôt italienne) se fixe sur la forme parti et la distinction parti formel/parti historique, l’IS se centre sur l’analyse des phénomènes de refus de la politique, ce qui la met plus en phase avec les transformations concrètes des rapports sociaux et la crise des idéologies.

Révolte des jeunes, refus du travail sont pour l’IS les indices des nouvelles formes de la contestation dans la société de consommation. L’exigence d’un bilan s’impose de façon à ne pas être trop dépendant d’une référence au fil historique des luttes de classes, plus bloquante qu’émancipatrice : « Il faut reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée quant à ses diverses sortes d’héritiers politiques ou pseudo-théoriques, car ils ne possèdent que l’héritage de son échec. Les succès apparents de ce mouvement sont ses échecs fondamentaux (le réformisme ou l’installation au pouvoir d’une bureaucratie étatique) et ses échecs (la Commune ou la révolte des Asturies) sont jusqu’ici ses succès ouverts, pour nous et l’avenir. […]. La première pensée à redécouvrir est évidemment celle de Marx […], mais il faut reconsidérer aussi bien les positions anarchistes dans la Première Internationale, le blanquisme, le luxemburgisme, le mouvement de Conseils en Allemagne et en Espagne, Cronstadt ou les makhnovistes, etc. Sans négliger l’influence pratique des socialistes utopiques […]. Il n’y a pas d’autre fidélité, il n’y a pas d’autre compréhension pour l’action de nos camarades du passé, qu’une réinvention, au niveau le plus élevé, du problème de la révolution, qui a été d’autant plus arraché de la sphère des idées qu’il se pose plus lourdement dans les faits38 ».

La même urgence théorique que celle affirmée par un groupe comme SoB donc, mais pas le programme. Là où ce dernier groupe cherche à couper le fil historique en faisant de son propre développement théorique la base de la réinvention de la révolution39. L’IS veut renouer avec ce qui a été occulté par le marxisme orthodoxe. Toutefois, cette position claire de l’IS par rapport à des groupes révolutionnaires patentés jaugeant le nouveau à l’aune de leurs vieilles « lignes de classe », de leur « programme », était obscurcie par le fait que l’IS se voyait comme le seul dépositaire de la nouvelle lecture historique du mouvement ouvrier passé et a fortiori, des phénomènes les plus récents. Dans le no 8 de 1963 (« Banalités de base »), Raoul Vaneigem présentait le groupe comme le point de référence central de la société unitaire actuelle (p. 47). Cela l’amenait à proclamer, « Dire qu’il n’y a pas de mouvement révolutionnaire est le premier geste indispensable, en faveur d’un tel mouvement. Tout le reste est replâtrage dérisoire du passé » (no 9. 1964, p. 26). Il ne s’agit donc pas d’aller à la pêche aux ouvriers dans les usines, comme tout bon gauchiste ou d’attendre les conditions objectives comme les gauches communistes, mais d’attendre que leurs idées soient dans la tête de tous. Que la théorie situationniste devienne force matérielle en quelque sorte. Si la critique situationniste se posait comme anti-léniniste en théorie, elle réintroduisait dans les faits et dans la sphère politique, la vision léniniste d’une avant-garde de la conscience, alors pourtant qu’elle proclamait l’impossibilité de toute avant-garde dans le capitalisme développé, y compris dans la sphère « artistique »40.

Alors que beaucoup de révisions du marxisme orthodoxe ou stalinien s’accompagnaient de la recherche d’un nouveau sujet révolutionnaire, l’IS allait contourner le problème en tentant une désobjectivation du prolétariat comme sujet de la révolution. À partir de là celui-ci ne peut plus être une classe définie par sa place dans la production, mais une classe composée « des gens qui n’ont aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer, aux divers degrés et de l’abondance et de la promotion permise41 ».

Le prolétariat est donc défini par « une nouvelle pauvreté qui n’est pas celle, quantitative, de la paupérisation marxiste42 », mais celle, qualitative, de la perte de contrôle direct sur sa vie. L’aliénation n’est plus seulement celle du travail et au travail, elle est devenue sociale en s’étendant à tous les secteurs de la société, à tous les aspects de la vie (de la « survie » disent souvent les situationnistes).

L’IS a conscience de son avancée théorique par rapport aux autres groupes : « Certains des groupes d’avant-garde qui sont en ce moment à mi-chemin entre l’ancienne conception dégradée et mystifiée du mouvement ouvrier, qu’ils ont dépassée, et la prochaine forme de contestation globale, qui est encore en avant de nous (voir par exemple dans la revue SoB, les théories très significatives de Cardan et autres). Ces groupes qui s’opposent à juste titre à la réification toujours plus parfaite du travail humain et son corollaire moderne, la consommation passive de loisirs manipulés par la classe dominante, en viennent à entretenir, plus ou moins inconsciemment, une nostalgie du travail sous ses formes anciennes, des relations réellement humaines qui ont pu s’épanouir dans des sociétés d’autrefois ou en des phases moins développées de la société industrielle. Ceci correspond, du reste, avec l’intention d’obtenir un meilleur rendement de la production existante en y abolissant à la fois le gaspillage et l’inhumanité qui caractérisent l’industrie moderne. Mais ces conceptions abandonnent le centre du projet révolutionnaire qui n’est rien de moins que la suppression du travail au sens courant (et la suppression du prolétariat) et de toutes les justifications du travail ancien. On ne peut comprendre la phrase du Manifeste communiste qui dit que “la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire” si l’on néglige la possibilité, ouverte par la domination de la nature, de l’effacement du travail au profit d’un nouveau type d’activité libre  : et si l’on néglige en temps le rôle de la bourgeoisie dans la “dissolution des idées anciennes”, c’est-à-dire si l’on suit la malheureuse pente du mouvement ouvrier classique à se définir positivement en termes “d’idéologie révolutionnaire”43 ».

Les situationnistes voyaient effectivement dans les pratiques de refus du travail de la jeunesse marginale des années soixante, une forme concrète de contestation radicale du système, alors que SoB et Lefebvre qui avaient mis en avant cette irruption de la jeunesse l’envisageaient plus abstraitement comme une contestation générale des valeurs et de l’ordre capitaliste. Pour l’IS, ce refus du travail devenait l’axe central permettant de détruire le capitalisme agonisant. Il ne s’agissait pas, comme dans la version opéraïste44 de l’analyse du refus du travail, d’en faire une base d’affirmation d’un pouvoir ouvrier d’un autre type que celui prévu par les différents groupes gauchistes, mais plutôt, à travers les conseils, d’organiser ce refus du travail en une fin du travail45. Si cette critique du travail n’était pas produite qu’au sein de l’IS, elle y trouvait son plein accomplissement dans la mesure où y convergeaient une critique “artiste” du travail en filiation avec le « Ne travaillez jamais » de Debord inspiré de la critique rimbaldienne de la morale des mains calleuses (cf. Une saison en enfer) et une critique marxienne du travail aliéné en rapport avec la lecture privilégiée des œuvres de jeunesse de Marx et particulièrement des Manuscrits de 1844. Mais comment concilier cela avec la perspective des conseils ouvriers ?

Par cette aporie l’IS symbolise la double nature de 68 à la fois au-delà du programme et dans le programme prolétarien. Elle mêle langage radical de surface, séduisant pour les nouvelles fractions technophiles du salariat actuel et futur (les nouvelles classes moyennes que pourtant elle est censée honnir) parce qu’il est déculpabilisant sur la question du désir par opposition au langage militant ; et représentation classiste sur fond conseilliste pour ce qui est de la référence révolutionnaire. Du point de vue de l’impact immédiat, elle est “gagnante” des deux côtés. Les problèmes viendront plus tard, dans l’après 68, quand, avec Vaneigem et son influence croissante au sein du groupe, c’est la notion de survie qui va être mise au premier plan comme caractérisant la situation de l’homme aliéné. Elle sera développée pleinement dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard, 1967). Face à ces conditions de « survie », la subjectivité radicale déterminerait la nouvelle vision de la lutte des classes à travers une désobjectivation du prolétariat fondée sur le refus du travail. Ce refus du travail trouverait une certaine objectivité dans les pratiques anti-travail de jeunes révoltés et d’individus en marge. Vaneigem annonce d’ailleurs un thème qui sera largement repris dans les années 68-74. Il n’en demeure pas moins que ce mouvement de refus du travail ne peut se fonder que sur une dynamique du capital qui poserait d’ores et déjà les prémisses objectives de la fin du travail. Il faut quand même que le mouvement subjectif rencontre son moment objectif, sinon on ne voit pas comment il pourrait être produit. Or Vaneigem ne voit le mouvement objectif que dans l’automation qui doit assurer au prolétariat la possibilité de réaliser une société nouvelle : « Dans le projet scientifiquement élaboré d’une société nouvelle, les rêveries égalitaires, les utopies de toute puissance, la volonté de vivre sans temps mort46 ». Vaneigem se moule ainsi dans la puissance du capital sans voir que celui-ci est un rapport social entre les classes et que la fin du travail et de la classe du travail ne peut que signifier la fin de cette puissance du capital et donc une remise en cause des activités humaines telles qu’elles se sont développées sous son égide, innovations technologiques incluses.

Nous avons vu précédemment que l’IS cherchait à remettre en valeur et sur le devant de l’histoire, ce qui fut considéré comme des grandes défaites du mouvement révolutionnaire. Elle va s’y atteler concrètement avec son texte de 1962 sur la Commune de Paris47 qu’elle considère comme la plus grande fête du xxe siècle48 et une critique vivante de la bureaucratie, de la politique, de l’État et des partis. Il fallait donc redécouvrir l’histoire perdue du prolétariat, non pas, comme le font souvent les libertaires avec la révolution espagnole en cédant au mythe et au sentimentalisme, mais en cherchant à y découvrir des éléments décisifs pour les temps présents. « Pour les situationnistes ces théorisations n’étaient pas tant destinées à repenser la révolution, pour en découvrir la modernité, qu’à réinventer la révolution49 ».

La société du spectacle50 de Guy Debord, constitue le pendant du Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, de Vaneigem, mais alors que le second ouvrage cherche à fonder la subjectivité révolutionnaire de notre temps, le premier cherche à fonder la théorie révolutionnaire de notre temps à partir d’une interprétation des récentes transformations du capitalisme. À partir de la notion de spectacle, il opère une critique implicite de la distinction marxiste entre infrastructure et superstructure dans la mesure où il relie l’aliénation produite par le spectacle (dans le champ dit de la superstructure) à la profusion des marchandises (produites dans le champ de l’infrastructure matérielle). Il s’ensuit une américanisation des modes de vie qui conduit à la passivité, à l’abandon à une jouissance factice, à une misère individuelle et sociale (la « survie » à la place de la vie) qui supplante l’ancienne pauvreté.

Pour ce qui est de la théorie révolutionnaire, Debord reprend une partie des critiques de Korsch, Lukács et Pannekoek sur son idéologisation et sa bureaucratisation51. Là où Debord fut peut-être plus original, c’est dans sa tentative de redéfinir la classe révolutionnaire comme étant « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie52 ». Il échappe ainsi à une définition sociologique de la classe sans avoir besoin de la remplacer par une définition essentialiste affirmant que le prolétariat n’existe que par et dans la révolution. Mais, il ne se tiendra pas cette définition puisqu’il se rapprochera, avec l’ensemble de l’IS, des positions conseillistes plus classiques.

Debord s’est alors trouvé confronté à une question qui était aussi celle de Marcuse, à savoir celle du sujet révolutionnaire. Après avoir encensé le soulèvement de la jeunesse, mais critiqué la misère en milieu étudiant, que lui restait-il en effet pour fonder l’objectivité pratique de sa théorie ?

Alors que la critique originelle de l’IS a produit un nouvel avant-gardisme qui copie celui du surréalisme, sa volonté de s’ancrer dans le mouvement historique d’une classe, de renouer le fil historique, l’amène à faire un saut en arrière et par exemple à faire des « argumentistes » et des « sociobarbares » des ennemis, car ils sombreraient dans un révisionnisme moderniste liquidateur du programme prolétarien, donc de la révolution.

Nous l’avons vu avec la position de Vaneigem sur l’automation, l’IS partage au moins une chose avec le marxisme orthodoxe, c’est la croyance au Progrès. Bien sûr, l’IS n’est pas pour la défense de l’outil de travail et les centrales nucléaires, mais elle a une grande confiance dans le progrès technique et voit dans l’automation un raccourci vers le dépassement du travail53.

Cette critique du progrès est à l’époque développée uniquement par des auteurs en marge de la théorie du prolétariat : Gunther Anders, Adorno, Max Horkheimer et Jacques Ellul. Or l’IS ne reprend pas cette critique. Elle ne part pas du mode de production capitaliste pour élaborer sa théorie de la révolution, ni du sujet révolutionnaire, mais de la forme conseil en lui donnant deux orientations précises : tout d’abord, elle ne doit pas se concevoir comme base de la transformation des seuls rapports de production et d’une future gestion ouvrière, mais comme base de la transformation de toute la vie dans « l’autogestion généralisée » ; ensuite, elle stipule l’existence nécessaire d’un groupe pré-conseilliste qui veillera à ce que la pratique des conseils reste révolutionnaire et non idéologique. C’est une position qui se situe à mi-chemin entre la position de Chaulieu-Castoriadis et celle de Pannekoek dans leur échange de lettres de 1953-54. Elle s’oppose à celle d’un autre groupe de référence, ICO, (cf. infra) pour qui une organisation pré-existante conduirait soit à une nouvelle forme d’avant-gardisme et de conscience apportée de l’extérieur, soit à une séparation artificielle entre révolutionnaires et ouvriers tous aussi conseillistes les uns les autres, soit à peu près la position que celle soutenue par Pannekoek.

René Riesel réalisera finalement une synthèse des positions situationnistes54 en insistant sur le fait qu’assemblées générales et conseils de délégués ne doivent pas être séparés. En effet, il réaffirme la nécessité de l’organisation pré-conseilliste : « Justement parce que l’organisation n’est pas tout, et ne permet pas de tout sauver ou de tout gagner, elle est indispensable55 ». Mais si Riesel restait dans la problématique du conseillisme historique, avec des apories que Vaneigem chercha à dépasser dans l’article : « Avis aux civilisés relativement à l’autogestion généralisée56 », il inaugure cependant une conception de l’émancipation comme style de vie et une conception de la lutte comme subversion diffuse plus que comme affrontement sur le modèle historique des luttes de classes. En cela, il est assez proche des positions que développeront, quelques années plus tard, les cercles italiens de l’autonomie diffuse et les « indiens métropolitains » annonciateurs du mouvement de 1977.

Il tente la conciliation entre alternative et révolution au-delà de la question du réformisme et de la récupération. « Inaugurer le règne de la gratuité en offrant aux amis et aux révolutionnaires des produits usinés ou stockés, en fabriquant des objets-cadeaux (émetteurs, jouets, armes, parures, machines à usages divers), en organisant, dans les grands magasins, des distributions perlées ou sur le tas, de marchandises ; briser les lois de l’échange et amorcer la fin du salariat en s’appropriant collectivement des marchandises à des fins personnelles et révolutionnaires ; déprécier la fonction de l’argent en généralisant les grèves de paiements (loyers, impôts, achats à tempérament, transports, etc.) ; encourager la créativité de tous en mettant en marche, par intermittence, mais sous seul contrôle ouvrier, des secteurs d’approvisionnement et de production et en regardant l’expérience comme un exercice nécessairement hésitant et perfectible ; liquider les hiérarchies et l’esprit de sacrifice en traitant les chefs patronaux et syndicaux comme ils le méritent, en refusant le militantisme ; agir unitairement partout contre toutes les séparations57 ».

Informations et Correspondances ouvrières (ICO)

Dans la brochure, ICO, un point de vue58, Henri Simon retrace la scission de 1958 avec SoB. Le nouveau groupe (ILO) refuse d’une part d’assimiler gaullisme et fascisme et d’autre part un triomphalisme qui voyait les travailleurs prêts pour la révolution. La seule tâche immédiate du groupe devait être un travail d’analyse et d’explication pour encourager les tendances vers l’autonomie de classe à partir de leur organisation en groupes autonomes. Voici la déclaration préliminaire à la création d’ILO : « Ce groupe a décidé de mener son travail dans le sens de ce que nous estimons être l’aboutissement des principales analyses de SoB. Ce travail s’inscrit dans l’idée, que nous croyons fondamentale en ce qui concerne l’avant-garde, que l’activité des militants doit être orientée vers une aide réelle à la lutte ouvrière en se refusant d’être en n’importe quelle circonstance une direction révolutionnaire. Nous sommes conscients de rompre ainsi avec la tradition des organisations dites ouvrières ou d’avant-garde. Mais nous estimons que ce principe correspond fondamentalement à la réalité de la lutte des travailleurs. En effet, la classe ouvrière qui a fait et qui fait chaque jour l’expérience de la bureaucratie pose en termes concrets le problème de l’autonomie de la lutte. »

Mais ces positions marquaient une unité ambiguë entre des travailleurs pour qui l’autonomie était réellement une revendication concrète et des intellectuels (comme Lefort) pour qui la polémique avec SoB relevait du débat d’idées et par exemple de la position à tenir par rapport à la question de l’organisation révolutionnaire. Une question qui avait atteint son acmé avec la polémique entre Castoriadis (Chaulieu) et Pannekoek pendant les années cinquante.

Cette division se retrouve dans l’existence de deux groupes, le groupe inter-entreprises d’un côté, le groupe ILO de l’autre59. Mais dès le no 22 (1960) le titre devient ICO qui est l’organe du regroupement inter-entreprises60. Le débat théorique est sacrifié au profit d’une position (essentiellement celle d’Henri Simon) de pure diffusion et coordination des luttes, la théorie ne pouvant se faire prédictive sans être avant-gardiste et substitutive.

Début 1967, la forme définitive de la plate-forme d’ICO est rédigée dans un sens communiste des conseils, ce qui entraîna une certaine incompréhension de la part de personnes plus interventionnistes quant aux transformations de la conscience ouvrière. Plus concrètement, en 1968, ses militants entrèrent en contact avec les membres du Mouvement du 22 Mars, surtout avec les proches du Groupe Noir et Rouge, ce qui entraîna en réaction un rejet vis-à-vis du groupe des « Enragés » et des polémiques avec l’IS. De la même façon que des étudiants avaient pu affluer à SoB pendant la guerre d’Algérie, pour y trouver quelque chose qu’ils n’y trouvèrent pas pour la plupart, des étudiants, mais aussi des individus de toute sorte, arrivèrent à ICO autour du 13 mai 1968 dans l’espoir de trouver une avant-garde qui leur propose de faire quelque chose. Mais comme le dit H. Simon (op. cit., p. 5) : « Ils furent déçus, car la majorité des copains d’ICO se trouvait engagée à fond dans les mouvements de leurs milieux respectifs (usines, bureaux, facultés, lycées, etc.) et le noyau d’ICO se refusait de jouer tout rôle leader dans les luttes. La plupart de ces nouveaux venus se tournèrent vers les multiples comités d’action ou comités de liaison constitués un peu partout. ICO fonctionna alors comme un groupe de liaison et d’information.

Autogestion61

Cette publication a été créée en 1966 par d’anciens staliniens (Henri Lefebvre), des communistes libertaires (Daniel Guérin), des trotskistes (Pierre Naville et Michel Raptis, pseudonyme Pablo), des austro-marxistes (Yvon Bourdet), des néo-proudhoniens (Georges Gurvitch), des théoriciens de la coopération (Albert Meister, Henri Desroche). Elle est publiée par les éditions Anthropos62, dont le fondateur, Serge Jonas est alors proche de Georges Gurvitch. Ce groupe hétérogène et qui se veut pluraliste reste marqué par les expériences yougoslave et algérienne allant parfois jusqu’à les mythifier. Il faut dire que certains y ont participé directement, comme Michel Raptis en Algérie pendant que d’autres avaient les yeux rivés sur l’expérience yougoslave et la troisième voie titiste.

Le paradoxe des années 68 en France est que le mot d’autogestion va être sur beaucoup de lèvres, avec l’apothéose Lip en 1973, alors que l’époque historique de l’autogestion se situe avant 1968 et non après, comme l’ont proclamé toutes les idéologies autogestionnaires. L’œuvre critique de l’autogestion est autant, et davantage, une œuvre de conclusion sur les possibilités d’une époque qu’une œuvre de projection des virtualités de cette époque. L’originalité de l’autogestion au seuil de sa période porte sur les possibilités qu’ouvre au mouvement des conseils, l’élargissement de la domination du capital à tout un ensemble de rapports qui restaient jusque-là peu touchés par son hégémonie. Or aujourd’hui, tout est modelé par la rationalité technique et les réseaux dans le processus de globalisation. La critique des bureaucraties opérée par le capital est réalisée. La rationalité n’est plus « bureaucratique ». La vie privée, l’affectivité, la vie quotidienne tombent sous son emprise. À la fin des années cinquante, l’autogestion apparaît comme une voie importante pour des bouleversements révolutionnaires. Mais alors que l’autogestion, en tant que mouvement théorique, comprenait les transformations du monde et le fait principal qui était le débordement du capital par-dessus ses dernières entraves, son mouvement pratique resta prisonnier des limites de l’usine, de l’ouvriérisme et du local.

1968 marque le début de l’institutionnalisation de l’autogestion, son idéologisation massive. On passe alors de l’universalité des prétentions de l’autogestion, à la particularité des satisfactions dans des autogestions.

La preuve en est déjà dans les changements de noms successifs de la revue : d’abord nommée Autogestion tout court en 1966, elle s’adjoint ensuite un complément qui sert de référent politique : Autogestion et Socialisme, enfin, à partir de 1978, elle sacrifie à la particularisation régnante en passant au pluriel : Autogestions. En se satisfaisant de réalisations particularisées (les autogestions et les autonomies), l’instituant de l’autogestion s’est limité à des tâches réalisables dans le cadre de la rationalité en crise du capital et de son monde.

Ce retournement historique de l’autogestion d’avant 1968 dans les autogestions d’après 1968 a été analysé par Jacques Guigou comme une particularisation, comme l’instauration d’un rapport d’autonomie dans la dépendance dans lequel les individus sont assignés à toujours plus s’autonomiser des anciennes institutions pour toujours plus dépendre des mega-réseaux du système ; il désigne ce processus d’autonomisation dans la dépendance comme un passage de l’auto­gestion à l’égogestion (cf. La Cité des ego, op. cit.).

Dans la période qui s’ouvre à la fin des années soixante, le rapport de domination de l’universalité sur la particularité — rapport constitutif des prétentions de l’autogestion dans la période précédente — se réalise en s’inversant. Dans sa période historique, l’autogestion affirmait son projet d’universalité, mais dans la négation de la matérialité du monde capitaliste. C’est contre cette matérialité que le projet d’autogestion proposait une autre matérialité se libérant de l’économie. Et de la politique. Tant que le mouvement n’a pas été battu, les contradictions de l’autogestion sont restées productives et les autogestions particularistes ne pouvaient apparaître63.

Il n’empêche que dès le projet originel de l’autogestion, un certain flou existe. L’autogestion serait d’une étendue plus large que la gestion ouvrière de l’époque des conseils ouvriers64, un élément de dépassement d’une théorie communiste trop souvent réduite à l’affirmation du travail au sein de la théorie du prolétariat. Mais que dire de la persistance du radical « gestion » à l’intérieur du concept ? En fait, l’autogestion a très rarement visé une dissolution de ce qui légitime la gestion du capital : le travail salarié, aliéné et séparé. C’est pour cela qu’on a eu souvent l’impression, dans ses expérimentations historiques65, qu’elle proposait une autre gestion du capital plutôt qu’une alternative au capital. C’est particulièrement net dans l’expérience de Lip en 1973, sur laquelle nous reviendrons.

Le glat (Groupe de liaison pour l’action des travailleurs) et la revue Lutte de classe

Il se constitue en 1959 sur des bases très proches de celles du groupe anglais Solidarity. Le groupe, constatant les insuffisances des luttes ouvrières se propose d’intervenir dans les luttes, non parce qu’il pense changer la physionomie générale de la lutte des classes, mais pour aider concrètement les travailleurs à constituer des organes de lutte autonomes à l’égard de tous les partis et groupes politiques66.

Il annonce la couleur d’entrée : « Prenant parti pour l’auto-émancipation du prolétariat, nous renvoyons dos-à-dos les deux principales variétés de gauchistes : les nostalgiques de la direction révolutionnaire et les maniaques de l’auto-castration ». Une critique à peine voilée à une revue proche de l’époque, ILO.

Trois domaines d’action sont privilégiés :

– l’information entre les luttes et entre ceux qui sont en lutte et les autres. Ainsi, les grèves pré-68 ont toutes été des grèves de province et ont été mal relayées en région parisienne.

– l’explication de la nature intrinsèquement capitaliste des syndicats contre l’idée d’une simple trahison ou bureaucratisation. Ce travail doit se mener avant la lutte, car pendant, c’est souvent trop tard. Il est nécessaire aussi de montrer qu’il est possible de s’organiser autrement, non seulement par des exemples historiques, mais aussi à travers des expériences actuelles telles celles des shop stewards anglais et des comités d’action belges.

– faciliter l’organisation des travailleurs en aidant à leur liaison.

Nous reviendrons sur son rôle en mai-juin 1968.

Des auteurs

Marcuse et les nouveaux sujets révolutionnaires

Il est issu de l’École de Francfort et de la « Théorie critique » qui pense en termes de critique de la vie quotidienne et de critique de la totalité. Son influence sur le mouvement français a souvent été niée, on se demande pourquoi67, alors qu’elle est indirectement présente de par l’influence du mouvement allemand sur son homologue français et directement par l’édition de L’homme unidimensionnel fin avril et une diffusion de plus de mille exemplaires par semaine à partir du mois de mai. Marcuse est aussi présent à Paris pour le colloque international, Karl Marx et la pensée scientifique, organisé par l’unesco à l’occasion du 155e anniversaire de sa naissance. Le Mouvement du 22 Mars organise des journées marcusiennes à Nanterre. Des interviews paraissent dans le journal Combat du 9 mai et Le Monde du 11 mai. Henri Lefebvre analyse son ouvrage dans La quinzaine littéraire du 16-17 juin. À côté de l’hyper-médiatisation post-68 de Marcuse qui, il ne faut pas l’oublier, se fait souvent pour de mauvaises raisons et sur des bases anti-prolétariennes pour ne pas dire anti-communistes, il existe bien avant 1968, une circulation souterraine de l’œuvre à partir de cénacles actifs comme ceux qu’animent Lucien Goldmann ou Kostas Axelos ou bien encore autour de la Fédération des Groupes d’études et de recherches institutionnelles (FGERI)68) animée par François Fourquet, Félix Guattari et Anne Querrien69.

Plus généralement, au niveau des concepts, Marcuse comme Lefebvre sont des auteurs qui privilégient une critique à partir de la notion d’aliénation plutôt que par rapport à celle d’exploitation, même s’ils utilisent cette dernière notion dans une direction différente (Marcuse et la contre-culture, Lefebvre et la fête révolutionnaire). L’École de Francfort défendait des positions proches, mais sans s’illusionner sur une possible perspective révolutionnaire. Toutefois, son analyse de la personnalité autoritaire comme cause du fascisme va connaître un grand succès dans un mouvement allemand qui se définira abstraitement comme anti-autoritaire et concrètement, contre la démocratie autoritaire de l’État allemand. « Nous qui sommes nés dans une société autoritaire, il nous est donné la chance de casser la structure autoritaire de notre caractère si nous savons apprendre à nous conduire en hommes dans une société qui nous appartient, mais qui nous aliène par des structures de domination et des formes organisées de pouvoir70 ». On voit que tout y est : la critique anti-autoritaire, la dénonciation de la domination et de l’aliénation et aussi le fait que la révolte collective repose sur la prise de conscience individuelle et la transformation de l’individu. La notion d’autonomie est sous-jacente à tous les mouvements étudiants occidentaux de l’époque et se présente concrètement comme un retour sur soi au niveau individuel, d’où l’importance de la référence à la psychanalyse reichienne comme auto-organisation collective dans l’action.

Dans la seconde partie de sa vie, Marcuse va utiliser les armes de la critique sociale pour combattre le système capitaliste et se faire connaître dans le milieu militant extra-parlementaire en soulignant l’intégration au système des oppositions politiques traditionnelles. Pour lui, la société moderne est une combinaison productive d’une société de bien-être et d’une société de guerre. Il prend l’exemple typique du syndicat ouvrier pour à la fois éclairer cet aspect et montrer la fin des antagonismes traditionnels : « Le syndicat ne peut plus convaincre les ouvriers des fusées que l’entreprise pour laquelle ils travaillent est leur ennemi quand le syndicat fait cause commune avec la grosse entreprise pour obtenir des contrats de fusées encore plus importants […]71 ». Rationalisation et logique de domination ruinent toute réflexion dialectique et conduisent à une pensée unidimensionnelle.

Par rapport à l’affirmation de Marx sur la contradiction entre le développement rationnel des forces productives et l’irrationalité des rapports de production qui devait faire éclater ces derniers, Marcuse envisage l’hypothèse d’une rationalité technologique qui parvient à un tel degré d’efficacité qu’elle en deviendrait capable de perpétuer pour un temps indéterminé l’irrationalité des rapports sociaux72. Il faut donc réexaminer le concept de révolution à l’aune de ces changements : « Le concept de révolution, dans la théorie marxiste, télescope tout un cycle de l’histoire, qui englobe l’étape finale du capitalisme, la période transitoire de la dictature du prolétariat, et l’étape initiale du socialisme. Au sens strict du terme, c’est un concept historique, puisqu’il projette certaines tendances propres à la société présente au-delà de celle-ci ; et c’est un concept dialectique puisque, dans le même temps, il met en avant les tendances contraires à l’intérieur de la période historique envisagée, dans la mesure où ces courants sont déjà présents dans cette période en tant que forces plus ou moins latentes ou déclarées.

Courants et contre courants sont des manifestations de forces sociales parmi lesquelles le marxisme, sur le plan théorique, est un élément essentiel. La théorie marxiste, en effet, est une force au sein du conflit historique, dans la mesure où ses concepts traduits en pratique deviennent des forces de résistance, de changement et de reconstruction comme pour la théorie, ces concepts pratiques sont soumis aux vicissitudes du conflit historique qu’ils réfléchissent et qu’ils englobent, mais qu’ils ne dominent pas. Le réexamen est donc un élément du concept de révolution, une partie intégrante de son déroulement interne73 »

Pour Marcuse, seuls des groupes et individus à la marge ou des minorités peuvent reprendre le flambeau de la lutte subversive et particulièrement les jeunes. Par exemple les jeunes Américains hippies dirigeaient leur rébellion contre la morale puritaine et contre une hypocrisie qui fait se laver dix fois par jour et en même temps répandre du défoliant sur le Vietnam. Bien sûr, peu d’étudiants et marginaux avaient réellement lu Marcuse, mais ils s’en réclamaient parce qu’ils avaient conscience d’être l’expression concrète de ce qu’il disait sur le mode abstrait. En cela, la distance qui existe toujours entre le mouvement et sa théorie et on pourrait ajouter le refus des protagonistes de l’événement de rentrer dans le moule d’un corpus théorique, se trouvaient réduits74. La formule « Consommez plus, vous vivrez moins », correspondait parfaitement à sa critique de la société de consommation dans L’Homme unidimensionnel. À propos de cet ouvrage, Lucien Goldmann fait remarquer75 que l’histoire n’est compréhensible que si on part de la constatation qu’à travers l’oppression et la misère, les hommes ont toujours structuré leur vie autour de deux dimensions : l’adaptation à la réalité et l’aspiration à un monde meilleur à la fois porteur de communauté et de bonheur. Or ce que nous dit Marcuse, c’est que le capitalisme moderne est la première société historique qui, ayant transformé le principe d’adaptation par la contrainte extérieure, en acceptation intérieure achetée par des avantages matériels et payée par le rétrécissement de la conscience, est en train de créer ce monstre barbare qu’est l’homme à une seule dimension. Marcuse analyse cette puissance de la consommation chez l’homme unidimentionnel en termes psychanalytiques : il avance la notion de « désublimation répressive » pour décrire ce processus du plaisir dans la consommation (la désublimation des inhibitions), mais c’est un plaisir « répressif » c’est-à-dire une mutilation de la vie. En cela il reprend, sans le citer, la notion de « servitude volontaire » chez La Boétie.

Marcuse ne désigne jamais un groupe particulier comme nouveau sujet, mais voit des possibilités de prise de conscience à partir de chacun de ces groupes et une possible généralisation par la suite.

Dans La fin de l’utopie76, il radicalise sa critique. C’est le livre qui sera le plus attaqué par les marxistes de toutes obédiences qui croient voir dans le mouvement de 68 la confirmation de la non-intégration de la classe ouvrière au capitalisme et dans la crise des années soixante-dix la preuve que le capitalisme ne peut pas surmonter ses contradictions économiques. Pourtant, quand on lit attentivement l’ouvrage, on s’aperçoit que Marcuse n’est nullement un liquidateur puisqu’il parle de crise de l’impérialisme, de crise de surproduction et de croissance de la misère sociale. D’ailleurs, dès 1963, au Congrès de Korçula, organisé par les éditions Anthropos, Serge Mallet lui reproche de plaquer sur les luttes européennes des schémas qui ne vaudraient que pour les USA et dans une certaine mesure, pour la RFA. Il y oppose une certaine permanence des luttes ouvrières en Italie et en France, une intégration plus culturelle qu’idéologique. Ce que nie Mallet, c’est que les USA soient le modèle futur adéquat au capitalisme hyper-développé, le modèle de la société du capital.

En fait, ces oppositions entre Mallet et Marcuse, les va-et-vient entre position pessimiste (L’Homme unidimensionnel), position de transition (La fin de l’utopie) et position optimiste (Vers la libération) et plus généralement ces discussions autour de “l’intégration” de la classe révolutionnaire montrent que la discussion n’était ni close ni figée, que tout était jouable dans la mesure où nous nous trouvions à un point d’inflexion de l’Histoire. C’est pour cela que nous parlons de double nature de l’événement 68.

Mais revenons à un autre apport de Marcuse pour 1968 qui est sa réflexion autour du « changer la vie ». Elle s’exprime d’abord par une critique de la notion de besoin à partir de la position freudo-marxiste d’Éros et Civilisation sur les « besoins répressifs » : « Beaucoup de gens devraient abandonner un bien-être frelaté pour que l’on vive une vie humaine ». Les « faux besoins » seraient donc le moteur de la nouvelle dynamique du capital et une nouvelle source de réification. Mais cette réflexion se heurte à la difficulté de trancher entre vrais et faux besoins sans en revenir à une conception physiologique du besoin. En fait, ce ne peut être que dans la lutte que la différenciation doit se faire, ce n’est que dans la lutte que les grands principes du capital (compétition, rendement, conformité) se révèlent comme faux et que d’autres se révèlent vrais (solidarité).

Henri Lefebvre et la critique de la vie quotidienne à partir d’un point de vue strictement marxien

Son importance par rapport au mouvement n’est pas liée qu’à ses écrits théoriques, mais aussi au fait qu’il est professeur de sociologie à Nanterre en 1967-68 et que sa polémique avec l’IS à propos de La Commune l’a aussi propulsé sur le devant de la scène universitaire, théorique et médiatique.

Dans sa Critique de la vie quotidienne (L’Arche, Tome 1, 1945), c’est en fait la quotidienneté que Lefebvre revalorise, à la suite d’écrivains comme Diderot, Balzac ou Zola. Alors que la critique marxiste ignore ce domaine du quotidien, du vécu, Lefebvre y introduit son approche du monde rural, de la communauté paysanne, puis de l’univers de la ville moderne, de la fête, etc. Avec la modernité, la vie quotidienne s’est contractée, amoindrie, à la campagne bien sûr où le rural remplace le monde paysan, à la ville ou l’urbain remplace la ville, enfin, dans les nouveaux agencements villes-campagnes qui produisent ce qu’il nomme « le rurbain77. » Dans cette démarche il retrouve aussi des courants qui ne sont pas directement liés au marxisme et au mouvement ouvrier, comme le mouvement Cobra et l’architecte Constant, auxquels viendront s’agréger les situationnistes. Tous refusent l’idéologie productiviste ainsi que la réorganisation du quotidien autour du couple production/consommation, la réduction du désir et du plaisir à des satisfactions.

Ce qui perce, dès la fin des années cinquante-début des années soixante78, c’est le passage au premier plan de la notion de reproduction par rapport à celle de production. Son analyse impliquait aussi un renouvellement du concept de totalité et en même temps une recherche des divers lieux de la domination alors que dans la thèse marxiste traditionnelle de la prédominance de la production matérielle, il n’y a pas à chercher le lieu de l’exploitation qui est l’usine. Mais Lefebvre pointe déjà les limites de cette thèse quand le quotidien programmé arrive à imposer son modèle comme facteur de libération. Lefebvre cite à juste raison l’exemple du blue-jean et le début de l’américanisation du quotidien79 ou bien les conséquences des innovations pratiques où se mêlent formes d’asservissement et formes de libération.

Cette puissance critique qui s’exerce dans l’analyse de la vie quotidienne ne conduit pas Lefebvre à en faire une panacée et il va s’élever vivement contre l’IS et particulièrement contre Vaneigem qu’il accuse de procéder par extrapolation, par excroissance idéologique. Il critique l’immédiatisme d’une conception qui voit dans la simple métamorphose de la vie quotidienne, une vie sociale totalement nouvelle, transfigurée, délivrée80. C’est oublier un peu vite que la vie quotidienne programmée sert le déploiement du monde de la marchandise et de l’État.

D’un autre côté Lefebvre s’affronte à l’analyse marxiste traditionnelle qui range la vie quotidienne et la société urbaine dans la superstructure et en fait donc des sphères périphériques pour des activités subjectives. Or, pour Lefebvre elles ne sont pas réductibles à de l’idéologique. On voit ce que cette analyse pouvait apporter à des étudiants soucieux de « prendre leurs désirs pour des réalités », d’inventer une autre vie et de réaliser une appropriation de leur propre vie et de leurs désirs. On voit aussi l’influence que ces thèmes ont pu avoir sur une bonne partie des étudiants d’architecture ou des Beaux-arts.

La critique de Lefebvre va trouver son application dans le mouvement : « Mais autant on se sentait d’emblée dans le courant général en mai 68, autant j’ai l’impression maintenant d’être complètement à contre-courant de l’idéologie dominante. C’est la seule nostalgie de mai 68 que j’aurais, ce qu’on faisait n’était pas vraiment du militantisme, c’était une manière d’être, il n’y avait pas de différence entre la vie et le militantisme, il n’y avait pas de coupure. À la maison, il y avait des copains presque tous les soirs. Il y avait une relative concordance entre ce qu’on était et ce qu’on disait81 ».

Les théories sur « la nouvelle classe ouvrière » et l’analyse des transformations récentes du capital

Henri Lefebvre peut nous servir de transition, car s’il ne s’en revendique pas expressément, il ne fait pas de doute qu’il subit l’influence de sociologues engagés dans la critique de l’ouvriérisme comme Serge Mallet, François Bon et Jean-Marie Burnier ou encore d’intellectuels militants comme Lelio Basso, André Gorz ou Lucio Magri qui tous écrivent dans la revue Les Temps Modernes. Avec eux, Lefebvre partage l’analyse selon laquelle l’accroissement quantitatif et qualitatif de la production n’est plus seulement assuré par la main-d’œuvre ouvrière, mais qu’on observe une segmentation dans la division sociale du travail. Il faut donc penser politiquement la montée en puissance des techniciens et des travailleurs intellectuels (ingénieurs et cadres, techniciens, agents technico-commerciaux et du marketing, mais aussi des enseignants, salariés des médias et de la culture, etc.). La connaissance, dit Lefebvre, devient non seulement une force productive, mais avec la centralité des travailleurs intellectuels, elle contribue puissamment à la « reproduction des rapports de production » et donc à la survie du capitalisme ».

Dans l’ouvrage, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production82, paru peu après mai 68, Lefebvre donne tout d’abord comme un fait avéré que la classe ouvrière n’a pas perdu son identité de classe des producteurs et forme donc à ce titre « le gros des troupes dans le camp anti-capitaliste » (p.111). Mais elle consent pourtant désormais à sa domination et abandonne sa praxis révolutionnaire. Il faut ensuite considérer dans toutes ses implications le fait que « la connaissance devient une force productive immédiatement » (p. 105). En effet, l’expansion des techno-sciences, la spécialisation et la fragmentation des savoirs, l’universalisation de l’information, la valorisation de l’espace urbain et conséquemment la dévalorisation des anciennes médiations de la société bourgeoise se trouvent désormais au centre d’une « révolution culturelle » dont l’issue restera indéterminée tant qu’un « processus total, qui n’aurait dès lors rien de totalitaire, (ne lui donne) pas un sens : celui de la reconstruction de la société en tant que société, sur sa nouvelle base (industrielle et urbaine) (p. 171) ».

Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier pour leur part83 ont amorcé une réflexion sur les intellectuels afin de comprendre l’évolution récente de ces couches et ils ont pris en compte l’importance de la dimension étudiante en leur sein. Bon pense, comme Lefebvre d’ailleurs, qu’il est essentiel de chercher où se trouvent les contradictions sociales. Il critique Marcuse parce que celui-ci aurait confondu le contrôle du cycle économique auquel est arrivé le néo-capitalisme, avec le contrôle du processus social. Bon en déduit que le néo-capitalisme contrôle le cycle économique ou tout au moins qu’il arrive à faire que les décisions individuelles des agents économiques ne soient pas contradictoires avec la logique du capital comme c’était le cas au début de la révolution industrielle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En revanche, les mécanismes du contrôle social sont fragiles et vulnérables, on le voit avec le secteur de l’éducation. Néanmoins, Bon ne perçoit pas une autre caractéristique des transformations en cours qui est de donner la place prépondérante à la reproduction par rapport à la production. C’est pourtant ce que saisira Lefebvre. Bon voyait dans les moyens de communication, comme Habermas aujourd’hui, un moyen de détournement qui a transformé la propagande en facteur de mobilisation. On peut en dire autant aujourd’hui avec l’internet. Le capitalisme aurait besoin de deux choses, d’une part de renforcer l’organisation sociale avec une hiérarchisation sociale de plus en plus importante, d’autre part d’assurer une innovation technique permanente. Bon en arrive à l’idée d’une crise de l’autorité et du pouvoir et ce sont les étudiants qui l’expriment le mieux, car c’est à leur niveau que les mécanismes intégrateurs sont les plus faibles, que l’autorité du maître est la moins justifiée parce que c’est là qu’elle est la plus atteinte par les mutations scientifiques et techniques. Le fondement de l’autorité du maître, représenter le savoir en face du non savoir, a totalement disparu. Les étudiants ne forment donc pas la couche sociale qui subit le plus fortement la discipline, mais elle est celle pour laquelle la répression est la plus absurde et la plus injustifiable.

De son côté, dans un texte de 1960, repris dans Du rural à l’urbain, Lefebvre analyse les rapports entre nouvelle classe ouvrière et démocratie urbaine84. Il part de l’exemple d’une « ville nouvelle », celle de Lacq-Mourenx où se retrouvent des salariés d’un type nouveau, liés aux entreprises de pointe entièrement automatisées (Lacq, SNPA) ou semi-automatisées. Cette nouvelle classe ouvrière qui possède des conditions favorables par rapport à d’autres secteurs, ne serait pas la forme moderne de l’ancienne aristocratie ouvrière, caractérisée par sa passivité, son indifférence, sa corruption. En effet, elle ne trouve pas sa cohésion autour d’un travail concret qui n’est plus strictement un travail de production, parce qu’il s’élargit en une participation à un flux continu d’opérations de plus en plus automatisées dans lequel les aspects de gestion l’emportent sur les aspects proprement productifs. Face à ce qui apparaît souvent comme un non-travail dans l’entreprise (réglage, contrôle, surveillance), les nouveaux salariés des villes nouvelles répondent par un fort engagement associatif dans la vie de la cité85.

Ces théories sur la nouvelle classe ouvrière et sur les techniciens alimentèrent les débats internes au courant dit du réformisme révolutionnaire dont Gorz et Magri furent les protagonistes, aussi bien en France qu’en Italie. Pour eux, la seconde révolution industrielle devait entraîner, après une phase de transition particulièrement autoritaire et hiérarchisée, le développement d’une nouvelle couche sociale à haute qualification professionnelle caractérisée par un processus « d’intégration contestatrice » devant amener progressivement ses membres à remettre en cause les rapports hiérarchiques et la structure globale de la société. Des revendications gestionnaires devant servir de médiations orientées vers une perspective politique autogestionnaire, sans qu’on ait plus besoin de s’en remettre à des réformes par le haut comme dans les expériences algériennes sous Ben Bella dont la clique a caporalisé les comités de gestion ouvriers par une direction étatique et politique (le syndicat unique et le parti unique) ou yougoslaves sous Tito. On a eu quelques exemples de mise en pratique de ces nouvelles médiations et capacités d’action en Mai-68, avec les conseils de Saclay et de Rhône-Poulenc-Vitry.

La pénétration de la techno-science dans le procès de production transforme le rapport capital/travail et substitue aux deux classes antagoniques — si elles sont liées par un rapport de dépendance réciproque (le capital est un rapport social) — un ensemble aux contours plus flous qui pose à la fois la question de la réalité de l’antagonisme et celle de la composition de classe. Plus concrètement, on assiste à une croissance quantitative des OS86, un déclin des OP, mais avec croissance de nouveaux métiers, un rôle accru des techniciens et du travail des femmes, un impact d’une main d’œuvre nombreuse et jeune, en partie issue du découpage de l’exploitation de ce travail en conception, préparation et exécution. Ces transformations tendent à promouvoir une nouvelle cohérence de l’entreprise en tant que système87 dans lequel les différences de fonction et de niveau hiérarchique sont légitimées par la professionnalité plus que par l’autorité. Le salarié « employé » ou « technicien » (statutairement : l’ETAM, regroupement employés-techniciens-agents de maîtrise) ne ressent l’oppression que comme limite permanente de sa compétence évaluée à l’aune d’autres compétences sans que le « métier » soit véritablement défini. C’est cela qui produit chez ce salarié une frustration sans débouchés qui s’exprime le plus souvent par des récriminations sans perspective, l’opposition entre les services, l’impression que son travail est le plus dur et que les autres ne font rien. Spontanément, cette frustration produit une différenciation d’avec l’ouvrier et ce n’est que si l’employé prend conscience de cette dépossession comme prolétarisation qu’il va réagir et qu’une unité entre employés et ouvriers peut en découler.

L’ouvrier n’est plus exploité parce que dépossédé, mais parce que ses compétences sont limitées. Tout cela produit des humiliations et frustrations qui rentrent en contradiction avec la traditionnelle fierté ouvrière. Les conditions de vie sont aussi bouleversées par la consommation, des comportements nouveaux alors que les idéologies et valeurs restent encore largement traditionnelles. Dans Mémoires de l’enclave88, Jean-Jacques Goux montre, à Peugeot-Sochaux (Montbéliard), l’opposition entre ceux qui croient que le travail à la chaîne laisse le temps de penser et les autres. Ce qui est décrit (op. cit., p. 246-7) sur le travail d’OS, contredit le discours marxiste orthodoxe sur le travail qui, historiquement, intègre l’OST de Tayor et le travail à la chaîne de Ford à l’idéologie du progrès comme l’ont reconnu à des titres divers certains théoriciens du mouvement ouvrier : Lénine et l’électrification, Trotsky et la militarisation du travail, Gramsci et l’apologie du fordisme.

La conséquence immédiate, dans les luttes des années soixante, a été l’inadéquation des discours syndicaux, calqués sur l’affirmation de l’identité ouvrière et professionnelle des OP, aux formes de refus du travail exprimées par les OS. Nous verrons dans la partie italienne que c’est cette conscience de la nouvelle composition de classe qui a fait le succès des théories opéraïstes, mais nous en avons aussi l’expression dans la position de Carrouges, ouvrier de Peugeot-Montbéliard qui indique (op. cit., p. 150) une rupture entre ancienne et nouvelle classe ouvrière. La première est empreinte d’une mémoire de la domination patronale qui ne garde que les bons souvenirs : les jardins ouvriers, les cités ouvrières dans lesquelles s’exprimaient la richesse de la vie ouvrière, alors que la seconde, non encore totalement disciplinée, pour qui les valeurs du travail industriel ne sont pas centrales, n’est pas reliée au fil historique des luttes. L’OS, par exemple se sent esclave du travail, ce n’est pas la même chose que l’ouvrier qualifié qui est conscient que “son” travail est exploité. C’est aussi pour cela que les OS ont pratiqué l’absentéisme comme force de résistance au travail. Ce travail qui les réduit à n’être que pure force de travail.

Daniel Mothé, militant ouvrier de SoB a lui aussi décrit les pratiques des jeunes générations ouvrières à partir de sa propre expérience à la Régie Renault89. Pour ces jeunes prolétaires, les lendemains qui chantent n’existent pas. La seule chose qui compte c’est de trouver des combines, l’argent, s’échapper comme un voleur de l’atelier, mener la belle vie, etc. Cet idéal, ils savent qu’il ne peut être qu’individuel puisqu’il n’y a pas de lendemains qui chantent dans le travail d’usine.

« C’est la loi de la jungle qu’on propose aux jeunes de tous les horizons et c’est la loi de la jungle qu’ils ont adoptée ; seulement pour les politiques cette loi avait des limites, des tabous. Les jeunes n’ont fait que reculer ces limites, éloigner les tabous, ou tout simplement les supprimer » (p. 25).

La transmission des valeurs bourgeoises ne se fait plus, mais la transmission des valeurs ouvrières non plus : tout est institutionnalisé et comment faire pour transmettre un 1er mai qui n’est jamais qu’un jour férié avant l’Ascension ?

« Ce qui frappe c’est à la fois leur degré de conscience et leur degré de passivité » (p. 34) qui s’exprime souvent par un cynisme, un anti-conformisme surtout verbal.

Partout dans le monde, ce sont les jeunes qui ressentent le plus fortement le décalage entre possibilités potentielles et possibilités réelles. Ce sont aussi eux qui vont l’exprimer le plus visiblement et le plus violemment contre un système dont les mécanismes officiels de représentation politique et sociale laissent place à des mécanismes officieux ou souterrains peuplés de gestionnaires, bureaucrates, technocrates, experts. Le pouvoir se fait sans visage en même temps que le capital se fait impersonnel. Comme nous le répéterons souvent, le télescopage est le plus fort quand les éléments les plus archaïques rencontrent les formes modernes (mais pas forcément les plus modernes). Ainsi, les mouvements français et italiens ne peuvent se comprendre totalement en dehors des archaïsmes politiques que représentent le gaullisme d’un côté, la caste démocrate-chrétienne de l’autre. Mai-68 conjugue ainsi une crise de toutes les institutions90 et de l’idéologie dominante sans que la crise sociale atteigne le niveau italien. La croissance de la CGT après 1968, le virage gauchiste et plus généralement mouvementiste de la CFDT, un partage relativement favorable de la valeur ajoutée jusqu’à la fin des années soixante-dix expliquent peut être cette différence.

Il n’empêche que les grands travaux du capital ont commencé dès ces années-là.

En France, les ouvriers qualifiés ont tendance à être transférés des grandes unités de production vers les PME alors que la croissance des OS ne concerne vraiment que les forteresses ouvrières91. Plutôt que d’une déqualification généralisée de la force de travail92, il y a une fixité accrue de la répartition des qualifications qui ne préjuge en rien d’une mobilité plus forte des classifications. Par exemple, les os2 de la régie Renault pourront devenir “agent de production” dans la classification sans pour cela être à la qualification OP, une façon pour patronat et syndicat de donner l’impression de faire bouger les lignes en faveur des catégories les plus basses, mais sans remettre en cause les principes de la hiérarchisation à la base de la grille statutaire et salariale.

De ce point de vue la situation en Italie est archaïque et explique en partie pourquoi le mouvement italien se caractérisera par une insubordination sociale de longue durée de 1969 à 1979. La lutte contre les primes au rendement est une constante des luttes italiennes de la période de reconstruction. La lutte contre les stimulants au travail qui doivent discipliner les terroni fraîchement débarqués du sud de l’Italie, est forte et s’exprime par des slogans comme « Jamais plus le chronomètre » (chez Aeritalia-Fiat) et le refus d’être « la carcasse du temps » (Marx). La résistance ne sera brisée que par des licenciements massifs au début des années cinquante, licenciements qui expliquent, par exemple chez Fiat, la faible syndicalisation des années soixante. Les conseils de gestion s’emploieront à convaincre les activistes de l’utilité du rendement en citant et diffusant des paroles de Lénine sur Taylor93 ! Cette bonne parole portée en direction des ouvriers proches du PCI n’avait que peu de chance d’être entendue par les jeunes prolétaires du Sud qui vont se présenter à l’embauche aux portes des usines de Turin, Milan ou Porto Marghera. Le gigantesque processus de rattrapage et l’accélération du développement du capital en Italie vont bousculer les rapports de production et les rapports sociaux. Décrire ces transformations du point de vue subjectif du travail, c’est la tâche que se fixera la revue Quaderni Rossi. Nous y reviendrons.

Si en France, le terme italien de « composition de classe » n’est pas utilisé formellement, il n’en reste pas moins que le nouveau rôle des employés et des techniciens est analysé et d’une manière nettement plus large que ne le fait le milieu militant. Nombre de sociologues, plus ou moins proches du PSU se penchent sur « la nouvelle classe ouvrière » (Malet), sur les techniciens (Gorz). Les analyses de l’époque se situent dans l’idée d’une prolétarisation des employés et non, comme aujourd’hui, d’une tertiarisation de la force de travail. L’indifférenciation du travail est soulignée dans la mesure où les employés deviennent des producteurs de biens immatériels de la même façon que les ouvriers sont des producteurs de biens matériels. Quant au petit encadrement, il subit la baisse de prestige d’une nouvelle situation dans laquelle le capital a de moins en moins besoin de déléguer son autorité à la « maîtrise », mais beaucoup plus d’objectiver des fonctions. Le degré inégal d’avancement de ces transformations (surtout en Italie) peut expliquer qu’on ait assisté à la fois à des jambisations de petits chefs à Fiat et à des luttes d’employés et techniciens comme à Falk-Milan, puis à Italsider et Olivetti avec constitution de comités de base et pratiques assembléistes en l’absence presque totale de tradition syndicale chez ce type de salariés.

Revenons un moment sur les développements de Gorz qu’on retrouve dans divers numéros des Temps Modernes depuis 1965. Pour lui, la technologie capitaliste ne s’est pas imposée parce qu’elle était plus productive et plus efficace, mais parce qu’elle correspondait au principe capitaliste du travail libre mais forcé et répondait aussi à une résistance au salariat de la part du travail vivant. Il donne à la technologie une fonction politique, mais il se distingue des thèses de Mallet ou du Manifesto en Italie en disant que cette fonction ne peut pas être retournée au profit de la classe ouvrière, car son développement correspond à une véritable histoire de la déqualification ouvrière. La contradiction de fond à laquelle se heurterait aujourd’hui le capital proviendrait du fait d’une part, que la déqualification du travail va de pair avec une qualification sociale accrue des travailleurs (la notion de general intellect n’est pas encore utilisée à l’époque) qui ne provient pas d’une hausse du niveau des diplômes, et d’autre part, d’une disqualification sociale de tout travail en tant que force productive. L’enrichissement des tâches n’a de sens que là où l’ouvrier a encore une attitude positive par rapport au travail, mais pas comme chez Fiat ou à Renault-Flins où le patron ne répond pas au refus du travail par l’enrichissement, mais par la répression, en brisant la rigidité ouvrière, en collaboration avec les syndicats.

Pour résumer, on peut dire qu’en France et en Italie, c’est le mélange de l’archaïque et du moderne qui a été un facteur d’explosion sociale. On vient de le voir au niveau des transformations de la structure de la production et de la force de travail, mais il en est de même pour les étudiants, avec les réformes de l’enseignement qui, dans les deux pays et au même moment, tentaient de mettre en place un nouveau système de sélection adéquat à la fois à la massification de l’enseignement en cours ; et à la sélection traditionnelle des élites.

Il n’en demeure pas moins que la lutte contre la sélection prouve que les étudiants n’étaient pas dupes et qu’ils ne confondaient pas massification et démocratisation de l’enseignement. Ils ressentaient derrière la première un sentiment d’injustice de la part d’un système qui doit imposer sa programmation : « En même temps que l’université doit se bureaucratiser, fabriquer en série des cadres voués à un travail spécialisé et parcellaire, se soumettre aux impératifs de la demande de matériel humain qui peuplera les bureaux et les laboratoires des entreprises modernes et de l’État, elle doit continuer à former des vrais scientifiques, des vrais chercheurs, des vrais penseurs94 ». En fait, les étudiants refusent deux systèmes universitaires qui se conjuguent plus qu’ils ne s’opposent : d’un côté, le système « humaniste » classique qui s’appuie sur une conception libérale ouverte, celle par exemple censée défendre les franchises universitaires, mais sur la base d’une séparation d’avec le monde du travail et de l’autre, le système technocratique et gestionnaire visant à adapter l’université à l’environnement extérieur et à former les cadres nécessaires aux restructurations capitalistes amorcées par le gaullisme. S’opposant au premier ils ont développé des luttes contre le mandarinat et plus généralement contre la hiérarchie et l’autorité, contre l’élitisme ; alors que contre le second ils ont montré leur refus de devenir les nouveaux cadres de la bourgeoisie.

Pour conclure sur les prémisses théoriques, nous pouvons dire :

– qu’il ne faut pas les négliger, car elles ont imprégné le mouvement, parfois sans qu’il s’en rende compte ou sans qu’il le reconnaisse explicitement. Il ne faut pas les négliger aussi parce que cette imprégnation n’a pas été que politique. À ce niveau, elle ne touche que les individus formant une sorte d’avant-garde de la contestation, mais si on envisage la possibilité d’une imprégnation plus globale et anthropologique, alors elle a pu produire un nouvel air du temps, ce que d’autres ont nommé « l’esprit de mai ». Nous n’aimons pas ces termes, car ils supposent que le mouvement n’avait finalement pas de réalité matérielle, pas d’effectivité, soit parce qu’il ne correspondait, côté étudiant qu’à une parenthèse avant de passer aux choses sérieuses de la vie, soit parce qu’il sous-entend que la matérialité était ailleurs, dans le corps ouvrier et cette matérialité, lourde de dangers pour l’ordre social, s’étant évanouie il ne resterait plus que « l’esprit », facile à recycler au profit de la dynamique du capital. Néanmoins, ces termes rendent compte d’une atmosphère qui a rendu possible l’événement autant qu’elle en a été le produit ;

– qu’il ne faut pas les surestimer, car le nouveau mouvement qui naît n’a pas de théorie. Il nie le vieux monde par l’action et ce n’est pas un hasard si le journal du mouvement (étudiant et parisien surtout, il est vrai) s’intitule Action.

Action, tel fut le maître mot de l’événement Mai-Juin, or celui-ci n’a rien construit de nouveau, il a fait resurgir du passé historique, il a éliminé des scories, mais il n’a pas produit sa théorie dans le mouvement contrairement à l’opéraïsme italien. La réflexion théorique n’est venue qu’après coup, une fois la rupture réalisée par l’événement.

Notes

15 – La meilleure présentation historique et critique de la période 1946-1958 nous paraît être celle de Cajo Brendel du groupe Daad en Gedachte. Elle est reproduite dans un numéro spécial de la revue Échanges  : « Correspondance de Chaulieu et Pannekoek de 1953-54 », p. 41 à 46. Toutefois d’autres sources existent comme le livre un peu hagiographique et sociologique de Philippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie, Payot, 1997. Pour une critique de SoB par la gauche communiste italienne, on peut aussi se référer à l’ouvrage de Lucien Laugier, La critique de Socialisme ou Barbarie, du Pavé, 2003.

16 – Op. cit., postface.

17 – Cf. aussi un tract pabliste d’un Front révolutionnaire de la jeunesse reproduit p. 388 (doc. 165), Alain Schnapp, Pierre Vidal-Naquet, Journal de la commune étudiante. Textes et documents. Novembre 1967– juin 1968, Paris, Seuil, 1968.

18 – Cf. la lettre qu’il écrit à Canjuers le 13 juin 1961 soit trois semaines après sa démission de SoB. Est-ce aussi un passage de témoin auquel on assiste quand, à sa septième conférence de juillet 1967, l’IS se présente comme la seule organisation révolutionnaire moderne alors que le 11 mai de la même année (le dernier numéro 40 date de 1965), les derniers militants de SoB, autour de Castoriadis, décident sa dissolution ?

19 – Schnapp, Vidal-Naquet, Journal de la commune étudiante…, doc. 268, p. 595-598.

20 – Pour l’analyse de ce groupe, on se reportera au début de la seconde partie du livre sur l’Italie.

21 – Jean-François Lyotard, Pérégrinations, Paris, Galilée, 1990.

22 – Vidal-Naquet, op. cit., doc 257, p. 566-568.

23 – Cf. le no 13 de 1959 qui se confronte aux thèses de Guérin sur la Révolution française et les écrits du « jeune Marx », particulièrement les Manuscrits de 1844.

24 – Par exemple, l’éditorial du no 33 de 1966, à propos d’une réunion tenue avec ICO sur la Hongrie, critique la sorte de pensée religieuse qui anime les libertaires dès que l’on parle de la Révolution espagnole, de la même façon que le mouvement des conseils de Hongrie en 1956 fut idéalisé par SoB. Cet éditorial signalait aussi l’enthousiasme un peu hâtif du groupe pour le mouvement provo hollandais, lui attribuant les violences commises dans les manifestations ouvrières d’Amsterdam de juin 1966, alors qu’elles provenaient plutôt d’un lumpenprolétariat en colère.

25 – Christian Lagant, « La révolte de la jeunesse », Noir et Rouge, no 13, 1959.

26 – Une version première de la pensée dualiste qui allait faire fureur à partir des années quatre-vingt avec les in et les out, les winners et les loosers.

27 – Cf. encore, aujourd’hui, les luttes contre le CIP (1994) et contre le CPE (2006).

28 – Pour plus de renseignements, cf. Jean-Louis Brau, Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi, Albin Michel, 1968, p. 63-67 et surtout Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, Allia, 1985.

29 – Potlatch (organe du groupe) no 1 (1954), p. 11.

30 – Potlatch, no 4.

31 – L’Union de la Jeunesse et de l’Externité tendance M. Lemaître et Le soulèvement de la Jeunesse et de l’Externité, tendance Altmann. Voir la lettre d’Isou à A. Bosquet, « Les conceptions éthiques du groupe lettriste », dans L’Avant-garde lettriste et esthapétriste, nouvelle série, no 1, 1968.

32 – « La lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement », IS, no 1, p. 8.

33 – Cf. J. Delvaux dans le no 27 de SoB, p. 37.

34 – Texte interne du groupe SoB, 1960 ; disponible sur : http://www.left-dis.nl/f/debart.htm

35 – Dans le no 35 de SoB (mars-mai 64), Cardan-Castoriadis avait déjà parlé de « Recommencer la révolution ».

36 – Le groupe autour de la revue Invariance sur lequel nous reviendrons, ainsi que les trois groupes locaux qui formeront, après mai 1968, Révolution Internationale constitueront de ce point de vue des exceptions. Lucien Laugier fit aussi entendre sa voie personnelle au sein de la gauche italienne en réhabilitant Mai-68 et la révolte de la jeunesse dans la préface à son texte ronéoté « De Dantzig à Stettin… » (op. cit,).

37 – Cf. la discussion entre Chaulieu (Castoriadis) et Pannekoek de 1953-54 reproduite intégralement dans la revue Échanges (2001), mais dont, en mai 68, seules les deux lettres publiées dans le no 14 de SoB d’avril 1954 étaient accessibles.

38 – IS, no 7, p. 12-13.

39 – C’est patent avec l’opa lancée par SoB sur les restes de groupes bordiguistes (avec l’entrée du groupe Vega dans SoB) en France et encore plus avec le dénigrement des réponses de Pannekoek à Chaulieu (Castoriadis) dans la revue. De la même façon, les conseils hongrois de 1956 ne sont pas référés aux conseils allemands des années vingt, ni à la révolution hongroise de Bela Kun et Lukács de la même époque.

40 – Par exemple, à Lucien Goldmann qui parlait de « l’avant-garde de l’absence » à propos de Beckett et Ionesco, elle répondit qu’il s’agissait bien plutôt de la démonstration de l’absence d’avant-garde. La méthode hégélienne de l’inversion du prédicat allait dorénavant faire fureur au sein de l’IS.

41 – IS, no 8, p. 13, dans l’article : « Domination de la nature ».

42 – Cette notion aura une certaine postérité dans l’après 68 avec des groupes post-situationnistes qui se référeront aux « pauvres modernes » (Jean-Pierre Voyer, Les Fossoyeurs du vieux Monde).

43 – IS, no 8, p. 4 : « Domination, idéologies et classes ».

44 – Pour une caractérisation de l’opéraïsme, on se reportera à notre partie italienne et particulièrement aux pages 247 à 258.

45 – Ce point de vue est bien développé par Wolf Woland (pseudonyme de Mario Lippolis à l’époque) dans Teoria radicale, lotta di classe e terrorismo, Nautilus, 1982, particulièrement à partir de la p. 114. Woland y explique pourquoi le conseillisme de l’IS n’est pas une incohérence théorique, mais le reflet d’une possibilité d’autonomie de la classe par rapport au capital qui existait encore à l’époque. Ce conseillisme ouvrier ne posait donc pas la « libération du travail », mais son abolition, non la gestion ouvrière de la société, mais « l’autogestion généralisée » (p. 116). Contrairement à ce que pense Mario Perniola (« I situationisti », in Agaragar, no 4, 1972, p. 89), il ne s’agissait pas « d’un hyper-futurisme révolutionnaire » se préoccupant de corriger ce qui n’existe pas encore, mais d’une exigence réelle de la lutte de classe. Pourtant Woland dévoile la faille de l’impossible synthèse entre la libération du travail (liberazione del lavoro) et la libération par rapport au travail (liberazione dal lavoro), entre pouvoir ouvrier et pouvoir des individus sur leur propre vie, entre programme prolétarien et programme communiste, entre victoire d’une classe et abolition de toute classe. Il signale, « Déjà, à l’origine, le conseil ouvrier n’est autre qu’un lieu géométrique privé de toute référence historique », à l’image « de la glande pinéale que Descartes dut inventer dans le corps humain pour y loger l’âme, qui dans sa théorie ne trouvait pas d’endroit » (p. 146).

46 – Traité…, p. 75.

47 – Repris en fac-similé dans le no 12 de la revue, p. 108-111 avec en face la version d’Henri Lefebvre, lequel, à leurs yeux, avait accaparé et falsifié leur texte.

48 – L’IS a essayé d’envisager la révolution comme une fête comme l’indiquait déjà le « Manifeste pour la fête » de la section allemande, dans le no 6 de 1961 (p. 39) : « La fête, c’est l’art impopulaire du peuple. Être créatif, c’est faire sa fête avec toutes les choses, à travers une récréation continue. Pareils à Marx qui a déduit une révolution de la science, nous déduisons une révolution de la fête… Une révolution sans fête n’est pas une révolution ».

49 – G. Marelli, L’amère victoire du situationnisme, Sulliver, 1998, p. 221. Pour Marelli, ceux qui « repensaient » la révolution étaient les intellectuels de la revue Arguments et des marxistes indépendants comme Henri Lefebvre.

50 – Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.

51 – Cf. en particulier les « Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui » de Korsch, p. 185 et sq de Marxisme et philosophie, Minuit, 1964). En outre, Debord est comptable d’une dette envers les différents courants qui, en France, se sont posé ces questions dans les années cinquante-soixante et particulièrement envers le groupe Socialisme ou Barbarie. Cette dette se voit aussi dans les textes de l’IS concernant la bureaucratie révolutionnaire des pays se réclamant du communisme et dans des prises de position plus directes contre la revue Arguments, contre Lefebvre et contre l’évolution de SoB : « Ni un camp ni l’autre ne représentent l’une ou l’autre de ces notions (révolution et modernisme), parce qu’il ne peut y avoir de révolution hors du moderne (critique qui est adressée à l’aile marxiste minoritaire qui va former le groupe Pouvoir ouvrier. NDLR), ni de pensée moderne hors de la critique révolutionnaire à réinventer » (critique adressée à la tendance majoritaire qui va constituer un SoB maintenu animé par Cardan jusqu’au dernier numéro 40 de la revue en 1965). IS, no 9, août 1964, p. 34.

52 – Op. cit., p. 76.

53 – Pour éclaircir ce point avec un œil d’aujourd’hui, on peut se référer à Jean-Marc Mandosio, D’or et de sable, Encyclopédie des Nuisances, 2008, p. 43 à 58.

54 – « Préliminaires sur les conseils et sur l’organisation conseilliste », IS, no 12, septembre 1969, p. 64.

55 – Ibidem, p. 69.

56 – IS, no 12, p. 74.

57 – Ibidem, p. 76.

58 – Auto-édition, 1973.

59 – Informations et liaisons ouvrières (ILO) fut la première dénomination du groupe à sa fondation en 1958.

60 – « Le regroupement inter-entreprise comprend des camarades qui appartiennent à divers mouvements : il importait dès lors que ce bulletin commun apparaisse bien comme ce qu’il est : non pas l’émanation d’un groupe politique déterminé, mais le résultat d’une rencontre entre des camarades travaillant dans des entreprises et ayant une expérience commune des luttes et des syndicats traditionnels ».

61 – Pour plus d’informations sur la question, on pourra se reporter au livre de Jacques Guigou (ancien membre de la revue), La Cité des ego, L’Impliqué, 1987 ; réédition l’Harmattan, 2008. Des extraits sont disponibles sur le site de l’auteur http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=393

62 – Dès le milieu des années soixante, cette maison d’édition a joué un rôle non négligeable dans la diffusion des œuvres de jeunesse de Marx et des Grundrisse. Furent aussi réédités des écrits des socialistes utopiques et les principaux écrits de la sociologie marxiste critique (cf. les quatre volumes de l’ouvrage de Pierre Naville, Le nouveau Léviathan). C’est en cette année 1966 que Serge Jonas et Jean Pronteau créent la revue L’Homme et la société. Sur la vie et l’œuvre de Serge Jonas on peut lire l’article d’Irène Jonas et Jacques Guigou, disponible à https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2013-1-page-222.htm  

63 – Ce que nous nommons aujourd’hui, les particularismes radicaux. Sur cette notion, on peut se reporter à Jacques Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, Paris, L’Harmattan, 2002.

64 – Idée que l’on retrouve dans l’IS, avec le concept d’autogestion généralisée, mais là aussi dans une grande confusion puisqu’elle cohabite avec la notion de conseils ouvriers. En fait, il semble que le problème ait consisté en une différence de position entre la majorité du groupe d’un côté, qui en 1968 se rattache à nouveau plus clairement à la théorie du prolétariat et reprend l’idéologie conseilliste (Debord et Riesel particulièrement) et de l’autre le seul Vaneigem qui s’en dégage de plus en plus en insistant sur la nécessité de généraliser l’idée de départ, celle d’une subversion a-classiste de l’ordre dominant et l’exigence éthique d’une autre activité générique.

65 – L’expérience espagnole des collectivités agricoles entre 1936 et 1937 reste à cet égard une exception, car dans les usines et même à Barcelone c’est à une gestion ouvrière à laquelle on assiste, la CNT assurant la direction. Pour une critique de cette gestion ouvrière on peut se reporter à Mickaël Seidman, Ouvriers contre le travail, Senonevero, 2010 ou en brochure chez Échanges.

66 – Toutes les informations sur le GLAT sont tirées de son recueil principal (ronéoté), intitulé Contre le courant et regroupant tous ses bulletins Lutte de classe, de juin 67 à octobre 70.

67 – Cohn-Bendit, par exemple, s’amusait souvent à dire que les étudiants du Mouvement du 22 Mars avaient à peu près tout lu de ce qui pouvait être intéressant, sauf Marcuse. Or, dans Le gauchisme remède à la maladie sénile du communisme, Paris, Seuil, 1968, il parle « d’unidimensionnalisation ! » (p. 38).

68 – Fondés en 1965, ces groupes publieront dorénavant la revue Recherches.

69 – Anne Querrien sera membre du Mouvement du 22 Mars et on peut lire une interview d’elle dans le numéro spécial de la revue Courant alternatif de mai 2008 consacré aux événements.

70 – Rudi Dutschke, Die Rebellion der Studenten, Rowohlt, 1968.

71 – L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p. 46. On constate la même chose en 2006 quand la CGT-Renault, inquiète des baisses des ventes, propose un plan de relance par la production massive de véhicules 4x4 !

72 – À cette époque, Adorno, dont l’influence pèsera surtout sur le mouvement extra-parlementaire allemand, ne dit pas autre chose : « Marx était vraiment trop optimiste quand il escomptait qu’un primât des forces productives présentait une certitude sur le plan historique et ferait nécessairement éclater les rapports de production. En ce sens Marx, ennemi juré de l’idéalisme allemand, se montrait au contraire affirmatif de sa structure historique. Sa confiance en l’esprit universel contribuait favorablement à justifier cet ordre naturel que, conformément à la onzième thèse de Feuerbach, il fallait transformer. Les rapports de production n’ayant en vue que leur propre conservation, ont par la suite soumis à leurs lois, au moyen de replâtrages et de mesures particulières, les forces productives qu’ils avaient déchaînées » ; cf. « Marx est-il dépassé ? », revue Diogène, no 64. 1968. Adorno allait même plus loin en disant que « forces productives et rapports de production sont de nos jours une seule et même chose, et qu’ainsi l’on puisse construire sans difficulté la société à partir des forces de production ».

73 – « Réexamen du concept de révolution » dans le no 64 de Diogène (article écrit avant les événements). Cela est à rapprocher et de la position de Korsch, dans Dix thèses sur le marxisme et du « Recommencer la révolution » de Cardan-Castoriadis dans le no 35 de SoB.

74 – Il en est ainsi de l’influence des écrits situationnistes qui se limita souvent à la reprise de formules de la part des étudiants et de procédés d’écriture, comme chez Lefebvre qui se mit lui aussi à la mode de l’inversion du prédicat (cf. tout particulièrement, son ouvrage, L’irruption de Nanterre au sommet, Anthropos, 1968).

75 – In « Table ronde : Pourquoi les étudiants », L’Homme et la société, no 8, juin 1968, p. 4.

76 – Herbert Marcuse, La Fin de l’utopie, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, Paris, Éditions du Seuil, 1968.

77 – Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, Anthropos, 1970.

78 – Le volume II de Critique de la vie quotidienne paraît en 1960.

79 – Cf. Introduction au volume III, L’Arche, 1981, p. 32.

80 – Cf. L’introduction à Du rural à l’urbain, Anthropos, publié en 1970, mais qui rassemble des textes plus anciens.

81 – Adek, cité dans Daum, Des révolutionnaires dans un village parisien, Londreys, 1988, p. 158.

82 – Henri Lefebvre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production, Anthropos, 1973. Réédition, Anthropos, 2002, avec une préface de Jacques Guigou disponible sur le site : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article183

83 – Les nouveaux intellectuels, Cujas, 1966.

84 – Op. cit., p. 125-128.

85 – On en a eu des exemples significatifs, dans l’immédiat après 68, à la Villeneuve à Grenoble.

86 – Signalée très tôt par certains comme Philippe Guillaume dans le no 32 de SoB qui insiste sur la concomitance d’une croissance exponentielle du nombre d’OS et la fin de la communauté ouvrière et de ses valeurs (p. 76 et 77) au profit d’un « esprit OS » qui s’impose à tous non pas parce que tout le monde fait la même chose, mais parce que tout le monde peut faire à peu près n’importe quoi. C’est un peu ce que Marx avait prévu quand il parlait de la réduction de tous les travaux à du travail simple, à du job. Il s’en suit un déclin très rapide du monde ouvrier, car si l’OP restait ouvrier à l’extérieur de l’usine et dans son quartier, l’OS, dès la sortie de l’usine se débarrasse au plus vite de son bleu de travail et revêt une tenue qui le rend méconnaissable, individu parmi les individus, pour rejoindre la ville et les produits de consommation fabriqués par d’autres OS. Et tout cela en courant entre deux transports sur le rythme du travail des OS en usine.

87 – Dans les années 60 et 70, les sociologues analysèrent ces tendances à la lumière d’une « théorie des organisations » (Crozier, Friedberg, etc.).

88 – Actes Sud, 2003.

89 – Dans le no 33 de SoB (1961-62).

90 – La crise politique du gaullisme n’en représente qu’une des dimensions.

91 – Renault-Billancourt représente, pour la France, l’exemple type de la forteresse ouvrière (cf. Jacques Frémontier, La forteresse ouvrière Renault, Fayard, 1971, malgré le point de vue stalinien ; et aussi pour les années qui suivent : Baudouin et Colin, Le contournement des forteresses ouvrières ? Méridiens, 1983).

92 – Suivant la théorisation de Braverman, une tendance générale à la déqualification s’accompagne d’un mouvement marginal de requalification. Thèse reprise en France par Jacques Freyssinet dans Le temps de travail en miettes.20 ans de politique de l’emploi et de négociation collective, L’atelier, 1997 et complétée par l’idée d’une segmentation inégalitaire de la force de travail avec une majorité déqualifiée et une minorité surqualifiée expliquant largement le retour du chômage dans les années quatre-vingt.

93 – Pour de plus amples informations sur la période on peut se reporter au livre de Burnier, Fiat, conseils ouvriers et syndicats, Éd. ouvrières, 1980 (Préface de Pierre Naville).

94 – Claude Martin, Socialisme ou Barbarie, no 34, mars-avril 63, p. 48. Néanmoins, l’article de Martin reste ambigu, car, marxisme oblige (la scission approche dans SoB mais n’est pas encore faite) l’auteur affirme le rôle économique primordial de l’université qui se transforme en école supérieure d’apprentissage alors que plus loin il avoue qu’elle ne peut abandonner son rôle culturel. Quarante ans après, cette université n’a commencé que depuis peu à professionnaliser systématiquement ses diplômes. Le passage au système européen LMD, qui marque une accélération dans ce domaine, s’est réalisé en 2004. Il y a des voies plus rapides vers la rationalisation capitaliste ! Et aux dernières nouvelles (printemps 2018), la question n’est toujours pas réglée puisqu’une réforme de l’accession à l’université est en cours et entraîne son lot de grèves étudiantes.