VIII. L’Immédiat après 68 en France
Le volontarisme politique des maoïstes
La loi Edgar Faure sur les universités à l’automne 1968 répond en grande partie à des aspirations réformistes exprimées pendant les mois de mai-juin et il ne fait pas de doute que certaines idées de l’UNEF, avancées dès les années 1963-66 ont été utilisées par le pouvoir dans un contexte devenu plus favorable au changement « pour que tout reste comme avant » comme disait Lampedusa. La réforme Edgar Faure met en place les universités-pilotes de Vincennes et Dauphine en réponse aux revendications d’université critique et d’autonomie, une loi d’orientation pour l’innovation pédagogique, la participation des étudiants à la gestion, un premier cycle pluridisciplinaire et moins sélectif, etc. Cela explique que, malgré de nombreux mouvements de grève à la rentrée 1968, une fois les examens passés, la situation va se stabiliser pendant quelques semaines, alors que les protagonistes de Mai, qui n’ont pas encore entonné la litanie du repli et de la capitalisation des luttes, pensent à l’inverse qu’un processus irréversible est engagé et que la lutte va forcément reprendre et avec plus de force encore : « Nos ennemis ne sont forts que de nos propres faiblesses. […]. Prisonnières des limites de la démocratie bourgeoise, ni la police, ni l’armée, ni la justice ne suffisent à contenir le processus révolutionnaire qui démultiplie les centres d’intervention, groupes autonomes et coordonnés » dit Cohn-Bendit396).
Pour Les Cahiers de Mai, il s’agit de « rassembler toutes les idées neuves qui se sont exprimées, toutes les expériences révolutionnaires concrètes qui ont été vécues. Une époque prodigieuse s’annonce en France, en Europe. Pour la première fois, nous savons aujourd’hui qu’une révolution socialiste dans un pays à haut niveau industriel, c’est-à-dire, dans les conditions espérées par Marx, se prépare enfin397 ». Mais le pouvoir a en tête des idées de vengeance qui le pousse vers des mesures répressives pour bloquer ce que l’on commence à appeler « l’esprit de Mai ». En réponse, le rectorat de Paris est occupé et des déprédations sont effectuées dans le bureau du recteur Roche, alors que, dans le même temps, l’Université de Vincennes est occupée par un comité d’action étudiant. Les élections universitaires sont boycottées à hauteur de 50 % et des affrontements sérieux ont lieu, d’une part entre activistes d’extrême gauche et membres de l’UEC et d’autre part entre activistes et forces de police.
Geismar, July et Morane tirent à leur manière les leçons de 1968. Le 3 mai, écrivent-ils, « c’est le premier pavé lancé sur les flics, et la naissance avec lui de la haine de classe […]. La répression nous apprend la valeur considérable de la haine de l’ennemi de classe, la valeur d’action de la haine. La dictature bourgeoise sème la terreur à tous les vents. Il dépend des révolutionnaires que de ces semences germe la haine de classe. Cette haine est pour le militant révolutionnaire la garantie de son incorruptibilité, de son intransigeance. Elle l’assure de ne pas épargner les institutions de la bourgeoisie et de vaincre ses armées. Disons-le clairement, ouvertement, la haine est le visage le plus clair de la conscience révolutionnaire. Elle n’est pas haine en soi, sauvage, elle est le désir infini de vaincre et de construire la société désaliénée. Elle est le désir de mettre à mort la société exploiteuse » (cité par Le Goff, p. 136).
On a ici affaire à une quintessence de la régression théorique qui suit l’après-Mai, avec un langage classiste à quatre sous qui deviendra la marque de fabrique d’un groupe comme la Gauche prolétarienne. Le caractère double du mouvement de 1968 est bradé au profit d’une ligne quasi stalinienne de combat classe contre classe. Seuls les mots de désir et d’aliénation, coincés au milieu, rappellent un mouvement autrement riche et complexe. Pourtant, ces dirigeants politiques gauchistes partent d’un problème réel que Geismar, sur le terrain, a bien perçu : « En se refusant à assumer les transgressions nécessaires lors du changement de phase, le 24 mai, le mouvement a abandonné l’initiative au profit de la bourgeoisie ». Ils en tirent deux conséquences discutables : la première est que cette violence potentielle portée par les Katangais, le lumpen et les marginaux est politique, car elle a donné au mouvement petit-bourgeois son caractère prolétarien ; la seconde, liée à la première, consiste à hypertrophier cette dimension de la violence au détriment des autres caractères du mouvement. Il y a aussi un élément important, qui, malgré tout, rapproche les maoïstes en herbe que sont les militants de la Gauche prolétarienne et de Vive la Révolution, c’est le rattachement au mythe de la « Grande révolution culturelle chinoise » qui, elle aussi, semble s’attaquer à toutes les institutions, y compris au Parti dans le but de fonder un monde nouveau. Les « maos spontex » de l’après-mai succèdent aux maoïstes staliniens de l’UJC(ml), pcmlf et autre CMLF sous le double lessivage de la « révo cul dans la Chine pop » et de Mai-68. En effet, ils s’approprient la première comme se situant dans la lignée de la seconde (la fréquentation du Mouvement du 22 Mars leur a fait découvrir les joies de la révolution anti-autoritaire). Et leur soudain subjectivisme exacerbé trouve son débouché dans un volontarisme politique qui s’oppose au révisionnisme et à l’économisme marxiste. Mais il est difficile de se débarrasser du vieux costume stalinien qui perdure dans l’apologie d’une « nouvelle résistance » ou de la ligne classe contre classe (apologie d’une « CGT-rouge », d’une CGT-lutte de classes, d’une CGT prolétarienne).
Le 1er novembre 1968, la nouvelle organisation politique, la Gauche Prolétarienne (GP) sort le premier numéro du journal La Cause du Peuple. Le journal va connaître quatre phases :
– celle de 1969 : « De la révolte anti-autoritaire à la révolution prolétarienne », dans laquelle la question posée est comment unir le mouvement de la jeunesse étudiante de 1968 et le mouvement autonome de la classe ouvrière qui s’est fait jour ? La réponse de l’époque sera « prolétariser le mouvement étudiant » en commençant par multiplier les expériences « d’établissement » en usines pour les militants. Dans la droite ligne de la révolution culturelle chinoise, il s’agissait de briser la division entre travail manuel et travail intellectuel, non seulement en théorie, dans les têtes mais dans la pratique et sur le terrain. Outre l’aspect artificiel et volontariste de la chose, cela s’accompagnait d’un mépris déplacé pour tous ceux qui ne suivaient pas cette ligne et se retrouvaient donc sous l’infamant qualificatif d’intellectuel petit-bourgeois ou de révolutionnaire mondain ;
– celle de 1970 : « Pour la résistance » dont la connotation rend compte d’un changement de rapport de forces sans l’expliciter ;
– celle de 1971 : « Élargir la résistance », qui marque un tournant anti-fasciste très net et ouvre sur le concept de Nouvelle résistance. La GP souffre des mêmes lacunes théoriques que les BR italiennes, en proposant sa propre version de l’attaque au cœur de l’État, ce dernier étant considéré, paradoxalement, à la manière anarchiste d’un État réduit à son appareil de répression. C’est assez clair dans tous les articles sur la « fascisation » comme ceux qui paraissent dans le dossier « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie » d’un numéro des Temps Modernes de 1972. Cette nouvelle ligne occulte complètement les réformes entreprises par l’État sous le gouvernement Chaban-Delors qui visent à redonner une couleur sociale au gaullisme. Elle oublie aussi que Mai-68 a été une défaite politique et constitue une victoire de la démocratie et non pas du fascisme. La répression menée par Marcellin avec la dissolution des groupes gauchistes et par Peyrefitte avec la loi anti-casseurs et l’occupation des rues par la police font partie de l’arsenal « normal » de défense des États démocratiques. Cela n’a que peu à voir avec l’état d’exception qui va être mis en place en Italie ;
– celle de 1973 qui relève du constat : « Mai-68-Lip 73. Et maintenant que faire ? » Les militants maoïstes se sont en effet trouvés fort marris de n’avoir joué aucun rôle dans ce conflit au contraire par exemple des Cahiers de Mai qui eux auront particulièrement tordu le torchon dans l’autre sens, à tel point de rendre insignifiante leur différence avec l’aile gauche de la CFDT.
Pour la GP, il n’y aura pas d’autre réponse que celle de la fin de parution de La Cause du peuple (dernier numéro le 13 septembre 1973) et l’auto-dissolution de son organisation politique.
Pendant ces quatre phases, la GP va mener une double politique. Une première d’isolement dans la mesure où elle se prend pour le centre de la lutte et rompt pratiquement avec les organisations traditionnelles de la classe ouvrière et une seconde plus frontiste dans laquelle elle cherche à mordre sur une mouvance plus démocrate, mais attirée par ses initiatives sur les prisons, la justice son côté Robin des bois. C’est là qu’elle marque des points dans le milieu d’une intelligentsia en quête de nouvelles références politiques (Sartre pour qui il faut remplacer le PCF par autre chose, Foucault qui veut dissoudre les identités politiques instituées et les remplacer par la subjectivité des minorités »), Clavel et Carbonnel pour qui l’image de Dieu commence à se confondre avec celle de Mao.
La GP essaie de pratiquer un habile syncrétisme entre « Révolution culturelle » et « Longue marche », la première pure activité de classe, la seconde fusion entre couches sociales différentes sur le modèle historique chinois. Ainsi, elle jugeait juste politiquement de faire le lien entre les luttes ouvrières et celles des petits commerçants (soutien au CID-UNATI de Gérard Nicoud) ou encore des paysans (des militants « s’établissent » aussi dans des fermes comme dans l’ouest de la France ou la région lyonnaise), des immigrés contre les marchands de sommeil, des femmes du textile ou de Norev398.
Sur la base de cette stratégie, la GP va fonder une matrice idéologique transformant la lutte sociale et politique en guerre civile avec dédoublement entre travail militant légal au sein de la GP et travail clandestin au sein de la Nouvelle résistance populaire (NRP). Cette violence politique volontariste et assumée va rencontrer un temps la violence sociale des luttes d’OS sur le terrain de la lutte contre les petits chefs, pendant qu’un mouvement similaire, mais de plus grande ampleur se développe parallèlement de l’autre côté des Alpes.
Un fondamentalisme communiste et parfois stalinien se développe aussi chez de vieux ouvriers professionnels, anciens résistants et anciens membres du PCF399. C’est l’époque où la direction de la GP se laisse littéralement embarquer par la violence sociale : « On a raison de se révolter », « On a raison de séquestrer les patrons400 », « Pour une dent, toute la gueule », sont des slogans résistancialistes et populistes qui lui font perdre tout sens stratégique et politique401. De fait, si on excepte la première phase syndicaliste prolétarienne de 1968, la Gauche prolétarienne adopte une ligne très anti-syndicaliste dès 1969 qui, si elle alimente la ligne anti-gauchiste de la CGT, est en phase avec leur apologie de la violence sociale. Mais la répression patronale et policière est sévère et les licenciements de militants mettent à mal la politique d’établissement et isole le groupe par rapport aux militants ouvriers plus anciens pour qui il ne s’agit pas de tout risquer à court terme sur un pari politique, dans un contexte où le rapport de forces s’avère particulièrement incertain. À cet égard, la stratégie de Sinistra proletaria en Italie, puis celle des Brigades rouges qui lui succède, est plus prudente car elle part plus de l’usine qu’elle n’est plaquée de l’extérieur. Le lien avec les organisations syndicales n’est pas rompu, loin de là et d’ailleurs il ne le sera jamais puisque de nombreux délégués syndicaux rejoindront les BR.
Par ailleurs, les militants qui « tiennent le coup » au sein des usines, c’est-à-dire ceux qui résistent aux différentes formes de la répression, c’est-à-dire ceux qui ne font pas que « s’établir » momentanément, mais qui s’implantent vraiment, vont adopter progressivement des positions plus accommodantes, par exemple en privilégiant, comme à Saint-Nazaire, une pratique d’unité ouvrière orientée exclusivement ou en priorité contre le patronat. Mais cette tendance devient vite incompatible avec le développement d’une organisation semi-clandestine à l’intérieur de la GP. C’est un virage à 180 degrés.qui se manifeste par l’enlèvement du parlementaire De Grailly, puis du cadre de Renault, Nogrette, après la mort de Pierre Overnay. Cette activité clandestine s’accompagne d’activités légales, par exemple, l’idée de nommer des commissions d’enquête destinées à pallier les carences de l’État et de la justice bourgeoise, des tentatives de justice populaire dans le nord de la France qui ébauchent une stratégie de contre-État populaire. Cette stratégie va néanmoins vite sombrer dans le ridicule avec le procès de Bruay-en-Artois, dans lequel la GP (et son envoyé spécial Serge July) décide que tout notable est forcément toujours coupable (en cela elle est fidèle au maoïsme de la révolution culturelle qui croît à la prédestination de classe !) et donc que le notaire de Bruay ne peut que l’être car un bourgeois n’est-il pas forcément, en plus d’être un fieffé exploiteur, un dangereux pervers ou même un pédophile ?
Le groupe mao-spontanéiste Vive la Révolution (VLR), tout en gardant, dans un premier temps, la croyance dans le prolétariat comme sauveur, va critiquer la conception avant-gardiste de groupes comme la GP en France ou les BR en Italie qui entretiennent des rapports entre eux. « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs mêmes. […]. Nous ne nous rendons pas compte que la réflexion la plus triste, la plus misérable, la plus déprimante, entendue de la bouche d’un ouvrier cette année, c’est : si le patron nous fait chier, on appelle les maos402 ».
VLR critique aussi le militantisme de type chrétien, au service du peuple et d’une cause extérieure. Une critique qui rejoint celle faite par divers petits groupes informels issus des gauches communistes, dès le lendemain de Mai-68. VLR veut rendre à la révolte sa dimension originelle : « On veut parler avec nos tripes… on veut dire ce qu’on est, ce qu’on sent. On veut nourrir la révolte de notre révolte 403 ». Cette découverte s’accompagne d’une remise en cause théorique. À la vision d’une lutte circonscrite aux deux principales classes antagonistes où l’une exploite l’autre, se substitue peu à peu l’idée d’un système global qui opprime, qui domine. Le nouveau front est donc celui de la vie quotidienne et la constitution de nouveaux mouvements (femmes, jeunes, homosexuels, « fous404 »). Cela anticipe sur le mouvement italien de 77, mais cette position reste très minoritaire en France comme cela a pu l’être aussi au début des années soixante-dix, en Italie, au sein des groupes informels issus de Ludd et Comontismo puis autour du journal Puzz.
Pour VLR, ce qui fédère la jeunesse, c’est le despotisme de la famille, de l’école, de l’usine : « La jeunesse est un lieu de convergence d’un faisceau de contraintes d’une violence inouïe405 ». Et personne n’y échappe. Son journal, Tout, fait la critique de l’utilisation léniniste de la notion de petite bourgeoisie : « Qui est le petit bourgeois ? Réponse : Tout le monde, y compris dans les valeurs ouvrières406 ». Ni bourgeois ni prolos, mais ailleurs, hors système, en marge, car ce système est hors nature. À la même époque, la revue Invariance, à partir de toutes autres prémisses (celles de la Gauche italienne) va théoriser cet ailleurs dans l’article : « C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter407 ».
Sans être écologiste, c’est-à-dire sans faire de cette préoccupation un domaine particulier et séparé, cette mouvance utilise les références à la nature, à la vie contre un système assimilé à la guerre. Mais dès l’été 71, Tout disparaît par auto-dissolution car le risque de ce cheminement, c’est la démobilisation politique. Certaines des idées de Tout continueront à vivre dans des journaux comme Actuel, mais sous une forme idéologisée et séparée de la révolte originelle et de sa force politique quand elles représentaient le chaînon manquant qui tentait de relier l’ancien et le nouveau du mouvement de 68 (sous une forme maoïsée, il est vrai). Le « Tout est politique » de Tout ne correspond pas au « Nous voulons tout » des ouvriers de la Fiat. Coupé de toute base, le tout est politique sombre dans le quotidiennisme, les principes de vie. La tendance à l’égogestion408 n’est pas loin et elle s’avère contradictoire avec la dimension communauté de lutte de 68 qui perdure un temps » dans le mouvement des communautés.
Le moment communauté
Mettant en pratique immédiate la critique de la famille nucléaire et sa « peste émotionnelle » (W. Reich), l’opposition aux relations individuelles aliénées des groupes militants et le refus des « relations humaines positives » dans les milieux professionnels comme dans les espaces de loisirs, de nombreux individus prolongent les rencontres nouées dans l’action dans des modes de vie collectifs. Pour les contestataires, il n’y a plus de séparation entre les rencontres faites dans les rues insurgées, dans les universités occupées et dans les habitations collectivisées. Il n’est pas rare, alors, de voir huit à dix personnes partager un appartement de quatre pièces. Selon les rythmes de l’action, des manifestations, des solidarités, il se fait une sorte d’osmose entre ces lieux de vie communs. L’intensité du mouvement et l’ouverture de l’horizon politique abolissent les anciennes distances sociales instituées par les rôles et les statuts de la société de classe. La circulation de la parole ne s’arrête pas à la porte de l’espace domestique ; l’analyse des rapports internes à la communauté de vie se déroule à temps plein, de jour comme de nuit. La rencontre entre égaux devient possible ; la mise en commun immédiate des rapports cherche sa voie.
Les pratiques de vie communautaire développées en milieu urbain en 1968 et en 1969 sont connues des hommes et des femmes qui ont participé au mouvement409, mais nous disposons de peu de récits décrivant la création des nouveaux rapports quotidiens dans ces « communes ouvertes ». Cela se comprend puisque l’ancienne distinction étatique entre vie privée et vie publique n’a plus cours pour certains individus impliqués dans Mai-68. Au-dehors, comme au-dedans, s’éprouve une seule et même expérience commune de la vie ; d’une vie transformée par l’événement et par l’espérance de vie dont il est porteur.
La dissolution du caractère formé par la répression parentale et par « la civilisation » opère ses métamorphoses à vive allure. « Les gens regardaient avec amusement l’existence étrange qu’ils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée […]. Tous les mensonges rivaux d’une époque tombaient en ruines410 ».
Après 1969, les communautés en milieu rural et montagnard se sont constituées sur la base des limites et de la répression du mouvement réel de Mai-68. De ce moment-communauté dans lequel commençaient de s’unifier toutes les activités séparées des individus, il n’en subsistera que son autonomisation dans les communautés rurales du début des années soixante-dix.
L’histoire des communautés rurales des années 69-79 a surtout été marquée par « l’extension du domaine de la lutte » à toutes les dimensions de la vie humaine. Ces communautés, au-delà de leurs particularités, conduisent une quête vers un rapport harmonisé avec la nature et le cosmos, une capacité d’auto-subsistance, la pratique d’une nourriture naturelle, un accomplissement individuel et intersubjectif, une éducation libertaire et désétatisée, un équilibre entre intervention et contemplation. Mais rares furent celles qui échappèrent à la tyrannie des chefs-gourous411 et au parasitage par des errants, des immatures. De plus, au fond des Cévennes ou de l’Ardèche, l’État, son pouvoir et ses réseaux sont bien toujours là412.
La reprise des luttes à l’université et dans l’école
À la rentrée 69-70, la lutte contre l’augmentation des droits d’inscription prend une forme radicale avec des piquets de grève, l’occupation de Vincennes. Des incidents ont lieu à Censier, à Dijon, à Lyon (vol des listes d’inscription à la faculté des sciences), à Rouen. À Vincennes, assaut du bureau du Doyen pro-communiste Droz par les maos spontex et séquestration de ce dernier après une occupation des bureaux d’inscription.
La répression touche de nombreux militants ainsi que des membres des CAL et des enseignants.
En janvier 1970, des affrontements très durs entre étudiants d’extrême droite et d’extrême gauche ont lieu à Vincennes et des éléments désignés comme anarcho-maoïstes413 s’attaquent physiquement à Paul Ricœur à Nanterre414. La suspension des franchises universitaires et la banalisation policière des campus sont à l’ordre du jour du ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin. Le climat de crise institutionnelle est tel que la moindre controverse, par exemple celle sur l’enseignement des langues vivantes dans le secondaire met le feu aux poudres comme à Nanterre avec le boycottage des partiels de 2e année de Droit.
Les 2 et 3 mars 1970, des combats d’une extrême violence ont lieu entre étudiants et forces de police à Nanterre. Pour la majorité des observateurs « de gauche », les affrontements sont le fait de la police (les CRS pour être précis) qui ne se contente pas d’une simple « pacification » du campus, mais se livre à des rondes provocatrices. La bataille dure plusieurs heures et fait des dizaines de blessés.
Cet épisode a été transcrit par Jean-François Lyotard dans un article de la revue Les Temps Modernes d’avril 1970415. Il donne sa version des faits et surtout une interprétation de leur signification qui rompt avec la thèse de la fascisation qui dominait à l’époque parmi les gauchistes (cf. un autre article de Glucksmann dans Les Temps modernes de mai 1972 : « Fascisme : l’ancien et le nouveau »). Pour Lyotard, l’aggravation de la répression qui commence donc au printemps serait en fait une riposte contre un mouvement qui garde l’offensive, au moins en milieu universitaire. La critique qui s’exerce contre le système procède de ce que des activités et des institutions qui jusqu’alors étaient restées à l’abri des exigences de la reproduction élargie du capital, se trouvent à présent mises en demeure d’avoir à opérer en tant que simples moments dans le circuit de cette reproduction. Tel est, en particulier, le cas de la fonction dite éducative et enseignante. Pourquoi cette crise ? Parce que les valeurs culturelles traditionnelles sont devenues obsolètes dans le cadre de la logique de domination du capital. La vieille phraséologie politique, en jugeant irresponsables, aventuristes, individus ou groupes qui prennent des initiatives et en leur opposant les organisations sérieuses, les banalités trotskistes, constituent des contre-feux « pour parer à l’angoisse du Que faire ? » (p. 1653).
Mais que se passe-t-il autour de Nanterre ? Depuis fin janvier 1970, des militants gauchistes font campagne aux stations RATP les plus proches, contre les tarifs de métro avec des boycotts de poinçonnage des tickets qui inquiètent les syndicats de la RATP, de la façon qu’à Renault-Billancourt une action s’amorce contre la hausse de la cantine, là encore au grand dam de la CGT qui en appelle à casser du « gaucho-fasciste », lequel a déjà du mal à éviter la répression étatique.
Pour Lyotard, la phase de repli ne semble pas encore enterrer le mouvement et il n’y a donc aucune raison de jouer aux victimes, position habituelle des maos et trotskistes, en invoquant les bavures policières. Il faut au contraire assumer une reprise de l’offensive et reconnaître que ce sont les étudiants qui sont allés chercher et provoquer la police, profitant de leur position d’extra-territorialité. Ce sont eux qui ont eu l’initiative et en cela ils sont vraiment dans la continuité du mouvement de Nanterre de 68. Une initiative qui est toujours transgression des habitudes, des normes, transgression du paiement dans le métro, du ticket de restaurant universitaire, des dispositions prises par le Conseil de faculté. « Cette transgression n’est pas proférée, mais effectuée. C’est là l’immense différence entre ce mouvement et les groupuscules. Ces derniers restent dans l’ordre du discours ; or toutes les transgressions verbalisées sont assimilables par le système » (p. 1660). Alors que la transgression crée une brèche dans le système qui permet des relations non médiatisées. Une potentialité de lutte se dégage alors, ici et ailleurs.
En France plus particulièrement, l’université (et les Grandes écoles) sont le fleuron bureaucratique du pouvoir dans sa dimension globale parce qu’elle est l’institution qui donne accès à toutes les institutions. De là l’importance politique de la question de l’éducation qui reproduit les inégalités et les hiérarchies perpétuant ainsi le pouvoir du capital. « La critique réelle du système ne peut se faire (au moins actuellement et pour une durée indéterminée) que par des interventions du type ici et maintenant, décidées et gérées par ceux qui la font » (ibidem, p. 1664) continue Lyotard et non pas par un discours idéologique ultra codé comme celui des maos qui, dans leur film sur Flins ne font que copier les procédés de la CGT dans son film sur 68. Il faut éviter le mimétisme du reflet, des chefs, sans tomber dans le spontanéisme. Il faut pratiquer des actions « a-pédagogiques » qui sont les seules à ne pas laisser prise à la répression.
À partir de ce moment, une césure se produit entre luttes en milieu étudiant et luttes extérieures. Les luttes étudiantes sont faibles et tournent autour de luttes de tendances pour reconstruire l’UNEF. Des exceptions existent dans les villes où universités où il existe des problèmes spécifiques, par exemple à Lyon où le comité d’action de Droit et Sciences économiques réitère le coup de Strasbourg en prenant la tête de l’UNEF pour l’auto-dissoudre. Ce comité d’action va mener ensuite une action de résistance efficace contre les étudiants d’extrême droite qui interdisent à certains de ses membres l’accès à l’entrée de l’université et cherchent aussi à empêcher les rares enseignants du SNESup416 d’assurer leurs cours.
L’agitation lycéenne n’a pratiquement pas cessé depuis Mai-68, mais c’est en février 71 qu’elle reprend une dimension de masse qui ne va quasiment plus l’abandonner jusqu’au 22 mars 73 qui constitue le véritable Mai-68 des lycéens. Nous ne l’aborderons pas ici, mais remarquons que le lien avec les grèves d’OS de Renault à la même époque ne s’est malheureusement pas fait et pourtant le problème avait été posé indirectement par les élèves des collèges d’enseignement technique (cet) qui sont entrés massivement, pour la première fois, dans un mouvement lycéen et ont manifesté à 15 000 le mercredi suivant la fin des manifestations contre la loi Debré. Ils revendiquaient la possibilité d’avoir deux sessions de cap pour avoir plus de chances d’éviter le sort peu enviable des OS. Leur lutte participait donc pleinement de la révolte contre le travail et le statut d’OS. Encore une occasion manquée.
La reprise des luttes ouvrières
Alors que les derniers comités de quartier et comités étudiants ouvriers se meurent, les maoïstes se lancent dans un ouvriérisme d’un nouveau type et Les Cahiers de Mai relancent l’idée d’enquête ouvrière.
La liaison à peine tissée entre luttes étudiantes et ouvrières est brisée avant d’être expérimentée et approfondie, même si Vincennes constitue une exception avec le développement d’une université critique ouverte aux non-bacheliers (sous-entendu aux jeunes ouvriers et prolétaires). Cette expérience trouve très vite ses limites en tant qu’enclave gauchiste au milieu de l’environnement capitaliste ;
En outre, elle est contrôlée de près par les syndicats, la CFDT notamment à travers certains de ses militants aux fortes sensibilités catholiques de gauche417.
La révolte ouvrière contre l’organisation taylorienne du travail va pourtant perdurer, au moins jusqu’en 1973. Dans l’automobile et particulièrement à Renault Flins, la lutte contre les cadences prend une grande ampleur à la suite de la diffusion de tracts présentant les actions ouvrières de Fiat à Turin et elle s’accompagne, sur le modèle italien, d’une dénonciation de la maîtrise et des petits chefs qui distribuent les postes, imposent un contrôle des cadences et distribuent les sanctions.
La parole ouvrière se libère, mais parfois passée au filtre d’une nouvelle culture étudiante encanaillée, comme dans ce tract de 1971 : « Il y aura toujours des gars qui vous diront : les syndicats, ils sont contre les patrons, bien sûr qu’ils sont contre, ils sont tout contre, la main dans la main ! Ou si vous préférez, ils bouffent dans la gamelle418 » ; ou dans des expressions comme « la grève coup de poing » « la paie ça va pas ! », « Les chefs, ça va pas ! ».
La revendication « À travail égal, salaire égal », avancée dès mai-juin 68, est à nouveau mise en avant avec l’appui de différents groupes qui agissent dans l’usine (Lutte ouvrière, mais surtout le Comité de base qui deviendra La Base ouvrière, liée au groupe Vive la révolution).
Cette revendication apparaît comme une réponse à la multiplication des hiérarchies fictives au sein du procès de production, mais sa reprise repose sur une erreur d’analyse. En effet, les maoïstes ne comprennent pas qu’il ne remet pas en cause le système de la cotation par poste419 qui est pourtant le motif de la grève. Et si les salariés grévistes vont parfois le reprendre, c’est au sens de « Tous égaux » devant un travail abstrait aliéné comme en Italie, or la cotation par poste entérine des différences de travail concret420. Cette crispation sur les questions hiérarchiques est renforcée par le fait qu’à Flins se trouve une direction de combat qui prend Simca et la Fiat comme modèles et cherche à utiliser la maîtrise comme levier pour faire basculer le rapport de forces au sein de l’entreprise. C’est donc une situation très différente de celle de Billancourt, usine de la cogestion direction-CGT. Cette utilisation offensive de la maîtrise sera effective dès mai 71, quand, pendant la grève à Renault-Le Mans, la direction de Flins cherche à imposer un lock-out pour contrer toute tentative d’occupation, ce qui va provoquer de violents affrontements. La direction répond par une gestion ethnique du personnel, dans le but de diviser les OS, division accentuée par le fait que la CGT procède à peu près de la façon en ne considérant pas les OS immigrés comme de vrais ouvriers de par leur origine paysanne et le caractère jugé temporaire de leur participation au travail de type industriel. Pour elle, les ouvriers de Flins sont novices et immatures421. Mais comme à la Fiat de Turin, il faut distinguer la ligne syndicale et les pratiques de base, parce que les mêmes délégués qui appliquent les positions modérées de leur direction syndicale quant aux rapports avec la maîtrise, sont capables aussi de lancer ou relancer des actions dans les ateliers où sont regroupés une majorité d’ouvriers qualifiés422.
La CFDT joue un rôle différent en reprenant certaines revendications sur les cadences et l’égalité, en entretenant des rapports avec la Base ouvrière et en dénonçant à son tour le rôle de la maîtrise. Elle prend délibérément fait et cause pour les luttes des OS, en soutenant et en tentant d’organiser la grève de fin mars 1973, ce à quoi n’arrivera pas la Base ouvrière, car elle a finalement peu d’influence dans l’usine, ses membres étant regroupés dans les mêmes ateliers qui, en plus, n’ont pas été à la pointe de la lutte. Son action se situera davantage aux portes de l’usine que dans l’usine. Il y a donc au moins une difficulté si ce n’est une contradiction, entre cette affirmation de centralité de la lutte d’usine comme lieu de la révolution à venir qui se manifeste, par exemple, par le fait que le journal du comité d’atelier de la base ouvrière s’appelle Vivement la révolution ! ; et le fait que les militants restent isolés ou très largement extérieurs à l’usine. Néanmoins, toutes ces luttes réaffirment la centralité des luttes ouvrières qui justifie chez les groupes maoïstes, la pratique de l’établissement.
Mais la CFDT ne va pas au bout de sa démarche car, minoritaire et plutôt implantée dans des ateliers qui n’ont pas été en pointe dans la lutte, elle a peur de l’isolement par rapport aux gros bataillons de la CGT.
Il y a là une grosse différence avec les luttes de l’époque, en Italie, où cette centralité ouvrière, qui se manifeste encore au sein de la figure de l’ouvrier-masse, doit composer avec un mouvement parallèle puis très vite divergeant, de refus du travail. Toutefois, l’intérêt politique de ces types d’action est de montrer la continuité avec 68, dans la mesure où les travailleurs se mobilisent sur des thèmes qui sont apparus en mai-juin. Pourtant, dans les usines, 68 et 71 ne paraissent pas avoir fait l’objet d’un approfondissement de conscience politique. « L’expérience prolétarienne » chère à Lefort et SoB bute sur une dure réalité : Flins 1973 paraît n’avoir plus aucun souvenir de Flins juin 1968.
Mai-68 n’est pas une explosion sans lendemain, mais il n’y a pas non plus une ligne directe entre Mai et l’après-Mai et les conflits qui lui sont postérieurs ne sont pas analysables uniquement en termes de conflits défensifs comme ce sera le cas à partir de la fin des années soixante-dix, car les OS et les ouvriers immigrés particulièrement, ont posé (surtout en 71) le refus de ce type de travail à la chaîne. Simplement, le contexte global n’est plus le même et cela change tout. Il s’est produit une césure entre ouvriers français et ouvriers immigrés qui vient redoubler celle entre OP et OS, mais sans se juxtaposer exactement. La conséquence en est un renforcement de l’isolement des OS immigrés et plus globalement un fractionnement de la classe que le slogan gauchiste “Ouvriers immigrés-travailleurs français tous unis” est bien loin de dépasser.
Après 1968, l’occupation des usines est souvent présentée comme la forme de lutte la plus radicale (par exemple, le Comité de lutte Renault poussera en vain en ce sens pendant la grève de 73), mais quand elle se déclenche, elle fonctionne toujours sur le modèle de l’enfermement dans la forteresse ouvrière qui s’est déjà avéré catastrophique en 1968. C’est parfois du pouvoir que vient la sortie de l’enfermement, comme ce sera le cas au Joint français. Ce sont en effet les CRS qui évacuent l’usine par la force et permettent indirectement que la lutte éclate vers l’extérieur et se répande dans toute la ville. Lip sera un mélange des deux.
Quant aux autres formes d’action offensives, elles reprennent celles de 1968, mais en les banalisant. Il y a en effet, beaucoup plus de séquestrations et de saccages des bureaux, de petits actes de sabotage, mais sans que le niveau d’affrontement n’augmente qualitativement. Elles coexistent avec l’éternelle défense de l’outil de travail, le respect du travail bien fait, etc. Dans un tel contexte, ces actions offensives ne produisent que des coups de canifs dans l’armure d’un capital qui est sorti plus fort de la défaite ouvrière de juin dans les usines et de la victoire politique des gaullistes aux élections.
Pour résumer, et en reprenant un terme opéraïste, on peut dire que les années qui suivent 1968 et jusqu’à 1973 sont celles des luttes de l’ouvrier-masse. Ce dernier peut être défini comme celui qui voit sa force de travail individuelle être déqualifiée alors que le procès social de travail manifeste une qualification sociale croissante qui lui est étrangère, qui lui fait face.
La conscience de cette situation d’extranéisation va produire toute une série de réactions, une chaîne (sans jeu de mots) pratiquement continue de mouvements, dans des secteurs très divers. Ils ont pour points communs d’avoir comme protagonistes soit des OS comme dans le long conflit Berliet à Vénissieux de novembre 72 à janvier 73 et le conflit à Renault-Billancourt pour le P1F en février 73, soit des jeunes (à la Saviem de Caen en avril 73), soit des femmes (grèves à MDV dans les Vosges, Coframaille dans le Bas-Rhin, aux abattoirs Doux dans les Côtes-du-Nord, à la SPLI à Fougères) soit des anciens paysans ou pêcheurs (grève à Zig-Zag en février-mars 72), soit des usines récemment décentralisées423 (grève d’octobre 73 dans toutes les usines de Laval). Toutes ces grèves avancent comme revendications : la lutte contre le salaire au rendement, contre les cadences et pour des augmentations de salaire non hiérarchisées. Ces revendications montrent qu’il est difficile de faire la différence entre revendications quantitatives et revendications qualitatives. En effet, dans sa lutte contre le salaire au rendement, ce que vise l’OS, c’est le rapport revenu-productivité qui est forcément instable, alors qu’il voudrait un salaire garanti (c’est aussi une revendication des OS italiens qui mettent en pratique la thèse opéraïste du salaire comme variable indépendante, nous y reviendrons) forcément moins inégalitaire et moins individualisé. La forme de ces luttes passe rarement par l’occupation, car comme nous l’avons déjà fait remarquer, l’occupation correspond à l’expression d’une identité ouvrière qui existe peu ici. Par exemple, le nombre de grèves424 est tel qu’il ferait penser à une sorte de « Mai rampant », mais sans la conjonction de luttes étudiantes. Cet aspect rampant provient du fait que ni les organisations syndicales ni la presse ne couvrent vraiment ces événements et les mouvements qui leur correspondent. Ce sont plutôt des groupes extérieurs comme Les Cahiers de Mai qui assurent, à grand-peine, l’information et la liaison. Ces luttes font en effet figure d’exemple, elles permettent de croire que la lutte continue, alors que parfois certaines entreprises qui se mettent en grève ne l’ont pas été ou que peu en mai-juin. Il y a donc ce décalage entre les luttes de mai-juin 68 et celles d’après parce que le mouvement a été si intense et si bref que son extension n’a pu vraiment se faire comme cela a été le cas en Italie de 1969 à 1973 où on assiste à une lutte continue, mais rampante.
Un mouvement des autoréductions ?
En France, les autoréductions resteront tellement embryonnaires que par rapport à l’expérience italienne on ne peut parler vraiment de mouvement. Le PCF participe bien à des luttes contre des saisies et des expulsions dans les HLM, mais sa position stratégique n’est pas claire puisqu’il doit composer avec plusieurs impératifs : l’objectif militant bien sûr, mais aussi le souci gestionnaire qui lui fait administrer des municipalités, le caractère multiclassiste de son recrutement qui l’amène à mêler locataires et propriétaires au sein du Comité national du logement, enfin son atavisme légaliste. Cela se double d’une attention presque exclusivement portée aux travailleurs français actifs, alors que les foyers Sonacotra pour travailleurs immigrés sont en ébullition, que les jeunes prolétaires ne sont pas encore forcément des travailleurs, que les chômeurs connaissent des problèmes spécifiques.
La recomposition de classe qui a été tentée en Italie sur la base de la revendication du salaire politique n’existe pas en France425. Elle affleure seulement sous la forme dérivée du « revenu garanti » dénoncé encore par toutes les forces de gauche et le mouvement ouvrier traditionnel français. Il ne faut pas oublier qu’il faudra attendre 1995 pour que la CGT encourage la formation de ses propres comités de chômeurs sous la pression d’un de ses principaux activistes, lui-même chômeur (Hoarau). Et quand elle se développe, c’est directement sous influence opéraïste avec Laurent Guilloteau qui écrit : « Contre la précarité, c’est sur le salaire social, c’est-à-dire dissocié du temps de travail rémunéré en entreprise que se manifeste le rapport de forces au sein de la condition salariale. On sait que les montants et les conditions d’attribution des multiples allocations existantes comme l’ensemble de la hiérarchie des salaires garantis par l’État sont parfaitement arbitraires. Il faudra trouver une forme d’accès à la richesse matérielle et sociale qui réponde aux besoins des travailleurs intermittents, à temps réduit ou en formation. Depuis la création du smIc en 1967, la socialisation d’un salaire détaché de l’implication productive individuelle est devenue évidente. La production est d’emblée sociale. Grâce aux luttes contre le travail, son caractère d’activité collective est pour partie rétribué. La coopération sociale cesse alors d’être une ressource gratuite. Si les luttes pour le revenu garanti font suite au mouvement séculaire de réduction du temps de travail, c’est parce qu’elles seules tiennent compte du brouillage des anciennes frontières entre temps de vie et temps de travail, dépassent la classique distinction entre production et reproduction. Elles seules répondent à la réduction du temps de travail qui caractérise la précarité. » (cf. « À travail social, salaire social » in multitudes.samizdat.net/A-travail-social-salaire-social).
Notes
396 – Le Goff, op. cit. p. 136.
397 – Ibidem p. 136.
398 – Usine villeurbannaise sur laquelle la GP avait jeté son dévolu, car le terrain était jugé favorable du fait de la présence d’éléments gauchistes ou considérés comme tels (une ouvrière se trouvait être une ancienne du groupe « de la rue Baraban », une des composantes de base du M22 à Lyon dans l’usine). Quatre militants extérieurs seront arrêtés dans l’usine pour y avoir dénoncé violemment les cadences et les brimades des chefs. À la suite de cela, de premiers doutes apparaîtront, au sein de la GP, sur le bien-fondé de ces pratiques externes qui condamnent les militants à la prison sans bénéfice politique notable. Cela ne fera que renforcer la ligne légaliste d’origine chrétienne de l’établissement (les prêtres-ouvriers).
399 – Cf. L’entretien avec deux anciens mineurs, réalisé par Michelle Manceaux dans Les maos en France, Gallimard, 1972, p. 83-104.
400 – Après la séquestration du directeur de Babcock-Atlantique en 1969.
401 – Ainsi Geismar, errant dans les rues de Grenoble après le procès de Nicoud, avec une troupe derrière lui, qu’on peut évaluer à un petit millier d’hommes, armés de barres de fer ou de battes de base-ball, mais bien incapables de décider quoique ce soit face à une police ayant déserté le terrain, à ce moment-là, puisque des artisans-commerçants venus de toute la France étaient déjà remontés dans les cars qui les avaient amenés sur le lieu du procès.
402 – Cité par G. Mauger dans Les Temps Modernes, no 370, mai 77 : « Étudiants-ouvriers tous unis ».
403 – « C’est personnel, tout le monde en discute », Tout, no 1 du 23 septembre 1971.
404 – « Les pédés et les gouines, les femmes, les emprisonnés, les avortées, les asociaux, les fous… ont pris la parole… et sur la base de leurs désirs et de leur oppression, ils exigent de pouvoir faire ce qu’ils veulent de leur corps » in Tout, no 12 du 23 mai 1971. Le journal est alors très proche du FHAR et de son journal Le fléau social. On voit que l’époque n’avait pas encore euphémisé le sens des mots en l’enrobant dans du politiquement correct et que « l’exigence » dont il est question ici n’a pas grand-chose à voir avec l’exigence de droits, de lois et de répression réclamée par les lobbies particularistes d’aujourd’hui qui ont « mis la révolte au tombeau »… pour parler comme Léo Ferré.
405 – R. Deshayes : « Nous ne sommes pas contre les vieux, mais contre tout ce qui les fait vieillir », in Tout, no 9 du 18 février 19 71.
406 – Tout, no 14 du 7 juin 19 71.
407 – Invariance, série II, no 6.
408 – Notion théorisée par J. Guigou à partir d’une critique des processus de particularisation des dimensions collectives et communautaires des mouvements dans les années post-68. Cf. La Cité des ego, L’impliqué 1978, rééd. L’Harmattan 2007.
409 – Les expériences des Kommune 1 et 2 de Berlin (cf. supra p. 91 et sq.) ainsi que les références plus lointaines aux communautés anarchistes européennes et nord-américaines du XIXe siècle et du début du xxe.
Cf. « Naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français (1895-1938) », Invariance, supplément au no 9, série IV, juillet 1993.
Cf. R. Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, Payot, 1983.
410 – Internationale situationniste, no 12, « Le commencement d’une époque », p. 3-4.
411 – Cf. F. d’Eaubonne, Vingt ans de mensonge ou la baudruche crevée (Longo Maï), Magrie-Les nuits volantes, 1994.
412 – Cf. B. Hervieu et D. Hervieu-Léger, Retour à la nature. Au fond de la forêt… l’État. Seuil, 1979, L’aube, 2005.
413 – À Lyon, on les appellera les Mongols.
414 – Toutes ces informations ont pour source le livre de Nicole de Maupéou-Abboud, L’ouverture du ghetto étudiant, Anthropos, 1974.
415 – « Un étudiant sur le toit de la faculté. Un flic près des bâtiments. Échanges de projectiles. Échange verbal : Eh va donc, pourri, ton père est ministre ! Alors pourquoi tu lui obéis, espèce de con ! » in Nanterre ici et maintenant (p. 1655).
416 – L’arrestation brutale de deux meneurs du comité d’action (dont JW) dans le hall d’entrée de l’université où ils tenaient une table de presse et distribuaient un tract entraînera une réaction massive des étudiants qui, descendant de leurs amphis surpeuplés, bouteront les policiers hors de la faculté et obtiendront un peu plus tard la libération de leurs deux camarades ainsi que des trois autres étudiants arrêtés après les échauffourées. L’extrême droite qui avait fait pression sur l’administration pour organiser une répression sur les militants les plus actifs s’en trouvera définitivement déconsidérée. Le CA de Droit et sciences économiques signera son dernier « fait d’armes » en sabotant la « fête de la Commune » que les enseignants du snesup, enfin assurés de pouvoir enseigner tranquillement, avaient voulu organiser pour fêter dignement la chose. Un pillage du bar des étudiants de Droit (tenu par la FNEF, syndicat étudiant minoritaire de droite) fut “organisé” suite à un appel à tous les autres étudiants. Il s’agissait, pour tous, de retrouver l’ambiance communarde de la révolution et de la fête et pour nous, de montrer que dorénavant on ne s’en laisserait compter ni par les fascistes, ni par l’administration, ni par des professeurs de gauche préparant déjà leur future carrière de président d’université (Demichel, Rongère) au sein du futur Lyon II.
417 – Petite illustration de la chose : en juin 1971, J. Guigou été recruté à l’université des sciences sociales de Grenoble par le politologue Jean-Louis Quermonne, son premier président (lequel n’a pas tenu compte de l’avis de la commission de spécialiste en sciences de l’éducation qui avait un autre candidat), pour développer des cycles de formation continue pour des non-bacheliers. Il en a conçu et dirigé deux, mais en étant surveillé de près par un économiste, Yves Le Bars, élu CFDT au Conseil d’administration de Grenoble II. Il se méfiait de lui car il le percevait comme gauchiste politiquement peu fiable. Il avait téléphoné à l’élu CFDT du CUCES de Nancy (le centre de formation d’adultes d’où J. Guigou venait) pour prendre des renseignements sur lui).
418 – BDIC, F delta Réserve 612/ 1.
419 – La cotation par poste est un système où on paie la machine et non l’homme, donc quand la machine remplace le travail qualifié ancien, les salariés y perdent. La CGT avait essayé en vain de refuser ce système pour les OP, à son installation en 1952 ; maintenant ce sont les OS qui le refusent.
420 – La tendance au « On veut tous être pareils » va être d’ailleurs hésitante puisqu’elle va progressivement déboucher sur l’abolition de quatre catégories pour n’en garder que deux correspondants au mot d’ordre : « Pour tous, sauf travaux très difficiles : (passage à la qualification) de P1F ». Sur cette lutte à Billancourt et particulièrement à l’atelier sellerie de la R5, on peut se reporter au supplément no 39 des Cahiers de Mai.
421 – Cf. la brochure des syndicats CGT de la régie : « Un complot manqué » (1971), p. 48 où on peut lire que le premier souci des travailleurs immigrés c’est de retourner au pays, qu’ils se renouvellent donc sans cesse et ne peuvent donc acquérir ni connaissance du travail d’usine ni conscience de classe.
422 – Ce sont deux délégués CGT qui se trouvent à l’origine de la grève de la sellerie en avril 1973 (source : Les Temps Modernes, no 323 bis, juillet 1973, p. 2186).
423 – Cf. l’ouvrage de Thierry Baudouin, Michèle Collin, Danièle Auffray, Le travail et après…, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 65 sq. La décentralisation ne concerne souvent que les unités de production et non celles de conception ou de recherche-développement.
424 – Il est recensé dans l’ouvrage de D. Auffray et allii, p. 39-43.
425 – Il a pourtant de lointains mais célèbres ancêtres avec la lutte des Sans-culottes contre les affameurs et accapareurs de grain, puis en 1911 avec le mouvement des ménagères de Tourcoing qui imposèrent aux commerçants des prix maxima.