Temps critiques #14

La part du feu

, par Temps critiques

Essayons de repérer ce qui s'est passé.

Tout d'abord, pas mal de « casse ». La symbolique de la voiture brûlée relie ces actions aux rodéos de Vénissieux et aux St Sylvestre du Neuhoff strasbourgeois. Mais « l'utilité » de l'objet n'est pas la même. Les objets des rodéos étaient triés avec soin (la mode des « bm »). Mais aujourd'hui c'est le tout venant de la production qui y passe et la technique employée (le feu est mis à la voiture du milieu et se propage à celle qui précède et celle qui suit) indique un refus de faire un tri et une sélection basée sur la valeur symbolique du véhicule ; l'auto ce n'est plus qu'une bagnole, ça peut partir en fumée et tant pis si c'est celle de voisins. C'est ce que ne comprennent pas ceux qui reprochent aux émeutiers, à mots plus ou moins couverts, de ne pas avoir attaqué Neuilly ou le xvie arrondissement. La portée de ce refus reste certes limitée par le fait qu'il n'est pas incompatible pour les « émeutiers » de cramer des voitures dans la cité et de rouler en bmw à l'extérieur. Si cette symbolique de la voiture brûlée représente un fil rouge reliant les différentes révoltes de banlieue, on ne peut en faire remonter l'origine jusqu'à Mai 68. En effet, en 1968, les manifestants ne mettaient pas le feu aux voitures1, mais les retournaient pour barrer les rues, les utilisaient comme matériau à barricades et ce sont les grenades des flics plus que les cocktails Molotov des manifestants qui les enflammaient2.

Pas mal de casse disions-nous, mais peu de traces de pillage3 contrairement à ce qui c'était passé, aussi bien au moment du « pillage politique » du quartier latin au début des années 70, que dans les révoltes des ghettos US depuis Watts et la fin des années 60. Le mouvement apparaît très différent d'une lutte de pauvres, comme celle par exemple de la Nouvelle Orléans dans laquelle s'est exprimée une lutte directe pour la survie. On peut davantage le rapprocher d'une révolte comme celle de Los Angeles après la bavure policière contre l'automobiliste afro-américain. Dans ces révoltes il y a alors une sorte d'exigence de justice immédiate qui, à travers la situation française trouve un abcès de fixation dans la référence ambivalente aux valeurs de la République. Ambivalence faite d'un désir de prendre au mot ces valeurs républicaines, que ce soit celles de la devise figurant à son fronton ou celles que profère Sarkozy, et faite aussi d'une rage de fouler aux pieds ces symboles de la France comme on a pu le voir avec La Marseillaise sifflée avant le match France-Algérie de football.

Le nombre de participants est aussi resté très limité et peut être estimé à environ 15 000 manifestants alors que les incidents se sont produits dans plus de 300 communes. Un mouvement donc très minoritaire, mais le nombre de personnes interpellées (environ 5 000) montre la forte implication des participants. Les risques étaient connus, il n'y avait pas de touristes. C'est d'ailleurs une caractéristique qu'on retrouve dans beaucoup de luttes aujourd'hui ; par exemple en 2003, la lutte s'est étendue au moindre recoin du pays, mais la densité des participants est restée toujours relativement lâche et surtout les grévistes effectifs de longue durée se sont trouvés très minoritaires.

Puisque certains ont parlé d'un Mai 68 des banlieues et ont pu comparer les jeunes avec les « katangais » parisiens ou autres « trimards » lyonnais, il faut quand même souligner que cette violence particulière est restée très marginale au sein du mouvement de 68 et que, de plus, elle était canalisée dans la mesure où ces jeunes prolétaires n'avaient pas d'objectifs propres, mais servaient souvent de supplétifs combattants aux étudiants. Ils étaient à la fois dans le mouvement en tant que révoltés et à sa marge par leur extériorité sociale. C'est ce qui a rendu si difficiles les discussions sur leur éviction ou non du mouvement quand celui-ci a amorcé sa décrue. Or aujourd'hui, l'extériorité est fondatrice en quelque sorte entre certains événements spontanés et un « mouvement » qui n'existe plus4. Les prises de position ne sont donc pas essentiellement polémiques (l'extériorité est trop grande), mais cherchent à caractériser les événements, à envisager des ralliements, à cher-cher des passerelles, à développer des soutiens empathiques. Autant de démarches qui, sur la forme, s'apparentent à celles que tentent de mener les services de l'État et les associations civiles et religieuses à l'égard des « banlieues qui nécessitent une aide », une discrimination positive, un « respect » (d'où le rétablissement des subventions aux associations locales). Les uns comme les autres agissent comme si « les cités » n'étaient pas englobées dans le système général de la société capitalisée.

La différence de participation des femmes à la révolte entre ce qu'elle fut en mai 68 et ce qu'elle est aujourd'hui indique aussi un tout autre rapport à la violence. Rapport qui, de combatif et festif en 1968 a évolué ensuite d'une forte participation de femmes aux différentes formes de lutte armée, jusqu'à une critique de la violence et son assimilation au machisme et à la domination. Par extension, la violence est dès lors condamnée comme inhérente à toutes les formes de pouvoir et donc à toutes les formes d'État (sous-entendu y compris au pouvoir d'un État prolétarien5). Cette position qui n'est le plus souvent qu'idéologique exprime une conséquence de l'englobement du mouvement des femmes dans le féminisme des pouvoirs dominants. Elle est aussi le produit de « la barbarisation des rapports sociaux6 » dans la crise de leur reproduction. La violence ne provient donc pas seulement d'un capital conçu une fois de plus comme un « autre », un « extérieur » mais d'un rapport social qui transforme justement les rapports sociaux et introduit la violence dans tous les aspects de la vie quotidienne. Une violence que les femmes des cités connaissent particulièrement bien et qui n'est pas provoquée par les contrôles policiers. Le rap a pu, dans une certaine mesure, servir d'exutoire entre d'une part la révolte contre la répression flicarde et d'autre part un sexisme ordinaire esthétisé.

Cette décomposition des rapports sociaux n'a pas comme seul vecteur l'islamisation des banlieues contrairement à ce que pense un Finkielkraut emporté aussi bien par sa défense inconditionnelle de la République que par une peur de la répétition d'une « guerre des pierres », en France cette fois. En effet, comme on a pu le voir dans la cartographie des événements, les banlieues les plus touchées par les événements ne sont pas celles qui sont les plus encadrées (que ce soit par l'islam radical ou par les petites mafias locales). En effet, dans ces dernières, les germes de communautarisation sont de plus en plus développés, mais en dehors de toute perspective islamiste radicale. L'islamisation rampante n'en est pas moins présente. Elle gagne les commerces convertis obligatoirement en produits hallal et les cafés exigés sans alcool, transformant les références communautaires en une allégeance à une communauté de référence unique et despotique qui débouche sur des fatwas de quartier, des rappels à l'ordre de certains imams, mais pas du tout sur un appel au djihad.

Ces pratiques communautaristes/identitaires prennent de multiples formes (voir par exemple l'influence d'un Dieudonné dans certains quartiers), mais elles sont aussi passées au tamis de l'individualisation, ce qui rend fort instable le rapport individu/communauté, d'où le relatif affolement des imams qui soufflent alternativement le chaud et le froid. Les groupes autour de T. Ramadan qui semblent mieux saisir cette contradiction entre des aspirations individuelles et les contraintes de la vie religieuse tiennent davantage compte de cette ambivalence dans le rapport à l'État. Car sous la négation directe des services publics étatiques (mêmes raréfiés) mis à feu, il s'est aussi manifesté une demande de présence accrue de l'État. Les jeunes et même les moins jeunes ont l'impression d'être délaissés ce qui provoque d'autant plus leur rage contre la police que celle-ci leur apparaît comme la seule vraiment présente sur le (leur) terrain.

Tout en comprenant une part de nihilisme — une part seulement car les attaques étaient nullement aveugles — ces actions récentes n'ont pas brisé le processus de victimisation qui, depuis plusieurs années déjà, gangrènent toutes les actions de refus et de révolte, quand elles proviennent des quartiers. Des pratiques de refus et de révolte qui ne s'assument pas comme telles face à la société du capital et qui conduisent alors à un double mouvement de dénégation. Un mouvement de la part des « contestataires » sur le mode de « c'est pas nous », « on n'a rien fait » (réaction typiquement infantile/scolaire) et un discours de compassion de la part des comités de soutien : « il faut bien les comprendre, il y a des raisons, ce n'est pas de leur faute ». Cela participe de ce que nous avons appelé « le minimalisme politique » auquel n'échappent pas les différentes initiatives pour l'amnistie des condamnés7.

Nous ne sommes pas sortis de cela. La question du rapport au niveau de violence (pas forcément physique) adéquat à la violence du capital et de sa police n'est pas posée. Il faudrait d'ailleurs ne pas se tromper sur le niveau de violence de l'État. Contrairement à ce que disent beaucoup de groupes anarchistes ou libertaires8, l'État ne veut pas la guerre civile et ne fait que réactiver une vieille loi répressive. Parler de fascisation du pouvoir est une solution de facilité (déjà utilisée pour enterrer plus vite le mouvement de Mai 68) qui empêche de réfléchir aux pratiques sécuritaires et aux états d'exception des États de droit ; et surtout de les combattre plus efficacement.

On a pu voir qu'en Italie, les événements de Gênes ont fait exploser le consensus interne au mouvement altermondialisation militant pour qui la violence était seulement jouée et non réalisée dans une stratégie globalement non violente. D'un coup, la violence de l'État d'exception italien s'est dévoilée, mais à l'intérieur de son arsenal démocratique, ce qui lui permet ensuite de juger ses propres bavures. Par opposition, en 2003, nous avons pu voir que ne pas se poser cette question de la force réelle de l'État et de la réponse à lui donner avait conduit les salariés français à pratiquer un mois de grève pour rien, en s'en tenant à une conception de la lutte comme répétition et agrégation d'actions inertes. Or, à contre courant, nous affirmons justement9 que l'État actuel est faible et que l'État d'exception qui devient la règle, aussi bien en Italie, qu'aux États-Unis ou en France est une manifestation de cette faiblesse10. Que cela ne soit pas pris en compte ne fait qu'affaiblir nos propres luttes déjà bien faibles et rendre leur déclenchement plus difficile. Le silence des syndicats pendant les révoltes de novembre a été d'autant plus assourdissant que sitôt l'ordre revenu, tout le monde est retourné à ses petites grèves parachutées (sncf, ratp, Éducation nationale) sans dire le moindre mot sur l'état d'urgence et le couvre feu. 

Une révolte qui n'entre pas dans le moule théorique « révolutionnaire »

Cette faiblesse des luttes trouve son pendant dans la faiblesse ou l'embarras des positionnements théoriques et organisationnels. Ce qui apparaît évident quand on lit ce qui est écrit sur Internet par les mouvances ultra-gauche ou libertaires à propos de ces soulèvements, c'est d'abord leur extériorité pratique au « mouvement ». Une extériorité qui n'est pas géographique puisque certains individus solidaires de ces courants habitent ou travaillent en banlieues11, mais une extériorité sociale et politique. C'est cette extériorité qui produit un certain malaise que d'aucun veulent réduire par une prise de position précipitée qui essaie de faire entrer l'événement dans le cadre de la théorie du prolétariat, celui de la dialectique des classes. Ainsi les uns n'y voit rien d'autre que la classe en lutte, les autres12 annoncent une reprise des luttes de classes révolutionnaires… qui, bien que n'étant pas encore au rendez-vous de l'Histoire y seront pourtant « inévitablement conduites » un jour. Car pour eux, il importe que les luttes spontanées ne ratent pas le train de la révolution et donc qu'elles connaissent le bon horaire et la destination précise du convoi. Ainsi pilotée la révolte des jeunes prolétaires des banlieues ne roulera pas à contre-sens… Mais on ne nous dit pas combien de temps ces révoltés auront dû faire le pied de grue en bas de leurs tours avant que ça n'arrive !

Certains, plus conscients du décalage entre cette révolte et une supposée révolution prolétarienne, se posent la question de savoir comment va se faire le lien avec la classe ouvrière13. Un autre14 ne s'embarrasse pas de questions sur l'écart par rapport à la théorie communiste puisqu'il va jusqu'à qualifier directement ces actions de « luttes revendicatives et défensives » des jeunes prolétaires !

L'indifférentisme traditionnel de l'ultra gauche à l'égard de l'activisme politique n'étant plus possible puisque le socle théorique sur lequel il s'appuyait s'est effrité, l'intervention est à l'ordre du jour… mais elle se fait sur le modèle théorique qui a failli ! C'est pourtant ce qu'il faut éviter. Il ne s'agit pas d'intégrer ce qui vient de se passer dans le cadre de schémas préétablis, mais de saisir le surcroît de « dévoilement"15 produit par l'événement.

C'est ce que certains ont commencé à faire en marquant bien la différence entre ce qui est à l'ordre du jour : l'inessentialisation de la force de travail et ce qui ne l'est plus ; « l'armée industrielle de réserve » ou en signalant, dans d'autres termes, l'impossibilité toujours plus grande d'affirmation d'une identité prolétarienne. Mais une identité ne peut être « négative » autrement que dans la négation de cette condition prolétarienne, ce que les salariés en lutte de Cellatex, Kronenbourg, Lu et d'autres ont manifesté par des pratiques illégales mais rendues publiques, qui ne font pas partie des traditions du mouvement ouvrier. Des pratiques qui les conduisent à rompre avec leur statut de travailleur de l'entreprise. En fait, pour ce type de travailleurs, c'est une expérience négative qui vient remplacer l'expérience ouvrière qui devait être à l'origine d'un processus d'auto-organisation de la classe16. Cette expérience négative est celle de l'inessentialisation du « travail vivant » lui-même. Le caractère social du travail occupe maintenant toutes les dimensions de l'existence du travailleur que ce soit en tant que processus machinique ou comme « general intellect » (savoir accumulé). Le travailleur ne perçoit plus son propre travail que comme contingent et non nécessaire. L'expérience négative n'agit pas alors comme « travail du négatif » ; elle signale seulement qu'il n'y a plus ni programme ni projet liés à la centralité du travail et à l'existence d'une classe qui le représentait, dans la société capitalisée.

Cette impossibilité était déjà apparue pendant le mouvement des chômeurs, à partir du moment où il exprima la revendication d'un droit au revenu sans passer par le travail. Dans une certaine mesure, c'est bien ce que l'on retrouve dans la révolte de jeunes des cités. Ce qu'ils dévoilent dans leurs actions, c'est non seulement leur rapport décentré17 aux forces productives (ils ne travaillent pas ou alors de façon intermittente) et aux secteurs de la reproduction (échec scolaire, absentéisme, désintégration familiale), mais aussi le fait qu'ils ne veulent pas ou ne s'illusionnent plus sur une possibilité de s'insérer davantage. S'insérer dans quoi, d'ailleurs, puisque certains refusent le rôle de « bon ouvrier » bien exploité qu'ont tenu leurs parents pendant si longtemps18, rôle qu'on ne leur propose plus que de façon extrêmement limitée dans une société capitalisée qui produit de plus en plus d'insécurité sociale. C'est cela qui rend vain tout appel à l'unité sur la base du salariat, comme si celle-ci devait se reformer à partir d'un pôle travail dominant (une classe ouvrière « en soi ») qui n'est justement plus central dans le procès de production et dont les valeurs ne sont plus portées que par des individus atomisés. C'est enfin cette impossible affirmation d'une identité prolétarienne qui amène à percevoir les révoltés comme des groupes dangereux dont les actions seraient en dehors de toute signification politique19. La révolte ne paraît plus pouvoir être rapportée à une quelconque positivité qui lui viendrait de l'extérieur comme cela était encore le cas en 1968 en France et dans les années 70 en Italie, avec le rattachement empathique de la jeunesse ouvrière et des « marginaux » au mouvement étudiant et au mouvement révolutionnaire.

Pourtant, ce qui est regrettable ce n'est pas que des jeunes se révoltent sans objectifs ou perspective, mais bien plutôt que si peu d'individus se révoltent et participent alors à des émeutes de plus grande ampleur. C'est cette absence de révolte de masse qui fait apparaître la révolte de ces jeunes comme dangereuse ou incontrôlable.

Plusieurs intervenants dans le débat prennent des distances avec l'idée que nous aurions affaire à une lutte populaire ou strictement classiste puisque celle-ci apparaît particulariste à plusieurs niveaux (des jeunes « très-jeunes », des garçons, issus principalement20 d'une immigration nord-africaine ou ouest-africaine plus ou moins ancienne). C'est d'ailleurs une des raisons qui explique la difficulté à intervenir d'une manière ou d'une autre. Cette difficulté ne provient pas du fait que nous ne saurions pas reconnaître l'importance de cette révolte, de la même façon que certains n'avaient pas reconnu dans les revendications des étudiants de Nanterre le début d'une reprise révolutionnaire. En effet, reconnaître cette importance ne produit rien de plus car nous ne sommes pas du tout dans le même cas de figure que celui de la révolte de Nanterre en mars 68. Le problème n'est pas tant dans le point de départ d'une lutte, son caractère local ou général, son aspect revendicatif ou non. On peut même dire que les raisons de la colère des jeunes de 2005 sont plus intenses et plus étendues que celles des jeunes de 68, mais ce qui compte c'est la capacité d'extension dans les têtes et dans la pratique. C'est le caractère objectivement et subjectivement universaliste de la révolte qui lui donne sa portée et rend possible sa généralisation. Or, la colère ou la rage n'ouvrent pas de perspective en elles-mêmes si elles ne sont pas portées par une certaine dimension utopique et ludique qui dépasse la simple réaction mortifère. Ce sont ces conditions qui ont rendu possible mai 68 et le mouvement italien. Ce sont ces conditions qui ne sont pas toutes réunies aujourd'hui dans la mesure où si les conditions objectives d'une révolte plus générale, en tout cas d'un mouvement d'ampleur — car la révolte suppose une certaine extériorité au rapport social dominant — sont bien réunies, les conditions subjectives ne suivent pas.

Ce mouvement des banlieues n'a pas vocation à s'étendre ni à l'intérieur des banlieues (il reste un mouvement de certains jeunes et non un mouvement collectif de la banlieue,) ni à l'extérieur des mêmes banlieues. Il reste en effet, territorialisé, et se constitue sur une base identitaire par défaut. Mais cette base est plus apparente que réelle, elle n'a plus rien à voir avec ce que furent les « bases arrières » constituées par certains quartiers ouvriers dans l'histoire des luttes de classe. À l'époque de l'identité ouvrière, les quartiers ouvriers fonctionnaient comme base arrière de la communauté ouvrière au sein de références multiples qui permettaient de développer une « vie populaire » ouverte, même si les clivages avec les autres lieux et les références de la classe dominante restaient forts. Alors qu'aujourd'hui, les « quartiers » ne sont bien souvent que le fruit d'un nominalisme artificiel et forcené quand la plupart des éléments qui faisaient les anciens quartiers et cette vie populaire viennent à manquer. Dans le vaste continuum urbain contemporain, l'espace des banlieues n'apparaît plus désormais que comme un espace dévalorisé au regard21 des centres de consommation et de « communication », ces hauts lieux de frime identitaire ; galeries et rues piétonnes à boutiques où se bousculent et s'affrontent des ego avides d'achats ou de destruction d'achats… Cela n'est pas incompatible avec un refus radical du travail qui débouche sur la volonté d'un accès direct à la « thune ». Dans les conditions actuelles et contrairement aux mouvements des années 60-70 qui faisaient correspondre refus du travail et critique de la société de consommation, on assiste au développement de comportements sans cohérence théorique et avec des mouvements incessants de va et vient de la part d'individus qui circulent au sein et entre des espaces à la fois fragmentés et homogénéisés. D'où la mystification du prêchi-prêcha sociologique sur « les ghettos »…

Quoiqu'on en dise et quelque position qu'on prenne, la dimension universelle de ces actions (la révolte) est réduite à un contenu particulariste à partir du moment où les cibles visées (il serait faux de dire que la violence est aveugle) ne sont pas attaquées comme étant aux fondements du capital, mais plutôt comme les fondements d'une reproduction des rapports sociaux ; reproduction devenue de plus en plus problématique : manque de moyens, croissance des inégalités et dysfonctionnements divers (existence d'entreprises subventionnées dans des zones franches et qui pourtant n'embauchent que très peu de personnes des quartiers concernés. Une de ces entreprises a d'ailleurs été prise comme cible par les manifestants). Les références aux causes économiques et sociales de la révolte n'apparaissent alors que comme des justifications forcées, de la part de « révolutionnaires » particulièrement décalés, aux comportements nihilistes ou convulsifs. Certains vont faire l'apologie des dégradations d'écoles maternelles à une époque où les écoles ne sont en rien assimilables à des « casernes » comme il n'était pas irréaliste de le faire jusque au début des années 60 (mais ce trait qui était déjà forcé en 68, devient grotesque aujourd'hui). D'autres positivisent les interventions d'usagers pour protéger les bâtiments, ce qui, dans l'état actuel des choses, relève beaucoup plus de comités de vigilance que de conseils de quartiers22.

Cette difficulté d'intervention est néanmoins bien ressentie par plusieurs auteurs de textes qui tiennent compte des particularismes que nous avons signalés plus haut, non sans contradiction. Ainsi certains en appellent, d'un côté, au prolétariat sauveur alors que de l'autre, ils affirment que le résultat de tout cela sera encore une plus grande division au sein de ce même prolétariat. Mais au moins le reconnaissent-ils, alors que les diatribes contre les partisans d'une stricte vision classiste conduisent directement à une position dans laquelle la guerre de classe se situerait… au sein de la classe elle-même ! Cette position s'exprimait déjà au début des années 70, dans différentes revues et au sein de petits groupes23, mais ils intervenaient dans un cadre théorique qui énonçait l'auto-négation du prolétariat comme tâche à réaliser, comme seule solution pour éviter la guerre sociale barbare24. Son déclenchement ne pouvant alors, dans cette perspective, que précipiter le passage à autre chose : la fin des classes et le communisme. Nous payons encore aujourd'hui très cher la défaite théorique et pratique de ces années-là, mais ce n'est pas une raison pour réveiller les vieilles lunes classistes.

Nous en sommes encore au stade du constat et il faut bien remarquer que la crise du salariat est générale. Cette crise qui ne saurait s'analyser en terme de réduction des coûts de production exprime une impossibilité pour le système de parvenir à reproduire tous les rapports sociaux. C'est l'ensemble des salariés et leurs marges (chômeurs, « désoccupés » pour traduire un terme de l'italien et indiquer que la chose ne concerne pas uniquement les chômeurs déclarés, intermittents, émeutiers occasionnels) qui sont impliqués dans cette irreproductibilité potentielle de la société capitalisée. Mais il n'y a pas de préséance à faire entre ces catégories, pas à chercher le nouveau sujet. Tout au plus peut-on dire que ce sont ceux qui dévoilent le plus la crise des rapports sociaux qui, à un certain moment et sous certaines conditions, peuvent allumer la mèche. Que cela devienne ensuite un mouvement plus vaste et général est une autre affaire. Ce n'est donc pas le statut qui est déterminant, mais la place tenue dans le procès de reproduction global et la possibilité de saisir des moments de la totalité à partir d'une situation propre. Pour ne prendre qu'un exemple, au moment où l'affirmation de l'identité ouvrière était encore possible on pouvait entendre que lorsque Renault éternuait, c'était la France qui s'enrhumait et dire que ce sont les ouvriers de Renault qui ont fait temporairement reculer la reprise du travail en juin 68. Aujourd'hui, quand la cgt Renault en est à proposer un plan de relance à partir de la production de 4x4 de luxe, plus aucune illusion n'est possible car on ne peut s'abriter derrière une quelconque trahison des syndicats. Ils représentent là exactement les intérêts immédiats des salariés de l'automobile, mais ceux-ci ne peuvent plus rencontrer les intérêts des autres. En cela, il n'y a plus de mouvement ouvrier et l'impossibilité d'une affirmation de l'identité prolétarienne conduit alors à des conflictualités corporatistes25 et à un raidissement autour de valeurs (travail, ordre) qui, une fois déconnectées de leur perspective révolutionnaire originelle (celle de la dictature du prolétariat), deviennent proprement réactionnaires et très en phase avec la plupart des positions politiques oeuvrant à la mise en place de mesures d'urgence.

 


 

Notes

1 – En écrivant cela, nous ne pensions pas devoir ergoter sur la question de savoir si, en 1968, ce sont les grenades des flics ou les cocktails Molotov des manifestants qui ont fait le plus de dégâts aux voitures. Nous avons pourtant reçu quelques remarques de lecteurs de ce texte au moment de sa parution dans Interventions, selon lesquelles nous falsifierions les pratiques incendiaires des insurgés de mai 68 ! Les réalités de ce printemps seraient-elles à ce point voilées qu'il soit aujourd'hui devenu nécessaire de préciser qu'au-delà du factuel c'est à l'essentiel de la lutte que nous nous attachons ? En 1968, les voitures ne constituaient pas un objectif idéologique à détruire, mais un matériau à utiliser suivant les besoins apparus au cours des affrontements.

2 – Sur ce point, on peut se reporter au no 15 de la revue Ni patrie ni frontières, consacrée à un bilan des « émeutes » (cf. p. 29) aux adresses suivantes, Y. Coleman 10 rue Jean Dolent 75014 Paris et site www.mondialisme.org

3 – Il faut dire aussi que nombre de quartiers touchés n'abritent plus que de rares commerces et que le meilleur moyen de s'affronter à la police, c'est plutôt de s'attaquer aux écoles et autres institutions publiques qui fonctionnent encore en ces lieux.

4 – Ce « mouvement », c'était auparavant, le mouvement ouvrier avec ses grandes organisations, ses réseaux et associations, ses élus qui, même en dehors de période de grands conflits, manifestaient l'existence concrète de la classe. Certains parlaient alors de « banlieues rouges » même si ce « rouge » n'était pas révolutionnaire mais stalinien ou social-démocrate suivant les pays.

5 – Ce rapport d'extériorité à la violence est renforcé par l'histoire récente du mouvement altermondialiste qui s'est construit progressivement sur l'opposition aux deux interventions en Irak et plus précisément en Italie sur la résurgence d'un vaste mouvement pacifiste. Le fait de savoir s'il est « bêlant » ou pas ne rentre pas dans le cadre de ce petit texte. Nous savons néanmoins que pour le groupe Théorie Communiste, tout cela n'est que du démocratisme et pour Le Prolétaire du frontisme petit bourgeois !

6 – Cf. Interventions no 4, avril 2004. Texte disponible sur le site de Temps critiques. tempscritiques.free.fr. Comme disait une jeune femme dans un entretien à la revue Politis, « Nous dans la cité, c'est le couvre feu permanent ». Cette vérité ne doit pas nous en cacher une autre qui est que le racisme policier et patronal est très sexué. Là où les jeunes filles et femmes vivent les situations en termes de discriminations, mais accordent encore leur confiance aux institutions (c'est très net dans leur rapport à l'école), les jeunes hommes et garçons les vivent sur le mode de l'exclusion et de la séparation.

7 – Cette demande d'amnistie nous paraît ambiguë : d'un côté elle est juste parce qu'elle ne distingue ni les individus ni les actes, ce qui est important dans le cadre d'une révolte spontanée et que, de plus, elle représente une forme d'intervention pratique ; mais de l'autre, elle donne l'impression de vouloir tirer un trait sur ce qui s'est passé comme si cette révolte c'était déjà éloignée. Cela nous semble dommageable pour une appréciation politique de la situation.

8 – Cf. par exemple, la « Coordination des groupes anarchistes » de Saint-Denis pour qui « L'État veut la guerre civile » (p. 62-63 de Ni patrie ni frontières) et le tract, « Pas de justice ? Pas de paix ! » de la Fédération anarchiste le 10/11/2005, op. cit.

9 – Au moins depuis « Chronique d'une excrétion », Temps critiques no 13 hiver 2003, consultable sur le site de la revue.

10 – La lettre (7 novembre 2005) du député maire pcf de Vénissieux, Gerin, à Chirac montre que comme en Italie après « l'affaire Moro », l'État d'exception est la maison commune de toutes les forces politiques et sociales responsables : « Je souscris à vos propos pour rétablir l'ordre. La société française est en dérive. On voit poindre des germes de guerre civile. Il n'y a pas à hésiter : rétablir l'ordre est la priorité. Tous les responsables politiques, de gauche comme de droite doivent parler d'une même voix ». Et ce Monsieur, par ailleurs tenant de la ligne dure et « révolutionnaire » dans son parti, tenant aussi de la pacification de sa banlieue par l'alliance avec des groupes islamistes et pour couronner le tout adepte du harcèlement moral contre des employés municipaux indociles, proposent tout de go au président et à son gouvernement : « Un plan Orsec pour les six prochains mois ». L'alliance du second tour des présidentielles de 2002 est donc réactivée ! Le texte intégral de ces morceaux choisis est reproduit pages 150-151 de Sans patrie ni frontières, no 15, décembre 2005.

11 – Dans les cités des banlieues, tous les modes de vie ne sont certes pas homogènes et parfois une courte distance induit déjà une « extériorité ». Ce que certaines positions qui se veulent « radicales » oublient c'est que ces banlieues ne sont pas que des espaces d'habitation — permanents pour les uns et temporaires pour les autres — mais qu'elles sont des lieux de travail pour un nombre important de salariés aussi bien des services publics (postes, écoles, transports, santé, etc.) que d'associations et d'organisations chargées de diverses « missions » et « médiations ». Qualifier ces cités du terme totalisant de « lieux de relégation », par exemple, c'est faire fausse route.

12 – C'est, par exemple le cas du périodique Le Prolétaire. Il est étonnant de voir comment les tenants du matérialisme historique et de l'inéluctabilité des luttes de classes révolutionnaires pensent toujours que les individus prolétaires réels vont les attendre comme les sauveurs suprêmes. Il est encore plus étonnant de penser qu'il ne se sera rien passé en attendant et que les révolutionnaires, le moment venu retrouveront les révoltés et « émeutiers » dans le même état qu'à l'origine. Comme si finalement, toutes les défaites du prolétariat et de sa théorie n'avaient aucun effet sur les rapports sociaux et particulièrement sur la décomposition de ceux-ci. À ce propos, le film récent « Banlieue 13 » est une assez bonne anticipation de ce qui pourrait se passer si on attend encore longtemps le réveil du prolétariat révolutionnaire.

13 – Cette question traditionnelle du lien d'une lutte avec la « classe révolutionnaire » suscite des polémiques d'un autre âge. Ainsi, on peut lire une attaque contre le Courant Communiste International (cci) qui ne fait que prendre le contre-pied des positions de ce groupe [www.internationalism.org] cci qui, malgré son marxisme orthodoxe vis à vis du « lumpenprolétariat » (littéralement prolétariat en haillons, mais le plus souvent traduit par « sous prolétariat » avec une dénotation péjorative), se trouve surpassé, cependant, par le national-bolchevisme d'un « travailleur industriel du Caucase du Nord », membre d'un « parti ouvrier marxiste de Russie », qui exprime son « internationalisme prolétarien » et sa défense du travail des prolétaires en ces termes : « Il s'est passé en France une révolte des parasites et des fainéants étrangers (…) Mais ce sont les prolétaires et non pas les fainéants qui seront obligés de restaurer les écoles brûlées (…) Les prolétaires ne brûleront jamais ce qu'ils ont bâti eux-mêmes. La meilleure issue serait, bien sûr, d'armer les prolétaires français pour qu'ils mettent bon ordre au moyen de leurs détachements et qu'ils répriment les parasites. (…) Mais le gouvernement bourgeois français n'armera jamais les prolétaires français contre les parasites ! Car après la réussite d'étouffement de la révolte des fainéants viendrait le tour des parasites de la bourgeoisie française ».

14 – Dans la revue Meeting cf. www.meeting.senonevero.net

15 – Pour reprendre le titre du no 5-6 de la série iii de la revue Invariance sur Mai 68.

16 – Expérience ouvrière qui sera à la base des théorisations de la revue Socialisme ou Barbarie dans les années 45-55. Cf. Ria Stone et « L'ouvrier américain », puis Lefort, H. Simon, Mothé et l'idée d'opposition permanente ; puis, enfin, Panzieri et les opéraïstes italiens.

17 – Ce décentrage apparaît bien dans « l'intervention » de certains jeunes des cités au cours d'une manifestation de 2005, contre la loi Fillon. Même si certains d'entre eux sont encore scolarisés, ils ne se reconnaissent plus dans la « communauté scolaire » et ne peuvent plus en exprimer une tendance à la radicalisation, ce qui était encore le cas au moment des grandes luttes contre la loi Devaquet en 1986 ou contre le cip de Balladur en 1994. Leur radicalité sans débouché s'exprime alors dans une violence purement barbare.

18 – Le mépris du travail qui fut jadis l'apanage des couches dominantes (citoyen grec, noblesse du Moyen-age, hidalgo espagnol de la Renaissance) imprègne aujourd'hui les couches dominées. Et les plus concernés ne sont pas ces ouvriers étrangers sans papiers qui se précipitent, faute d'alternative, dans les ateliers clandestins de la surexploitation, mais les propres enfants de générations d'immigrés sans qualification qui sont venus participer à la reconstruction puis à la croissance du pays. Une partie de cette jeunesse en déshérence refuse de repartir de zéro et dénonce non pas tant la discrimination à l'embauche que ce qu'elle ne perçoit que comme des « boulots de bâtards » qui lui seraient maintenant réservés. Qu'elle soit parfois prête à troquer le bleu de travail d'ouvrier de ses pères pour le bleu sombre de l'uniforme d'agent de sécurité en dit long sur l'effondrement de la communauté du travail et le déclin de la perspective classiste. Sa révolte ne signale pas une reprise de la guerre de classe mais son exigence d'une véritable communauté humaine. C'est dans cette mesure que nous en sommes solidaires.

19 – Certains ont pu par exemple avancer que ce sont peut être les mêmes qui ont participé aux « émeutes » et au cassage de gueule dans les manifestations lycéennes de 2004. Peut être, mais il y a quand même une différence puisque dans la révolte des quartiers, les jeunes ont surtout attaqué des biens et recherché la confrontation avec la police et non pas des attaques contre des personnes. Que certaines personnes se soient retrouvées victimes d'actes inconsidérés n'est quand même pas significatif des actions d'ensemble, mais signale néanmoins les risques d'une guerre de tous contre tous que nous avons déjà évoquées.

20 – Mais pas uniquement. La condamnation la plus lourde (4 ans fermes) a été prononcée contre un jeune tout ce qu'il y a de plus « chtimi ». La répression s'abat sur des individus en révolte car les banlieues ne sont pas de nouvelles colonies et ces habitants de nouveaux indigènes comme certaines organisations veulent nous le faire croire.

21 – Nous disons bien « au regard » car il y a encore des tas de choses intéressantes qui se font dans les banlieues, mais elles n'ont que peu de poids « au regard de »… Si on veut risquer une comparaison, ces choses apparaissent aussi dérisoires que l'existence du Berliner Ensemble de Berlin-Est « au regard » des bananes et des baladeurs de Berlin-Ouest avant la chute du mur.

22 – Certaines rencontres entre jeunes et moins jeunes, entre « manifestants » et habitants semblent pourtant avoir été fructueuses comme l'indique la cnt-ait de Toulouse (cf. Ni patrie ni frontières, p. 164-166).

23 – Cf. par exemple, les derniers numéros d'Information et Correspondance Ouvrière (ico), les deux premiers numéros de la revue Négation et aussi Le Voyou. En Italie le Groupe Comontismo (« Contre le capital, lutte criminelle »), a poursuivi dans cette voie.

24 – La situation dans les transports publics et le projet du « service minimum » sont aussi gros d'oppositions barbares entre les salariés. Les atermoiements syndicaux dans les grèves sncf, transports marseillais et société maritime corse ne font que désigner les travailleurs de ces secteurs comme fauteurs de trouble aux même titre que les « trublions » des cités.

25 – Ainsi, la cgt Renault défend depuis longtemps « le tout camion » (le tout voiture aussi évidemment), alors que la cgt cheminote défend son réseau de transport ferré pour le fret.

 

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