Temps critiques #16

Des grèves d’octobre-novembre 2010 en France, puis des révoltes arabes au mouvement des indignés espagnols et des occupy américains

, par Temps critiques

Il serait bien sûr erroné d’attribuer le même sens à tous ces événements ou de considérer qu’ils manifesteraient le même niveau de radicalité, mais nous pensons qu’à l’instar de la fameuse « crise économique de 2008 », ils ont profondément marqué les années qui viennent de s’écouler. Nous avons, à chaque occasion, écrit quelques commentaires à chaud ou diffusé diverses interventions sur les événements auxquels nous avons participé. Nous n’avons pas jugé utile de reprendre ces textes tels quels dans ce numéro puisqu’on peut les trouver sur notre site1. Mais comme ces événements nous collent encore à la peau, il nous a semblé nécessaire d’en réaliser la synthèse et de les mettre en perspective pour tenter de comprendre ce qui en constitue l’unité et définit la période actuelle, mais aussi pour distinguer les différences qui les opposent. Nous espérons arriver, par ce biais, à une meilleure compréhension des diverses composantes de ces mouvements, de leurs potentialités et des limites inhérentes à leurs stratégies ou modes d’action.

L’épuisement du mouvement social

La crise du travail et de ses représentations

Si les années 1960-1970 ont constitué le point d’inflexion entre l’apogée et le déclin des mouvements prolétariens, peut-on dire qu’octobre 2010 ait clos la période initiée en 1986 avec les grèves à la SNCF, celles menées dans les hôpitaux et par la jeunesse scolarisée, et sonné le glas des « mouvements sociaux » qui leur avaient succédé ? À première vue, oui : ces mouvements n’ont même plus de coordinations et les nouveaux syndicats comme SUD ou la CNT, vingt ans après leurs déclarations d’intention, ne songent plus qu’à faire entendre leur différence au sein des intersyndicales ou des « interpros ».

De 1995 à 2010 en passant par 2003, c’est le sentiment de répétition qui prédomine, la lassitude face aux grands appels à des « grèves nationales » sans lendemain, au verrouillage syndical cherchant à traduire tout mouvement en termes uniquement revendicatifs et quantitatifs, face aux grèves par procuration qui comptent de plus en plus d’adeptes pour de moins en moins de protagonistes2.

Mais ces mouvements sociaux se situaient encore en référence au fil rouge de l’histoire des luttes de classes et du mouvement ouvrier. Et cela malgré le fait qu’ils aient abandonné une base de classe. À cet égard, on peut dire que le mouvement de 1995, dont le mot d’ordre est « Tous ensemble », représente un moment de basculement où la nouvelle unité se cherche non plus dans l’objectivité d’une position de classe, mais dans la défense des acquis de la lutte des classes et des institutions de solidarité de l’époque de l’État-providence, ce dernier étant lui-même le fruit d’un compromis entre ces classes.

Ce qui relie encore tout cela, c’est l’extension continue du salariat, au moins jusqu’au début des années 2000, et le maintien de l’idée de centralité du travail vivant dans le procès de production et de valorisation. On retrouve cette idée de centralité du travail aussi bien dans le mouvement de 1995 autour d’une Sécurité Sociale financée justement sur la base de l’extension continue du salariat dans la population active3, que dans le mouvement pour les retraites de 2003.

Le mouvement de 2010 ne dépasse pas cette limite qui persiste à se référer à l’époque bénie de l’État providence et au mode de régulation fordiste avec ses institutions abstraites de solidarité (le système de sécurité sociale). Pourtant, ce mode de régulation n’a pas été émancipateur4 ou alors il ne l’a été qu’en rapport à une situation antérieure dans laquelle la force de travail était tendanciellement réduite à l’état de pure marchandise5. Mais il n’est en rien émancipateur vis-à-vis du travail lui-même qui est fondamentalement le résultat de la séparation entre les activités humaines6 et le produit de la domination et de l’exploitation sociales.

Le mouvement de 2010 se situe encore à l’intérieur de cette problématique et ne parvient pas à faire le lien entre la critique de la consommation et celle du salariat, l’objectif étant encore essentiellement celui du maintien du « pouvoir d’achat ». Or le processus paradoxal de la consommation contraint le travailleur à « payer » par son activité de consommateur son employabilité, à dépenser pour faire tourner la machine industrielle afin qu’il puisse continuer à vendre son propre temps, alors que cette possibilité est durement mise à l’épreuve par la concurrence des machines (inessentialisation de la force de travail). Temps de travail et temps « libre » sont donc, l’un comme l’autre, intégrés au processus productif, le travail se déclinant sur plusieurs modes : travail salarié, travail-loisirs, travail sur soi ou sur son image, travail de « mise à niveau », et ainsi de suite.

Le lien entre les attaques sur les acquis sociaux (âge des retraites et niveau de vie), la perte de substance du travail (pour une majorité, il n’est plus qu’un « emploi », ou, dans certains pays, un « job ») et l’inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation n’a pas plus été fait en 2010 qu’en 2003. C’est pourtant ce lien qui peut entretenir l’espoir d’une convergence des luttes ou des révoltes entre salariés garantis et précaires, retraités, jeunes et immigrés. En revendiquant seulement le maintien de la forme socialisée du salaire que représente le système de Sécurité Sociale, il continue à se placer sous la férule du capital. C’est sur ces faiblesses qu’a pu reposer la toute-puissance de l’intersyndicale dans la lutte. Une fois de plus et contrairement à ce que croient tous les gauchistes encore en activité, il n’y a eu aucune « trahison syndicale ». L’intersyndicale a pu, premièrement, jouer un rôle d’amplificateur du mouvement en facilitant son extension jusqu’aux petites communes ; deuxièmement, imposer son rythme avec le découpage de l’action en « temps forts » et « temps faibles » ; troisièmement, indiquer les règles de la partie à jouer, et donc les limites à ne pas dépasser – la grève reconductible : dangereuse car donnant la parole à la base ; la grève générale : utopique car elle ne se décrète pas ; l’atteinte aux biens et aux personnes : interdit car nous ne sommes tout de même plus dans les « années de plomb » italiennes, ni en Inde ou en Corée du Sud pour jeter les patrons ou les cadres par la fenêtre !

C’est pourtant ce lien entre grignotage des acquis et inessentialisation de la force de travail qui aurait permis au mouvement de poser un écart en relation à ce qui était attendu ou prévisible, de ne pas être seulement une réaction de mécontentement, mais un acte de refus et de révolte dépassant la simple défense des acquis (que représentent ces acquis sur les retraites, par exemple, pour des jeunes de 20 ans qui n’ont aucune possibilité de trouver un emploi ?), et traçant des perspectives d’émancipation par rapport aux logiques du capital en vue de son abolition. À défaut, il s’est produit, là aussi, un fameux blocage, mais c’est plutôt celui de la perspective du mouvement lui-même auquel l’État a pu opposer sans difficulté sa propre version du blocage : celui des négociations et des débouchés.

Le centrage sur la forme

Si les AG « interpro » d’aujourd’hui n’arrivent pas à la hauteur des coordinations de 1986, c’est un peu pour les mêmes raisons. En effet, les coordinations reposaient encore sur l’idée de professionnalité et sur la défense du métier (« roulants » de la SNCF, infirmières des hôpitaux), derniers vestiges de l’identité ouvrière fondée sur le travail. Or, dans la société capitalisée, cette identité ne peut même plus être affirmée ou alors il faut quasiment se mettre dans l’illégalité pour continuer à le faire (cf. le cas des enseignants « désobéisseurs » ou des salariés de Continental). Mais ces coordinations, comme plus tard le néo-syndicalisme à la SUD, exprimaient déjà la fin de l’unité de classe comme projet et le repli sur ce qu’on pourrait appeler un « basisme corporatiste ». Les « roulants » refusaient de se lier aux autres cheminots, les infirmières cherchaient à faire reconnaître la valeur de leur diplôme sans rapport avec les conditions des salariés subalternes des hôpitaux, les étudiants refusaient l’introduction d’un numerus clausus à l’entrée de l’université sans s’occuper du tarissement des offres d’emploi pour les diplômés. Tous cherchaient à arracher encore d’ultimes avantages sociaux ou démocratiques dans des secteurs particulièrement sensibles pour l’ordre étatique et la reproduction d’ensemble du rapport social.

Les grands syndicats allaient quand même tirer une leçon de tout cela. Plutôt que de risquer l’extension de ces formes de résistance à la base, ils impulsèrent, à partir des années 2000, des assemblées générales professionnelles ouvertes aux discussions, mais fermées aux décisions, et laissèrent s’organiser des assemblées interprofessionnelles bien peu générales et donc elles aussi peu décisionnelles. Le formalisme démocratique succédait à l’autoritarisme stalinien, mais sans que les différences de contenu de la lutte apparaissent clairement.

Les « interpros » représentent aujourd’hui une tentative artificielle de recréer une unité dite « à la base » alors qu’elles ne regroupent souvent que les néo-syndicalistes plus ou moins gauchistes et quelques grévistes mouvementistes. Leur seule activité collective est finalement de reprendre le mot d’ordre classique du mouvement ouvrier à ses meilleurs moments (grève générale), mais sans même lui adjoindre le qualificatif d’insurrectionnelle, ce qui le réduit à l’usage purement instrumental qu’en fait un syndicat comme Force Ouvrière ; ou alors de propager celui qui a été érigé en modèle depuis le début des années 2000 (grève reconductible), mais qui a montré ses limites dans la construction du rapport de force et son coût élevé pour les salariés avec le décompte défavorable des jours de grève adopté en 2003. Dans tous les cas, ces deux formes renvoient à des modes d’action typiques de l’époque de la centralité ouvrière, typique de l’époque où le nerf de la guerre était la production et où il fallait faire céder les patrons. Il en est tout autrement quand l’État est le principal patron (direct ou indirect) et quand l’élément central n’est plus la production, mais la reproduction d’ensemble7. De là la dimension nouvelle et stratégique des blocages, du moins à l’origine : ils représentent une action contre les flux plus que sur les stocks, une action de blocage de la circulation (des biens et services comme des personnes) plus qu’une action de grève au sens d’une cessation de l’activité de production. C’est là encore le signe qu’on a changé de période. Nous ne sommes plus au temps des occupations et des tentatives d’autogestion ou de gestion ouvrière, mais à une phase influencée par l’idée – plus ou moins théorisée auparavant ou explicitée dans le feu de l’action – que le capital s’est restructuré sous forme de réseau et que le patron comme la valeur se font « évanescents ». De la même façon que, sur la chaîne de travail des années 60-70, il suffisait que les OS bloquent un segment de la chaîne pour arrêter le processus de production, on a aujourd’hui l’impression que bloquer un segment du réseau suffit à arrêter le procès d’ensemble du capital. C’est ce qui a donné son retentissement au blocage des ports pétroliers. Mais les limites du blocage sont vite apparues. Le blocage ne peut être partiel, il faut qu’il aille jusqu’à la paralysie sans attendre la mythique grève générale. Le tract intitulé « Une hypothèse » (bilan orienté du mouvement contre la réforme des retraites) note qu’on assiste à un « dérèglement de la mécanique révolutionnaire imaginaire (grève-grève générale-expropriation-relance de la production sous contrôle ouvrier ou autogestion) ».

Cette situation atypique voit fleurir les formules synthétiques à vocation magique : situation de « mai rampant italien » pour l’écologiste Yves Contassot8, de « guerre sociale durable et pacifique » pour le spécialiste de l’oxymoron anticapitaliste Philippe Corcuff9, « résistance citoyenne et populaire » pour d’autres. Toutes prennent acte de l’éclatement du « Tous ensemble » de 1995 tout en refusant de l’inscrire dans une radicalisation des contenus et de la forme qu’ils condamnent implicitement ou explicitement comme stratégie du tout ou rien10. En effet, même si certains parlent aujourd’hui d’un schéma qui oscillerait entre guerre civile et état d’exception d’un côté, délinquance sociale et lutte armée/insurrectionnisme de l’autre, ce qui prédomine aujourd’hui à de rares exceptions près (actes de révolte contre l’injustice et actes de désobéissance par exemple), ce ne sont pas des actions de rébellion, mais des comportements désabusés (vote pour les « extrêmes », absentéisme électoral, participation par défaut aux manifestations organisées et encadrées par les grandes centrales syndicales). Bien que l’on puisse parfois avoir l’impression de coups de fièvre, nous ne sommes pas dans une situation de haute tension11.

Une telle reddition a priori du « mouvement social » s’est exprimée par l’absence visible de contenu du mouvement. Pas de revendications autres que celle du retrait du projet ou alors, côté minimaliste et majoritaire, une simple reprise des négociations et, côté maximaliste mais minoritaire, un retour à une situation antérieure plus favorable, alors que le chômage des jeunes et des salariés âgés augmente. Aucun mot d’ordre alternatif n’a eu de prise. Il n’est donc pas étonnant que le mouvement, tout en ayant été en partie spontané, se soit retrouvé assez vite encadré et porté par la nouvelle « boîte à outils » syndicale.

Nous sommes donc restés très loin d’une paralysie de l’appareil productif. D’autant plus loin que, contrairement à l’époque où les grèves de mineurs faisaient peser une menace grave sur la principale source d’approvisionnement, le développement sous contrôle étatique et syndical de la production d’énergie nucléaire ainsi que la récente diversification de nos sources d’approvisionnement en pétrole et gaz via les accords de l’Agence européenne de l’énergie et la toile d’oléoducs tissée par l’OTAN, rendent ces blocages plus symboliques qu’efficaces. Il y a là une faille dans les stratégies du blocage qui correspond, à notre avis, à une faiblesse dans l’analyse des transformations du capital. Si on veut sortir du symbolique – qui a quand même son importance – il ne s’agit pas de simplement bloquer les flux de personnes et de marchandises, mais de neutraliser les flux énergétiques qui alimentent l’ensemble des réseaux.

Le fer de lance de substitution constitué par le secteur des raffineries a été a tort considéré par beaucoup d’observateurs comme un retour des grèves dans le secteur privé et la fin des grèves par procuration. Cette interprétation ne nous semble guère acceptable car, à part chez Peugeot, il ne semble pas y avoir eu une flambée extraordinaire de grévistes dans le privé, en tout cas sur le plan numérique, mais plutôt une extension des manifestations à la moindre petite ville ou commune. La « grève par procuration », s’il faut continuer à employer ce mot, a elle-même changé d’aspect car on est passé d’une procuration externe (salariés du privé vers ceux du public) à une procuration interne (faible pourcentage de grévistes par secteur, grévistes par roulement, utilisation des congés de RTT pendant les jours de grève, usage du blocage comme cache-misère du nombre peu élevé de grévistes). Si le secteur des raffineries a été en pointe, c’est que lui aussi participe de la reproduction du capital (même si les marxistes de toutes obédiences auront tendance à le ranger parmi les secteurs productifs). On peut étendre cette réflexion au secteur de la déchetterie12 et aux transports routiers.

La tentation insurrectionniste

Notons tout de même que les blocages ne se sont produits que dans un deuxième temps, c’est-à-dire après les traditionnels appels syndicaux aux grandes journées de grève et manifestation et qu’ils ont eu pour effet une certaine radicalisation du mouvement dans la mesure où ils n’ont pas concerné que certains secteurs et entreprises, mais aussi la rue. Dans plusieurs villes, comme à Lyon, c’est la rue qui a été occupée, les centres-villes qui ont été bloqués parce que justement, dans cette seconde phase, de nouveaux protagonistes ont rejoint le mouvement, remettant en question leur affectation dans un lieu particulier (les lycées, les universités, les banlieues) pour déborder vers d’autres lieux, d’autres protagonistes, d’autres formes d’action. Ceux qui alors occupent la rue, des gares ou même l’opéra Bastille, ne font pas que « cultiver leur propre monde, complètement étranger à celui auquel ils pensent trouver un terrain d’intervention », comme le dit le groupe Lieux communs dans son texte de bilan du mouvement ; ils manifestent un écart par rapport à ce qu’on pourrait attendre d’eux, écart déjà rencontré pendant la révolte des banlieues de 2005. Cet écart est une réponse, sans débouché, à une crise de reproduction de l’ensemble des rapports sociaux13 et leurs références ne sont plus celles des luttes pour la défense des acquis (on a eu peu de référence formalisée à 1995 et 2003), mais plutôt mai 1968 ou 1977 en Italie.

Il n’est donc pas question pour eux de trouver un terrain d’intervention dans le « social » et auprès d’un peuple que, finalement, ils méprisent parce que soumis aux drogues du capital, et c’est pour cela qu’ils veulent faire « sécession ». Ils n’ont donc aucun rapport avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne des années 70 : ils ne miment pas, en le radicalisant, le langage des franges lumpenisées du prolétariat (cf. le code langagier particulier du journal La Cause du peuple) et le pathos viril des ouvriers aux mains calleuses de la métallurgie et de la sidérurgie. Tout juste cherchent-ils le contact avec une nouvelle « plèbe » qui leur apparaît, elle aussi, comme objectivement sécessionniste, mais qui leur reste étrangère. Ils ne « s’établissent » pas dans les banlieues comme les maoïstes le faisaient à l’usine, ils cherchent à constituer leurs propres quartiers ou tout au plus à zoner en bordure de quartiers délabrés des grandes villes – plus accessibles financièrement pour eux que les quartiers rénovés – et occupés par une population de jeunes immigrés qui les fait « kiffer ».

Le blocage n’est devenu un peu plus gênant pour l’État, les patrons et les syndicats que lorsqu’il a été le fait de catégories ou d’individus qui occupent une position décentrée par rapport aux lieux de production et plus généralement aux lieux de travail (lycéens, étudiants, chômeurs, jeunes des quartiers). Il était question, dans leur cas, de quelque chose de très différent d’une réappropriation des moyens de production14. Contrairement à ce que sous-entend la revue Théorie communiste dans son dernier numéro15, il faut bien se poser la question d’un aggiornamento théorique pour saisir la portée de la stratégie du blocage. Si le capital est puissance qui domine une valeur de plus en plus évanescente et qu’il se représente de plus en plus sous forme de flux, alors le blocage n’est pas seulement une entrave momentanée à la production de valeur, mais blocage de la production de valeur. En outre, ce qui est intéressant n’est plus de savoir quelle part du procès de circulation est productive (dans la théorie marxiste orthodoxe, uniquement le transport des marchandises) puisque le capital, dans son procès de globalisation, a réalisé l’unité entre procès de production et procès de circulation. Ce qui importe donc, c’est de savoir que les transports (en général, y compris donc le transport des personnes) participent à ce procès général en tant que reproduction globale du rapport social. Bloquer cela, c’est bloquer cette reproduction.

Il s’agit aussi, on le voit, d’un autre rapport à la domination. Ce type de blocage répond à la dilution de l’ennemi provoquée par le processus de totalisation du capital. Occuper l’usine ou l’entreprise est devenu inadéquat quand le directeur local n’est plus qu’un maillon de la chaîne. Bloquer l’économie devient un acte politique pour saper l’autorité et les pouvoirs en place. Ce n’est plus seulement le travail qui cherche à régler ses comptes avec le capital, mais une attaque plus générale contre l’ordre établi et la mise en jeu non seulement de notre rapport au travail, mais à la vie en général. D’où aussi la difficulté de sauter le pas, car alors l’action n’est plus guidée essentiellement par la logique de l’intérêt, fût-il de classe ! Là où il s’agissait d’affirmer sa force productive et son identité ouvrière comme base positive de l’émancipation des travailleurs, il faut se soustraire, interrompre, désobéir16. Nous dirons plutôt produire un écart dans la lutte et les prises d’initiative.

Territorialisation ou déterrorialisation des luttes ?

En octobre-novembre 2010, on a eu aussi l’impression de quelque chose de très différent de 2005 (révolte des banlieues) et de 2006 (lutte contre le CPE). Là où il y avait eu territorialisation des luttes – mettre son quartier à feu et à sang et même entrer dans une surenchère de bandes d’un côté, blocage de son lieu d’études de l’autre –, il y a eu cette fois une déterritorialisation des actions dans le but de bloquer des centres-villes, des lieux de circulation, bref d’occuper la rue même si souvent les occupants ne savaient pas quoi en faire, la signification de l’action n’apparaissant qu’en creux, à commencer par le fait d’être là. Quand la territorialisation avait produit la fermeture autour de la révolte et du refus (les révoltés des banlieues n’ont pas reçu l’appui des étudiants, les étudiants n’ont pas reçu l’appui des jeunes de banlieue), la déterritorialisation a eu pour effet un certain mixage des protagonistes et quelques contacts, certes limités. Toutefois, cette déterritorialisation est elle-même située et non abstraite. L’écart par rapport à sa situation et à ses conditions d’origine se produit à partir de cette situation et de ces conditions : le lycée, l’université, le quartier servent de base de regroupement vers autre chose sans plus constituer de base arrière qu’on occuperait comme en 1968. C’est ce qui fait la différence entre ces catégories et la grande masse des précaires qui n’ont pas de base de regroupement autre que celle de se mêler au « mouvement de la rue ». Cette notion d’écart nous semble fondamentale car elle cherche à tracer des pratiques qui ne sont ni de l’ordre de l’immédiateté (la logique de l’intérêt, la défense du statut, les revendications corporatistes), ni de l’ordre de l’extériorité qui peut amener à poser de bonnes questions… mais suspendues en l’air. Mais le chemin est encore long car certaines situations sont lourdes d’habitudes héritées des anciennes pratiques. On a vu qu’en relation à la politique de la CGT de fermeture et d’isolement pratiquée dans les entreprises industrielles en 1968, il y a eu en octobre-novembre une plus grande ouverture vers l’extérieur. Elle tient tout autant à la perte de poids de la CGT qui l’empêche aujourd’hui de faire cavalier seul, qu’au développement d’une grogne à la base qui remonte jusqu’aux délégués syndicaux. L’entente s’est donc souvent faite avec des gauchistes extérieurs à l’entreprise sur la base trotskiste traditionnelle d’une critique de la trahison des directions syndicales. Une limite du même ordre est apparue à propos du soutien aux grévistes. Il s’est le plus souvent manifesté en direction des organisations syndicales (concrètement l’intersyndicale) et non pas des comités de grève !

La perte de centralité du travail pousse, comme on a pu le voir déjà en Argentine et en Grèce, à une grande diversité d’actions qui échappent en partie à l’obligation du respect de la légalité chère aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. Les modes d’action s’adaptent à la restructuration du capital en forme réseaux. Cette diversité des modes d’action est renforcée par le fait que les jeunes y jouent un rôle de premier plan. Il ne s’agit plus de la jeunesse du tournant des années 60-70, c’est-à-dire d’une catégorie d’âge affirmant une position sociologique particulière dans les mutations du capital de l’époque. Ni de la jeunesse comme refus des vieilles valeurs déjà bien entamées de l’ancienne bourgeoisie, de la jeunesse comme avenir d’un autre monde, ou de la jeunesse comme libération des possibles au profit du capital. Il s’agit des jeunes concrets en tant qu’étudiants, « gagneurs », précaires, entrants sur le marché du travail, consommateurs, et autres. Des jeunes dont la diversité de situation s’accentue à nouveau après la convergence des années 60-70 et qui ne forment pas une catégorie homogène, comme on a pu s’en rendre compte dans le double isolement des banlieues de 2005 et des étudiants en 2006. Mais des jeunes qui restent au centre de la crise dans la mesure où celle-ci est essentiellement une crise de la reproduction des rapports sociaux.

De l’autonomie à l’écart

Ce cycle de lutte est en rupture avec celui des années 1960-70 qui possédait encore une dimension prolétarienne orientée vers la gestion collective des moyens de production à travers les expériences d’autogestion, en France, ou l’affirmation de l’autonomie de la classe à travers les luttes italiennes et les théories opéraïstes. Mais il est aussi en rupture avec le cycle suivant, celui des années 1980-1990. C’est une phase au cours de laquelle les restructurations mettent un terme à ces tentatives. Les luttes se décentrent vers les questions de reproduction plus que de production et mobilisent l’ensemble des salariés, y compris les chômeurs, plutôt qu’une stricte classe ouvrière quantitativement en déclin dans ses anciennes forteresses et en partie redéployée dans des secteurs peu organisés et moins combatifs (bâtiment, travaux publics).

Dans le procès de globalisation du capital, cette autonomisation de la classe du travail n’est même plus pensable quand c’est le capital qui cherche à s’autonomiser de ce qui le présuppose à travers la financiarisation de l’économie. Comme n’est plus possible non plus l’affirmation d’un point de vue de classe et même l’affirmation d’une identité ouvrière. C’est l’hypothèse programmatique qui s’est écroulée, ce qui fournit une base objective aux pratiques d’écart17. Les grèves de desperados (« on fait tout sauter si… » comme à la Cellatex ou à Kronenbourg), les grèves qui cherchent à monnayer l’exclusion de sa force de travail (Continental), certaines émeutes urbaines, les actes de désobéissance dans la fonction publique nous fournissent des exemples variés et pas forcément complémentaires18 de cette nouvelle situation. Ces luttes nous fournissent des exemples, mais ne sont pas exemplaires car tant qu’elles ne s’étendent pas, elles ne sont que des signaux. Par exemple, quand les salariés de Continental luttent pour leur indemnité de départ, ils acceptent la perspective de l’isolement et renoncent au maintien de leur condition de travailleurs. Le fait que la crise de reproduction ne soit pas plus avancée les contraint à tenter de limiter les dégâts ou au moins d’en tirer parti.

Au cours des luttes, qu’elles constituent des moments exceptionnels ou soient formées de résistances quotidiennes, les individus19 ou collectifs produisent des écarts en relation à ce qui est attendu, c’est-à-dire une pratique subjective correspondant à la nouvelle situation objective que nous venons de décrire. Par exemple, ce qui définit les fonctionnaires, c’est qu’ils doivent « fonctionner » dans le respect de l’autorité hiérarchique, en se soumettant, en dernier ressort, aux directives de la haute administration. On dira : il en a toujours été ainsi, alors qu’au contraire, dans certains secteurs, il existait une marge de manœuvre – les restrictions au droit de grève avec la mise en place du service minimum ou le harcèlement moral étaient l’exception. Aujourd’hui, cet espace se rétrécit à la mesure des nouveaux pouvoirs donnés à la hiérarchie et de l’individualisation des conditions (évaluation au mérite). Les fonctionnaires participent d’ailleurs eux-mêmes à ce rétrécissement quand ils mettent la priorité sur la défense du service public, dont ils couvrent de fait les insuffisances anciennes pour ne se plaindre que de sa dégradation.

L’État et les syndicats n’ont, en principe, rien à craindre de ce côté-là. C’est pourquoi les actions pourtant minoritaires des enseignants « désobéisseurs » ont représenté un tel défi pour le pouvoir. Ils étaient dans l’écart. Un écart qui, même partiel comme ici, n’en constitue pas moins une atteinte grave aux principes de bon fonctionnement de la fonction publique.

Écarts, donc, par rapport à notre fonction dans l’activité salariée, par rapport à notre identité de travailleur, car ce qui est à bloquer, c’est la reproduction globale du capital incluant notre reproduction de salariés, dans cette identité et à cette fonction. La lutte doit être une remise en cause de tout cela et non pas essentiellement la défense d’intérêts.

Enfin, bloquer cette reproduction, c’est abandonner toute idée de réappropriation impliquant l’idée que le pôle travail du rapport social pourrait encore se substituer au pôle capital pour affirmer sa propriété, sa direction ou sa gestion.

Résistance, révolte et indignation

Résistance au pouvoir ou résistance à ses dérives ?

La résistance au pouvoir met à nu la nature de domination de tout pouvoir et particulièrement sa forme politique et étatique. Elle est conforme, par exemple, à la démarche de La Boétie et à sa notion de « servitude volontaire », ou à celles de diverses traditions anarchistes, libertaires ou pacifistes. Elle est une résistance contre, qui ne peut souffrir de compromis et a fortiori de compromissions. En défendant ses principes, elle ne peut que se légitimer par rapport au propre sentiment qu’elle a d’elle-même. Un sentiment éthique qui ne peut attendre aucune reconnaissance de la part de ce qu’il combat. La révolte est sa forme d’expression historique même si cette révolte peut, elle-même, prendre des formes variées, individuelles ou collectives, légales ou illégales, violentes ou non violentes20. Concrètement, d’ailleurs, ces formes se chevauchent ou se complètent21.

Mais, le plus souvent, la résistance n’est pas aussi générale. Ce n’est pas la nature du pouvoir qu’elle met en cause, mais le fait que certaines formes de pouvoir dépassent le cadre « normal » de leur exercice et conduisent vers une situation d’exception22 dans laquelle l’État ne respecte pas les principes démocratiques et n’emploie pas les « bons » moyens, ceux qui s’inscrivent dans ce cadre normatif.

La fin ne justifierait pas toujours les moyens, certains d’entre eux pouvant être plus participatifs, plus consensuels, et d’autres plus hiérarchiques, autoritaires et répressifs. Ce type de résistance privilégie la désobéissance, une forme d’action qui n’implique pas la révolte globale contre un « système » ou ce qui est perçu comme tel (le capitalisme ou un régime despotique par exemple), mais seulement le refus de certains aspects de ce système. Ce n’est donc pas cet ordre dans sa globalité qui est jugé inacceptable, mais l’une de ses manifestations ou encore certaines de ses mesures. Dès lors, la désobéissance n’a pas besoin de faire état de sa propre légitimité universelle au-delà des logiques étatiques, car elle s’affirme d’emblée légitime contre ce qui serait illégitime y compris du point de vue de l’État23. Il s’ensuit qu’elle en appelle aux autorités et à la loi comme si elle attribuait au droit une totale neutralité à l’égard de l’État ou du moins du gouvernement en place.

La solution consisterait donc à utiliser la loi et le droit contre ce qui ne relèverait que de la force. À opposer l’attitude citoyenne du point de vue du peuple militant (l’obéissance aux règles indiscutables d’une « vraie » République, le respect des droits de l’homme, la prééminence de l’éthique face à la raison d’État) à l’attitude civique exigée par l’État.

La résistance peut-elle échapper au citoyennisme ?

Mais il ne faut pas se voiler la face. Ces formes de résistances correspondent le plus souvent à des actions défensives. D’où le lien que certains établissent entre la notion de résistance et la démarche citoyenne. Il ne s’agit pas tant alors d’une insubordination à l’État ou envers un « système », mais plutôt d’une volonté de corriger des abus du pouvoir par la recherche de contre-pouvoirs, à l’initiative d’une « société civile » dont la réactivation apparaît pour eux comme une nécessité. C’est le sens des appels à l’action citoyenne.

Emblématique de cette démarche, « l’Appel des appels » lancé en 2009 par un collectif de « professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de l’information, de la culture et de tous les secteurs dédiés au bien public », se positionne d’emblée dans l’espace public républicain comme si la République était exempte de crimes d’État, comme s’il fallait rétablir l’État jacobin contre « les dérives néo-libérales ». On pense encore possible d’opposer l’État et la société ; le méchant Léviathan d’un côté, l’honnête « société civile » de l’autre, et cela à une époque – celle de la société capitalisée – qui a transformé le premier en un cabinet de professionnels de la gestion des affaires courantes et éventuellement de la politique-spectacle comme en France avec Sarkozy et en Italie avec Berlusconi, et la seconde en une agrégation d’individus atomisés.

On se heurte ici également à l’une des limites du mouvement des désobéisseurs quand il prône la désobéissance, mais « en conscience et de façon éthique et responsable24 », c’est-à-dire dans le respect du statut de fonctionnaire et de l’institution qui l’emploie. La pratique d’écart consistant à s’éloigner de la norme et à se distancier de la fonction se résorbe alors dans l’allégeance à une légitimité censée être au-dessus du pouvoir, celle de la mission de service public. Or, en voulant faire la preuve de sa légitimité, la résistance est amenée à se soumettre à ce qui contredit son projet alors qu’à l’origine elle est basée sur l’insoumission, qu’elle n’a rien à négocier, qu’elle est, en premier lieu, refus. Il y a donc un conflit permanent entre son exigence de loyauté professionnelle ou citoyenne et la nécessité, pour exister effectivement, de se poser en écart ou à la marge de son lieu d’élection. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle prend parfois des formes souterraines si ce n’est clandestines. Toutefois, avec la lettre « En conscience je refuse d’obéir » (novembre 2008), le mouvement des enseignants désobéisseurs a aussi montré les possibilités et la force d’un mouvement résolument public. De la même façon, il a montré que cette désobéissance peut s’inscrire dans une critique de l’État sans passer par l’idéologie anti-étatique de type libertaire25 et une critique, plus pragmatique qu’idéologique, de syndicats incapables de concevoir une action qui n’adopte pas les formes de lutte traditionnelles du mouvement ouvrier officiel.

Cette insubordination se retrouve à l’heure actuelle dans les actions de résistance aux effets dévastateurs de la technologisation du monde (OGM, Gaz de schiste, nucléaire, TGV Lyon-Turin, etc.) Les protagonistes de ses actions mènent de front coups de force de petits groupes déterminés et actions de blocage ou d’occupation de site par une masse de personnes beaucoup plus importante et diverse. Mais ces résistances sont limitées par deux facteurs ; tout d’abord elles n’échappent pas à des tensions dues à la présence de tendances antagoniques au sein même de la lutte26 ; ensuite, le fait qu’elles se réalisent au nom de critères (santé des aliments ou de la population, préservation de l’éco-système) qui sont eux-mêmes techniques27. Et, paradoxe de la situation : une conscience plus grande de l’interdépendance de tous les processus techniques conduit souvent à la paralysie mentale et donc à la paralysie de l’action. Il s’avère donc difficile de penser l’action de résistance ou plus généralement l’action politique en dehors des cadres imposés par le développement du capital.

Cette résistance conçue comme insoumission ou insubordination, même partielle, est en opposition de nature avec des initiatives telles que celle de « L’Appel des appels ». La raison en est qu’elles prennent justement pour cadre l’espace public de façon à susciter un rejet consensuel des excès et dérives d’une politique condamnée non pas parce qu’elle est une politique d’État, mais parce qu’elle est « une politique néo-libérale ». Il ne s’agirait alors que de retrouver des principes républicains oubliés comme le retour aux valeurs du Conseil national de la résistance (CNR) qui constitueraient en elles-mêmes un ordre républicain parfait et tout aussi parfaitement immuable. Peu importe alors que ce CNR soit à l’origine d’un gouvernement qui fera bombarder la population algérienne de Sétif par le ministre « communiste » de l’armée de l’air de l’époque28. En fait, on a affaire à une résistance à géométrie variable : l’exploitation, au XXIe siècle, est condamnable, mais le capital est acceptable puisqu’il donne du travail et donc du revenu et de la consommation ; l’extorsion, le pillage des richesses, la rente, le gain financier, le travail des enfants sont voués aux gémonies, mais le profit est accepté s’il est bien utilisé, c’est-à-dire s’il est réinvesti à des fins productives ; l’enrichissement aussi s’il est le fruit du travail ; les inégalités si elles ne sont que la conséquence des différences de qualification et de compétence ; les délocalisations sauvages ne sont pas acceptables, mais la saine concurrence et la compétition le sont. Cette sorte de schizophrénie à la fois individuelle et sociale ne semble pouvoir être dépassée que dans des situations qui rendent ces tensions insupportables. C’est ce qui est en train de se passer dans certaines villes grecques. Mais dans le reste de l’Europe, nous n’en sommes pas là justement parce que ceux pour qui la situation se révèle la plus insoutenable appartiennent aux catégories les plus écrasées par les structures matérielles et mentales de la domination. Ce sont alors les couches composant l’entre-deux qui forment une nouvelle catégorie de protagonistes : non pas les chômeurs, mais ceux qui ont peur de l’être, non pas les sans-logis, mais ceux qui retardent leur départ du milieu familial, non pas les non diplômés, mais ceux qui pensent que leurs diplômes sont dévalorisés, et ainsi de suite. Il s’ensuit que leur pratique connexionniste29 n’est pas simplement une nouvelle forme de fétichisme à l’égard des nouvelles technologies, mais qu’elle est due à ce même entre-deux car ils sont, à cause de cela, comme suspendus au-dessus du rapport social. S’il nous paraît complètement faux d’y voir un mouvement de nouvelles classes moyennes en voie de déclassement, il n’est pas moins vain d’y chercher une nouvelle figure de classe (le travailleur collectif par exemple) qui viendrait supplanter la classe ouvrière ou former un nouveau prolétariat universel. Ce serait encore une perspective de classe totalement hors de propos ici. Il ne nous semble pas non plus possible de faire une interprétation en termes de nouveau sujet. Tout d’abord pour une raison théorique : cela fait plus de quarante ans que la critique s’use en vain à chercher un nouveau sujet sur le modèle du prolétariat (cf. H. Marcuse à la fin des années 1960) ; ensuite, parce qu’à une certaine unité de classe a succédé une fragmentation du salariat et même une amorce de décomposition de celui-ci. Il n’est donc pas possible de faire un tri et d’en choisir une composante qui jouerait un rôle moteur, d’autant que les mouvements actuels montrent un enchevêtrement de différentes catégories : le « précaire », « le travailleur cognitif », ou de façon encore plus indéterminée, le « travailleur collectif ». D’ailleurs, ces catégories manquent elles-mêmes de consistance et d’unité30. Elles sont, souvent au même titre, victimes des nouvelles conditions de la domination et de l’exploitation et, au mieux, parties prenantes des nouvelles communautés de luttes contre ces conditions.

C’est ce qui rend ce type de mouvement assez singulier et facilite son écart31 par rapport à ce que l’on attend habituellement, mais qui est aussi susceptible de surprendre le pouvoir en place. Ainsi, l’événement que constitue l’occupation des places, en Espagne et en France, reste ambigu et limité par le fait que cet écart est comme posé, comme en soi, à la fois nécessaire et suffisant. Il ne faut sans doute pas chercher plus loin, aller au-delà de l’autosatisfaction qui semble émaner des différentes commissions sur les tâches les plus quotidiennes et de ce qui apparaît déjà comme un fétichisme de l’organisation. Tout au plus peut-on y voir une tendance autogestionnaire pour le moins dépassée, en ce qui concerne ses contenus originels (ce qui était l’autogestion d’une production dont la majeure partie devrait être aujourd’hui abandonnée), tendance qui réapparaît dans le cadre d’une idéologie de la forme – phénomène dont nous avons fait la critique en le désignant par « la forme d’abord32 ». Le mouvement n’est toutefois pas figé. Les indignados ont montré qu’ils n’étaient pas que des occupants de place, ils se sont aussi répandus dans les quartiers pour s’opposer aux expulsions et prendre à bras-le-corps la question du logement. Cela leur a valu aussi de se frotter aux forces de répression et de s’apercevoir qu’ils n’étaient pas les « quatre-vingt-dix-neuf pour cent » face aux « un pour cent » comme le clament aussi les occupy d’Amérique Cette dernière formule a pourtant connu un grand succès. Elle n’est pas le produit d’une fausse conscience, mais plutôt d’une saisie immédiate de ce qui fait le double visage du capital aujourd’hui : d’un côté sa grande abstraction qui le fait apparaître comme un corps étranger à la société, de l’autre des figures concrètes qui semblent en assurer la représentation : banquiers et traders, agences de notation, patrons-voyous des délocalisations, politiciens « tous pourris », actionnaires spéculateurs. La liste est déjà longue, mais ils ne représenteraient que 1% de la population active qui aurait réussi à contourner les règles démocratiques et institutionnelles et à instaurer une sorte de direction oligarchique du monde33. C’est finalement une vision très rassurante de la société. Il y a nous qui sommes très nombreux, mais peu puissants, et eux qui sont très peu et puissants. Il suffirait de changer cette anomalie en la montrant simplement du doigt !

De la critique de toutes les institutions à l’institution résorbée

La contestation généralisée de toutes les institutions menée par le mouvement de mai 68 ne visait pas la conquête du pouvoir d’État, ni une alternance politique, mais cherchait à dissoudre les médiations instituées pour créer des rapports sociaux qui ne séparent plus l’individu et la communauté humaine. La négativité historique exprimée par les contestataires s’est traduite par des luttes frontales contre les institutions de la société de classes et de son État-nation ; la dimension anti-institutionnelle y fut prépondérante. Le salariat, l’entreprise, l’université, la famille, le mariage, l’église, le parti, le syndicat, les médias, le sport, les rapports hommes-femmes, aucune institution n’a échappé aux critiques-en-actes des assaillants « du vieux monde ».

Ce dernier assaut révolutionnaire se voulait en continuité avec l’histoire du mouvement ouvrier, mais comme s’il désirait en retrouver une sorte de pureté originelle qui aurait été dévoyée par ses organisations bureaucratisées ou « traîtres ». Son échec n’a pas été un échec pour tout le monde. Il a ouvert les possibles d’une nouvelle dynamique du capital par les restructurations et le passage à une deuxième phase de la société de consommation, mais il a aussi fait sauter tous les tabous constituant autant d’obstacles à cette dynamique. Ce n’est pas un hasard si le terme de « révolution » fut tellement employé dans les années 70, dans la publicité comme ailleurs.

Le « tout est politique » de 1968 fut transformé en « tout est social ». Il en a émergé un mode d’action politique non-institutionnel fait d’alternatives, de pratiques « parallèles », de subjectivisation des relations et de désimplication de la sphère politique traditionnelle. Le local, le particulier, l’autonomie, le « sujet » deviennent, dans la crise ouverte de la reproduction, un opérateur du nouveau compromis politique. Les institutions n’ont pas disparu, mais elles sont résorbées dans une gestion des intermédiaires. Le salariat existe encore, mais il est instable, mobile, précaire ; l’école est présente, mais elle a perdu sa puissance de médiation sociale en se transformant en un vaste « dispositif de formation » ; le mariage n’a pas été aboli, mais il est assimilable à un Pacs étendu aussi aux homosexuels ; l’entreprise n’est plus un centre de production, mais une stratégie de puissance économique et politique, etc.

Dans un tel contexte, les actuels mouvements d’insoumission et d’indignation ne situent pas leurs interventions au niveau du rapport aux institutions. Ils posent un constat : « cela ne peut plus durer », « rejoignez-nous ». Ils manifestent leur exaspération et leur colère, mais dans le respect des institutions. Combiné à ce constat d’insupportabilité des conditions de vie, un présupposé utopiste les anime : si un très grand nombre d’individus s’indignent, alors le cours des choses ne pourra plus se poursuivre en l’état ; nous sommes le rapport social et nous ne voulons plus le reproduire. Conscientisez-vous, proclament-ils, tout en continuant à travailler et à vous divertir. Non-violence et bienveillance avec les autres êtres humains constituent le pôle humaniste du mouvement des indignés. En cela, ils sont aux antipodes des groupes insurrectionnalistes qui désignent des ennemis extérieurs (l’État, les médias, les mafias, les puissants et les individus aliénés qui les supportent).

L’indignation remplace la conscience politique 

Du moins du point de vue historique, la conscience morale a longtemps été déterminée par les canons de l’Église et de l’aristocratie, puis elle s’en est émancipée au sein d’une philosophie critique des « Lumières » propice au processus de l’individualisation bourgeoise. Mais le peuple n’y a pas trouvé son compte. Si les révoltes ou les révolutions ont toujours été la conséquence d’une mise en action d’une conscience morale (« Liberté, Égalité, Fraternité »), elles reposaient aussi sur la conscience d’intérêts communs, la conscience d’un antagonisme vis-à-vis des dominants ou des exploiteurs, bref d’une conscience politique ou d’une conscience de classe que le mouvement ouvrier puis le syndicalisme devait accélérer à partir de la révolution industrielle.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui cette conscience de classe se réduit comme peau de chagrin à la mesure du déclin numérique et qualitatif (l’impossible affirmation actuelle d’une identité ouvrière) du prolétariat. Sa croissance dans les pays émergents n’est pas une solution de rechange car il s’y développe en dehors de toute perspective de classe, en dehors de tout projet socialiste.

La conscience morale resurgit donc sur ce déclin de la conscience de classe et aussi sur le fait que la révolte ou la révolution ne peuvent plus se produire au titre d’une classe suffisamment unifiée mondialement qui concentrerait tous les torts du capitalisme et non pas un tort particulier comme le disait la célèbre formule de Marx, mais seulement à titre humain car le processus de totalisation du capital a fait que ce dernier a étendu considérablement son champ de domination.

Mais cette conscience morale qui prend aujourd’hui la forme médiatique de l’opuscule à succès de Stéphane Hessel en reste à « l’indignation » et à la dénonciation de ce qui est vraiment exagéré, comme si cet « exagération » n’était pas le produit d’une logique générale. Certes, tous les moyens sont bons pour faire pièce à la domination et au pouvoir, mais on sait très bien que l’indignation peut conduire à toutes sortes de comportements protestataires ou récriminatoires, y compris à voter PS ou FN en France, Liga en Italie ou à revendiquer de quitter l’UE et prôner un retour à la drachme en Grèce. En effet, le refus du politique qu’il exprime n’est pas, pour le moment du moins, un signe de lucidité chez les jeunes qui composent la majorité de ces mouvements (au moins pour l’Europe), mais au contraire un refus de la critique au nom d’un idéal communicationnel apolitique.

Ces mouvements ne passant pas à l’action contre les lieux de pouvoir et la circulation des flux de production et de reproduction, ils ne font pas peur aux États. Ce n’est pas le cas dans les pays arabes comme on peut encore s’en rendre compte aujourd’hui en Syrie. Même si, avec le recul de quelques mois, ils semblent n’avoir servi finalement qu’au changement du personnel politique et à une intégration de l’islam modéré dans le processus démocratique, ils auront eu tout de même une influence considérable sur les conditions de vie des populations et leur rapport au pouvoir. D’une certaine façon, la peur a changé de camp parce qu’il ne s’est pas agi d’une simple indignation contre les abus, mais d’une véritable résistance due à l’insoutenabilité des situations. Il a fallu, de plus, qu’interviennent la singularité de certains événements (sacrifice individuel, sorte de mai 68 sur la place Tahrir) pour que cette insoutenabilité – qui ne datait évidemment pas d’hier – puisse se cristalliser, pour que « l’étincelle mette le feu à la plaine ».

C’est parce que des pays comme la Tunisie et l’Égypte participent maintenant suffisamment au processus de globalisation du capital et à son devenir technologique et connexionniste que l’irruption démocratique a pu se produire. Le rôle attribué par l’occident aux dictatures arabes – remparts contre le communisme au temps de la guerre froide et, plus récemment, contre l’islamisme radical, s’avère dépassé. La captation par les oligarchies en place d’une part considérable des richesses nationales est devenue un obstacle à la libre circulation des flux économiques qu’exigent les réseaux de puissance dominants, à l’intégration des États-nations en tant qu’agents au sein de ces réseaux. Parallèlement, la mainmise des régimes autoritaires arabes sur l’information a freiné le libre développement des Technologies de l’Information et de la Communication. Les pays occidentaux, et principalement les États-Unis, comptaient davantage sur le pouvoir quasi hypnotique, en particulier sur la jeunesse, des flux de ces TIC, que sur la force des armes pour entraîner la « démocratisation » de cette partie du monde. L’insistance de l’administration américaine sur la question d’Internet, dès le début des soulèvements arabes, en est la preuve tangible. En effet, nous sommes dans un tout autre cas de figure que celui des émeutes de la faim des décennies précédentes, même si le désordre économique mondial joue son rôle, ce qui rapproche indubitablement ces pays de nos propres caractéristiques comme le montre « le problème » d’une jeunesse de plus en plus scolarisée et pourvue de diplômes universitaires. Mais une jeunesse aussi de plus en plus surnuméraire dont les regards sont braqués, de façon certes très contradictoire, sur la France et… la révolution française34. Significatifs de cette attention, les slogans anti-gouvernementaux énoncés en français : « Ben Ali, dégage ! », « Moubarak dégage ! » et pour l’Algérie « Système dégage ! » ne font que traduire et prolonger l’intérêt des étudiants, et plus généralement de la jeunesse de ces pays, pour les émeutes et manifestations des jeunes en France et en Europe (Italie, Angleterre) depuis 2005 et surtout en 2010. C’est aussi que, dans ces pays-là, le processus d’individualisation a beaucoup progressé35 et, avec lui, l’espoir démocratique, qu’il prenne la forme d’élections parlementaires comme en Tunisie ou de démocratie à la base comme en Égypte avec l’occupation plus ou moins permanente de la place Tahrir.

Cette incompréhension de la puissance effective de la démocratie comme représentation se retrouve même chez des tenants « révolutionnaires » de la démocratie dont la vision s’arrête à l’occident et qui reprennent à leur compte la théorie relativiste du choc des civilisations d’Huttington. Sans s’étendre sur ce sujet, on peut dire que la question de la démocratie ne peut plus être ignorée comme viennent encore de le montrer les indignados espagnols et leur concept de « démocratie réelle », de même que les occupy américains. Et cela d’autant moins que bien des événements nous renvoient à la crise actuelle des institutions politiques : délégitimation du personnel politique, crise de l’État-nation, convergence entre les tendances oligarchiques et la nouvelle organisation en réseau de l’État, processus de totalisation du capital qui rend caduque la distinction entre infrastructure et superstructure, etc. Pourtant, il semble que le développement, plus théorique que pratique, des thèses dites « communisatrices », nous renvoie à ce type d’incompréhension.

Communisation, médiations et révolution à titre humain

Un nouveau cycle historique

Si la couverture du numéro 13 de Temps critiques36 porte en titre « Une révolution à titre humain ? », on constatera cependant la présence d’un point d’interrogation. Ce questionnement n’est pas un effet de style, il porte sur ce qui a constitué l’opérateur central des révolutions de l’époque moderne, à savoir un bouleversement des rapports entre l’individu et la communauté humaine.

Que l’État-nation bourgeois, une fois établi, ait plutôt servi les intérêts de telle ou telle fraction politique de la classe bourgeoise ne peut que confirmer le rôle déterminant de cette médiation fondamentale que constitue la classe sociale dans le déroulement des révolutions (et contre-révolutions) de la période moderne. Mais nous ne sommes plus dans cette dynamique historique ; nous ne sommes plus dans ce cycle des luttes de classes où l’enjeu des affrontements était de savoir qui, de l’État-bourgeois ou de l’État-ouvrier, allait diriger le développement des forces productives – période qui, selon la Tradition intellectuelle de la gauche européenne, semblait nécessaire et progressiste, et devait conduire à l’émancipation de l’humanité (définie par l’expression politique : « le programme de transition »).

Pour de nombreux de marxistes, la classe ouvrière occidentale qui a « fait désespérer de Billancourt » du point de vue idéologique et des luttes, est aussi en diminution quantitative. Elle n’est plus concentrée dans les grandes forteresses ouvrières, mais disséminée au sein de plus petites unités ou même éparpillée dans des secteurs comme le bâtiment, les transports routiers. Si certains s’accrochent encore à l’idée d’une forte proportion d’ouvriers dans la population active, c’est en y mêlant des salariés qui, selon eux, seraient classés statistiquement la catégorie des employés par la croissance des services et du secteur tertiaire, mais qui appartiendraient encore de fait à la classe ouvrière. Ils ont cependant du mal à se convaincre eux-mêmes par une argumentation qui émane en fait du courant de sociologie économique « industrialiste ». Ils ont plutôt tendance à faire référence à une croissance de la classe ouvrière se développant au rythme de la mondialisation. Une classe ouvrière « en expansion permanente » comme le disait Simon Rubak… dans les années 6037 ! On en trouverait la preuve en Chine, Inde, Pakistan ou au Brésil.

La lutte des classes se poursuivrait-elle là-bas sur le modèle qui a prévalu en Europe de 1848 à 1923 ? Comme si c’était la même classe ouvrière, comme s’il était encore possible de suivre le cheminement d’une classe en soi vers une classe pour soi à travers le long processus de maturation qui allait faire passer les paysans des pays européens à une pure condition ouvrière, comme si le nombre croissant des ouvriers au niveau mondial n’était pas à rapporter à celui du nombre total de populations actives incluses dans le procès de globalisation du capital !

Bien sûr que les luttes séculaires des ouvriers du textile de Bombay font partie du fil rouge des luttes ouvrières, mais plutôt que l’émergence de quelque chose de nouveau, elles sont une survivance de l’ancien. La dynamique de restructuration-délocalisations est telle que même en Asie, l’État chinois n’arrive pas à fixer la masse de migrants (et d’ailleurs, il ne le souhaite pas pour les raisons exposées dans notre article sur la Chine dans le no 15 de la revue). Quant à l’Afrique et à l’Amérique du sud, pour quelques millions de nouveaux ouvriers ou employés, ce sont des dizaines de millions de prolétaires qui viennent s’agréger dans les bidonvilles des capitales ; prolétaires inemployables qui ne constituent en rien une nouvelle « armée industrielle de réserve » prétendument nécessaire à une croissance extensive d’une production, alors qu’elle ne correspond plus aux exigences de la phase actuelle.

Parler de substitution capital/travail signale, pour nous, un fait objectif qui nous paraît indiscutable et nous n’en sommes d’ailleurs ni les initiateurs ni les seuls tenants. Il n’en est pas de même de notre notion fondamentale « d’inessentialisation de la force de travail » qui, si elle découle de ce même processus objectif, représente notre interprétation (donc en grande partie subjective) des transformations en cours. En tant que telle, elle est parfaitement discutable et critiquable. Toutefois, la discuter ne signifie pas l’interpréter comme si elle signifiait la « fin du travail », une confusion trop souvent entretenue en raison de sa proximité avec certaines thèses à la mode sur la fin du travail (Dominique Méda, Jeremy Rifkin). Nous ne parlons d’ailleurs jamais « d’inessentialisation du travail » (des termes employés par le groupe Théorie Communiste), mais « d’inessentialisation de la force de travail ». Nous n’avons donc jamais soutenu qu’il n’y avait plus de travail ni de travailleurs, mais seulement que ce travail vivant devenait tout d’abord de plus en plus secondaire pour la valorisation (une sorte de résidu), et ensuite que sa fonction tendait à être une fonction de reproduction du rapport social de salariat plutôt qu’une fonction de production au sens classique.

Nous ne sommes plus communistes au sens de Marx

Ne serait-ce que pour des raisons heuristiques, afin de lever de lourdes confusions qui traversent aujourd’hui les débats sur le communisme et la communisation, il n’est pas vain de réfuter les discours qui font du communisme « une idée » ou pire encore « une hypothèse », comme c’est le cas d’Alain Badiou38. Pour le philosophe antisarkozyste, l’idée communiste doit conduire les pauvres et les opprimés à exercer leur propre discipline et ne pas s’en tenir à la spontanéité des masses. En régime-communiste-Badiou, voici ce que cela donne : « Les opprimés n’ont pas d’autre ressource que leur discipline. Quand vous n’avez rien, pas l’argent, pas d’armes, pas de pouvoir, vous n’avez pas grand-chose d’autre que votre unité. Notre question centrale est donc : quelle forme peut prendre une nouvelle discipline ? Du point de vue philosophique, je pense que c’est nécessairement une discipline de la vérité, une discipline du processus lui-même ». Autrement dit, lorsque les opprimés seront capables de penser la vérité… ils seront prêts à réaliser « l’idée communiste » ! Et c’est évidemment Badiou qui va leur indiquer le chemin de la vérité.

Marx avait déjà répondu à ces inepties dans les termes suivants :

« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel οu tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. » (Manifeste du Parti communiste, p. 38).

Dans cette acception stricte, eh bien ! nous ne sommes tout simplement plus communistes car nous pensons que les conditions posées par Marx ne sont plus présentes (« réelles ») aujourd’hui.

C’est donc une immédiateté qu’il convient de penser et de mettre en œuvre, mais une immédiateté qui implique une autre connaissance et une autre pratique du rapport individu communauté humaine ; une autre représentation du rapport à la nature extérieure que celle du travail défini par les marxismes comme l’activité générique d’Homo sapiens.

Quels seraient les opérateurs à activer pour qu’émerge un procès de connaissance s’écartant de celui qui fut initié par le logos occidental (d’origine mésopotamienne et gréco-latine), puis poursuivi et amplifié par le rationalisme cartésien, le scientisme des Lumières et les productivismes marxistes ? Parmi les plus efficients, il en est un qui semble décisif : sortir de la pensée dualiste du sujet et de l’objet. Il est vrai que plusieurs ruptures majeures dans l’histoire des sciences du XXe siècle ont déjà ébranlé le dogme de la séparation du sujet et de l’objet et ceci autant dans les sciences de la matière que dans celle de la vie et de la société39.

Un autre opérateur d’immédiateté relève d’un abandon de la relation historique établie par le mouvement ouvrier révolutionnaire entre luttes contingentes et débouché révolutionnaire (prolétarien) des luttes – cela fut nommé « transcroissance des luttes » – une première étape de ce processus consistant à socialiser la sphère de la production. Examinons de plus près cette question.

La question de l’objectif politique, dans la Tradition-imitation, a généralement une condition implicite : celle que la sphère de production doit être socialisée, autogérée (ou collectivisée, dans la visée traditionnelle marxiste-léniniste). Mais on ne sait pas trop ce que va devenir cette sphère de production. Va-t-on l’écologiser ? La traiter dans une perspective décroissante ? Va-t-on tous rouler à vélo et non plus en voiture ? L’image du consommateur final décroissant qui pourra enfin rouler « propre », la fleur entre les dents, ne nous dit pas qui, dans ce cas, aura envie de devenir un mineur « conseilliste » ou un sidérurgiste « décroissant » pour extraire et fabriquer l’acier indispensable à la fabrication du vélo. Les penseurs révolutionnaires, communisateurs ou décroissants rêvent-ils secrètement que leurs progénitures auront de la matière grise à échanger contre le travail de ceux qui, dans les pays pauvres, croiront encore au développement et descendront vaillamment dans les mines pour nous livrer ensuite le minerai en traversant les mers sur leurs conques ?

Plaçons-nous dans une optique plus radicale : on abandonne la production d’acier, l’industrie et l’importation de minerai, et on devient tous agriculteurs indépendants ou organisés en communes. On dissout l’armée, l’État, on ne fabrique plus d’armes et on se laisse pousser la barbe. En gros, on se néolithise et on attend patiemment de se faire piller ou détruire par des hordes d’envahisseurs qui, moins écolos et moins pacifistes que nous, n’ont pas honte de fabriquer des armes et de venir vandaliser nos champs de carottes biologiques.

En résumé, le problème de la définition d’une perspective pour les luttes elles-mêmes semble insoluble aujourd’hui. Insoluble parce que l’histoire est – Cornélius Castoriadis avait raison de le souligner – une création. Le modèle révolutionnaire40 auquel reste accrochée la Tradition-imitation ne s’est produit qu’une seule fois dans l’histoire : quand la bourgeoisie, après sept siècles de développement de l’échange, de la connaissance rationnelle, des moyens de communication, des techniques, des réseaux et des territoires, n’a plus eu qu’à cueillir comme une pomme mûre un appareil d’État déjà largement transformé selon ses besoins, et donc à effectuer une révolution conclusive et nullement anticipative. Depuis lors, cette classe n’a cessé de faire la révolution jusqu’à se dissoudre elle-même.

Le schéma révolutionnaire proprement dit est caduque et nous employons d’ailleurs le terme de « révolution du capital » de manière métaphorique. Ce type d’événement historique a peu de chance de se reproduire. La métaphore du prolétariat comme classe révolutionnaire historiquement programmée pour prendre la succession de l’ancienne s’est avérée être une illusion et même une illusion dangereuse car elle a joué contre les formes et le contenu des luttes concrètes de ce prolétariat, comme on a encore pu s’en rendre compte en mai 68 et France et dans le mai rampant italien.

C’est pourtant sous l’angle de la révolte et de l’insubordination qu’elles sont le plus intéressantes à considérer aujourd’hui et non en fonction de leur intégration à une quelconque stratégie révolutionnaire qui n’a plus cours.

Le discours sur la communisation ne fonctionne que comme effet d’annonce politique auprès d’un certain milieu

Le schéma capitaliste, dans ses nouvelles tendances, est basé sur des flux d’énergie concentrés et une organisation en réseaux de plus en plus poussée et polymorphe, à la fois physique et symbolique. Ce schéma a une ambition et une portée planétaires. Il tend à unifier des populations d’une importance considérable à l’aide d’une combinatoire techno-scientifique de plus en plus sophistiquée et dépendante d’un sous-système connexionniste.

Parler de communisation à partir de là ressemble à un effet d’annonce autour de l’idée développée par Marx dans L’idéologie allemande selon laquelle « le communisme n’est pas un état, mais le mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel » ; il n’y a aucun contenu sous-jacent41. Il est remarquable de constater que, dans la revue Sic par exemple, officiellement revue de « communisateurs », la question du contenu (non comme substance immuable, mais comme tension à la fois individuelle et collective, transcroissance à partir du monde actuel avec toutes les contradictions que cela implique) de ladite communisation est presque toujours occultée. Les expressions comme « monde sans marchandises, sans division du travail » et autres du même genre, ne paraissent-elles pas un recyclage du vieux programme prolétarien de type industrialiste, y compris dans sa version anarcho-communiste ? Alors que la revue Théorie communiste qui, avec la revue Trop loin, se posait en initiatrice de ce courant, s’est livrée dès la fin des années 70 à une critique très forte du programmatisme prolétarien, les épigones semblent vouloir s’en accommoder, sans prendre en compte l’ensemble des critiques qui ont été faites depuis lors.

Nous ne cherchons pas à nous rassurer avec l’idée d’une communisation qui ne dit rien d’autre qu’elle est en marche, et nous refusons l’idée d’une phase de transition qui porte à toujours plus tard ce vers quoi elle tend sans jamais nous en dire un mot.

Il nous semble important de dépasser les poncifs habituels sur l’État et la domination classiste d’inspiration marxiste ou anarcho-marxiste et d’analyser la forme contemporaine de l’État-réseau, présent et actif partout, participatif, englobant, ses médiations étant résorbées dans des intermédiaires, ne se posant plus en surplomb de la société, mais se fondant dans le moule connexionniste. C’est pourquoi, dans ce numéro, l’article de Jacques Guigou cherche à caractériser politiquement l’État-réseau non seulement comme domination externe aux individus, mais aussi comme internisation/subjectivisation des normes et modèles de la société capitalisée.

Nous pensons aussi qu’il est un peu facile de considérer la politique comme une baguette magique qui transformera, le temps venu, les citrouilles technologiques en carrosses au service de la société dès que le pouvoir aura changé de mains sous l’effet d’une force encore mystérieuse, mais appréhendée avec optimisme comme inévitablement « éthique » et « démocratique ». En fait, l’importance de la technique dans la stratification et la structuration de la vie sociale en général n’est pas celle d’un sous-produit manipulable à volonté, la seule question fondamentale demeurant celle de l’État ou de l’idée de pouvoir global que ce terme inspire. Bien au contraire, c’est la question technique qui se posera en premier lieu et influencera de manière déterminante les autres choix politiques. L’article de Bernard Pasobrola présent dans ce numéro retrace l’historique des métaphores réticulaires qui ont marqué nos modèles à la fois politiques et techno-industriels, analysant ainsi la force cinétique des réseaux techniques et leur influence déterminante sur la dynamique du capital.

Car même si l’on se contente de réfléchir à l’évolution souhaitable de « notre » ou « des » société/s, et même dans une optique largement utopiste, il faut, si l’on propose des solutions, penser la technique comme un tout et ne pas croire qu’on puisse abandonner le capitalisme en bannissant une partie de sa technique (les centrales nucléaires, les nanotechnologies, les pesticides…) et en gardant tout le reste, selon la vision éco-naturaliste humaniste. Ni qu’on puisse encore avoir des stratégies « nationales » comme le veut la Tradition-imitation. Réfléchissons plutôt à des stratégies locales et pragmatiques : orienter l’action vers la récupération des territoires, tout simplement parce qu’en cas d’effondrement du commerce international, les biens alimentaires seront hors de prix. Il ne s’agit donc pas d’anticiper de possibles catastrophes en souhaitant qu’elles ne se produisent pas, ni de se moquer des catastrophistes officiels ou des catastrophistes humanistes ou libertaires. La catastrophe a déjà eu lieu : dépossession de la majeure partie des communautés humaines de leurs territoires en à peine deux siècles, c’est-à-dire, à l’échelle de l’histoire humaine, en l’espace d’un éclair. Tout le reste n’est que gestion de crise. Mais rien ne garantit qu’il pourra y avoir retour en arrière, en tout cas selon une logique programmatique et ordonnée. Il est plus probable que la société va se morceler, que la période unitaire réticulaire coûteuse en énergie et canalisant les pulsions de milliards d’êtres humains par le sport, le travail, le sexe, la drogue, la hiérarchie ou autre va donner lieu, lorsqu’elle s’achèvera, à une multitude de petites sociétés plus ou moins pacifiques dont les objectifs sont imprévisibles. Imprévisible aussi l’état du monde physique à ce moment-là : quels territoires seront encore habitables malgré les pollutions, les épidémies, et autres accidents

Voilà pourquoi résumer en un mot l’action que l’on se propose d’accomplir (révolution) ou l’objectif (communisme ou conseillisme ou autonomie, etc.) paraît un réflexe appartenant à la Tradition-imitation. Se contenter de parler de reterritorialiser les collectifs dans une perspective assembléiste, serait-ce incompatible avec le devenir-autre immédiat de la communauté humaine ?

 

Notes

1 – Sur les luttes d’octobre-novembre 2010 :
URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.... ; Interventions, no 10.
Sur l’insurrectionnalisme (article272) ; « Les indignés : écart ou surplace ? » (article283) ; « Notes sur le printemps arabe » (article281).
Nous avons tenté de dégager une perspective à partir de ces éléments dans le texte théorique « Le communisme une médiation ? », texte écrit dans le cadre d’une correspondance avec la revue Ni patrie ni frontières.

2 – On a pu remarquer l’utilisation des temps de récupération et de RTT les jours de grève et de manifestations, ce qui rappelle les pratiques des ouvriers italiens au cours des luttes des années 70. Il est important de souligner que cette pratique ne fait pas partie des traditions de lutte du mouvement ouvrier français et qu’elle est le signe de nouveaux comportements illustrant le fait que toute affirmation d’une identité ouvrière devient impossible aujourd’hui.

3 – Bien que les premiers signes de crise se manifestent déjà : fiscalisation partielle (CSG) et extension des prestations de santé aux individus trop précaires (CMU).

4 – On peut même dire que ce type de solidarité abstraite a été un des fossoyeurs des valeurs originelles du mouvement ouvrier, valeurs reposant sur la solidarité concrète des coopératives et mutuelles ouvrières et non pas sur la confiance aveugle dans le rôle organisateur d’un État devenant progressivement le garant de la reproduction des rapports sociaux, le grand intégrateur, bref l’État social.

5 – Ce qui est déjà très discutable (cf. la critique de Polanyi adressée à la thèse de Marx et aussi nos analyses dans la revue Temps critiques). Loin de nous l’idée qu’il faudrait nier la réalité des acquis sociaux comme si ceux-ci n’avaient été que des formes de rationalisation supérieure du capitalisme afin de passer d’une société de discipline à une société de contrôle et non pas le fruit de la dialectique des luttes de classe, mais il ne faut pas mythifier non plus ces acquis.

6 – Quel meilleur exemple de séparation d’ailleurs que celui de la retraite !

7 – Sur cette question de la reproduction, on peut se reporter aux articles parus dans la revue Temps critiques (nos 9 et 15).

8 – S’il y a un point commun avec le « mai rampant italien », c’est dans la volonté des syndicats de laisser la bride sur le cou aux initiatives de la base à partir du moment où elles ne vont pas dans le sens d’une rupture du pacte entre partenaires sociaux. Dans cette mesure les petites frictions entre base et direction peuvent s’inscrire dans une dynamique de croissance quantitative des effectifs du syndicalisme et de renforcement des directions.

9 – Il semble être aussi à l’origine du « Je lutte de classes » censé manifester le retour de la lutte de classe au sein même du procès d’individualisation ayant conduit à l’individu égogéré.

10 – C’est par exemple explicite chez Corcuff qui veut garder au sein de la mobilisation les secteurs les plus prudents et les plus radicaux.

11 – Toute proportion gardée, cette situation forme le pendant du « temps des émeutes » que maints sociologues… et insurrectionnalistes nous promettent (cf. le texte à paraître de J. Wajnsztejn et C. Gzavier, La tentation insurrectionniste, éd. Acratie, 2012).

12 – Les actions dans ce secteur semblent avoir été largement surestimées (cf. notre texte originel sur les grèves d’octobre-novembre, op. cit).

13 – Un exemple nous en est fourni par le tract « Octobre mouvant » en provenance d’Albi. Les auteurs nous préviennent : « [ce texte] est écrit par des personnes qui ne sont pas directement impliquées dedans [le mouvement d’opposition à la réforme du système des retraites] ne serait-ce que parce qu’elles tentent, dans la mesure du possible, d’échapper au travail salarié (en tout cas au travail à temps plein et à durée indéterminée) et ne se trouvent donc pas en position de faire grève ou de participer à des AG interprofessionnelles ».

14 – « On a beau « bricoler des interpros » pour noyer le poisson, faire rentrer au forceps tout le monde dans le grand corps du travailleur générique (les lycéens sont des travailleurs en devenir, les chômeurs des travailleurs sans emploi et les Rsastes convaincus sont des travailleurs qui s’ignorent), on a tellement tordu dans tous les sens le concept de prolétaire-qui-vit-de-son-travail qu’on se demande bien ce que la foule des piquetiers qui se presse à 5 h du mat’ autour d’un brasero a à voir avec le sujet révolutionnaire de Karl Marx » (tract « Une hypothèse », op. cit.).

15 – Théorie Communiste, no 23, 2010 (correspondance : tc@communisation.net ou R. Simon. BP17, 84300, Les Vignères.)

16 – Les insurrectionnalistes diront : se dissocier, rompre, résister, mais c’est un autre débat. Se soustraire, s’interrompre, c’est un peu le programme du tract « Une hypothèse », mais malheureusement il illustre jusqu’à la caricature ce que nous critiquons par la formule « la forme d’abord ». Ainsi, le tract se conclut par un : « Pousser la forme blocage jusqu’au bout, pour l’éprouver comme hypothèse » !

17 – Le groupe Théorie communiste a envisagé ce point, définissant même une « théorie de l’écart » (cf. son no 20), mais dans une perspective classiste : « Entre la constitution de la classe dans sa contradiction avec le capital et sa nécessaire reproduction dans la reproduction de celui-ci existe un écart qui est l’existence de pratiques dans lesquelles le prolétariat, contre le capital, n’accepte plus son existence comme classe de ce mode de production, sa propre existence, sa propre définition sociale ».

18 – Par exemple, dans les hôpitaux et chez les enseignants, ces actes s’inscrivent dans la défense des missions de service public et la croyance en les vertus de la professionnalité. Ils se situent donc essentiellement dans la résistance à ce qui serait un défaut de fonctionnement d’un État devenu libéral.

19 – Certaines de ces luttes, surtout dans la fonction publique, ont montré le poids fondamental que pouvait représenter un engagement individuel public au sein de collectifs spécifiques, sans attendre que soient réunies les conditions d’une action de masse.

20 – Ulrike Meinhof théorisera cet engagement au profit de la lutte armée dans la conception qu’en a eu la Fraction armée rouge (RAF).

21 – On oublie trop facilement que la résistance à la puissance coloniale anglaise aux Indes ne consista pas uniquement en actes de désobéissance pacifiques de la part de Gandhi et de ses disciples, mais fut accompagnée d’actes de terrorisme.

22 – Le retour à la mode d’un théoricien du droit et de l’État comme Carl Schmitt nous fournit un bon exemple de la prolifération actuelle de situations d’exception (la juridiction de l’Italie des « années de plomb », Guantánamo et les lois contre le terrorisme, gardes à vue abusives sous prétexte sécuritaire).

23 – Cf. l’exemple des fonctionnaires qui démissionnèrent pendant le gouvernement de Vichy. La défaite militaire ne justifiait pas la collaboration active.

24 – Ce vocable vient d’ailleurs d’être repris, au mot près, par le ministère dans le cadre de l’épreuve « civique » réservée aux enseignants stagiaires et qui vient remplacer le stage en situation.

25 – Cf. J.-M. Muller dans sa lettre à l’inspecteur d’académie de la Haute-Garonne suite à la sanction prise contre A. Refalo : « Un fonctionnaire doit être un homme avant d’être un sujet. Et un homme responsable obéit aux exigences de sa conscience plutôt que de se soumettre aux injonctions de l’État (un fonctionnaire ça obéit ou ça démissionne) ». Toutefois c’est pour réinscrire la désobéissance dans une « forme supérieure de civisme » ce qui revient à chercher à tout prix une légitimité… dont on n’est pas très sûr puisque c’est en principe l’État démocratique qui définit le civisme en vigueur. On n’est pas loin de se mordre la queue !

26 – Cf. les différentes positions et polémiques autour des nouvelles THT et à Valognes dont on peut avoir un aperçu sur le site des Liquidateurs du vieux monde.

27 – Pour ne prendre qu’un exemple l’opposition au TGV Lyon-Turin qui détruit l’équilibre écologique du Val Suza a pour conséquence de limiter les possibilités de ferroutage ce qui favorise le transport par poids lourds et la pollution dans la même vallée et on peut très bien imaginer un mouvement de blocage des routes contre la trop grande fréquence de ces VL dans la même région. Il semble d’ailleurs que l’opposition soit beaucoup plus forte côté italien que français et pas seulement à cause d’un rapport de force différent. Comment alors se fait l’arbitrage ? Est-ce que c’est la position politique et non technique qui doit l’emporter ? Même chose pour le nucléaire par rapport au charbon sur l’énergie propre. Ce n’est pas le problème principal qui est que le nucléaire c’est le renforcement de la puissance d’État.

28 – Dernier exemple d’actualité, l’appel pour une manifestation anti-raciste et surtout anti-sarkozyste du 4 septembre 2010. L’appel à cette manifestation essaie de nous faire accroire que les politiques actuelles seraient en contradiction avec les principes de la République, mais de quelle République s’agit-il, quand on sait que la Troisième République, celle de Jules Ferry, s’est construite sur les milliers de morts et de déportés de la Commune, la Quatrième sur une politique colonialiste partagée par tous les partis politiques de droite comme de gauche et une Cinquième République qui en a remis une couche avec Papon qui ordonne les massacres de Charonne et du 17 octobre 1961 ?

29 – Sur ce point, on peut se reporter à l’article de B. Pasobrola dans ce numéro.

30 – Par exemple la qualité « d’intermittent du spectacle » recouvre des conditions de travail et de vie très dissemblables.

31 – Sur les pratiques de l’écart, cf. notre texte bilan sur les grèves d’octobre-novembre 2010, disponible sur le site de la revue Temps critiques  :
URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php ?article280

32 – Cf. ibid. URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article280

33 – Sur cette notion on peut se reporter aux deux articles qui l’abordent dans ce même numéro.

34 – On peut dire, sans faire montre de chauvinisme, que, pour nombre de populations assoiffées de liberté à travers le monde, la révolution française fait sens (et accessoirement ou de manière complémentaire, La Commune de Paris), contrairement à la révolution russe, allemande ou espagnole. On peut certes y voir du « droit-de-l’hommisme », mais peut-être constitue-t-elle pour beaucoup la dernière référence d’une révolution effectivement bourgeoise de par son résultat, mais riche de possibles comme l’envisageait D. Guérin dans son gros ouvrage sur la question (La lutte de classe sous la Première république, éd. Gallimard, 1968).

35 – C’est un point un peu oublié car beaucoup d’entre nous ont été frappés par la progression de l’Islam en Europe et aux USA, progression qui y a pris une forme communautariste. Si on constate la même progression dans les pays de tradition musulmane, c’est beaucoup moins sous une forme communautariste et beaucoup plus sous une forme privée. Ce n’est pas tant les insurrections qui ont pris de cours les « islamistes » que la transformation des rapports sociaux de leurs pays pendant ces trente dernières années.

36 – Cf. Temps critiques nº 13, hiver 2003.

37 – S. Rubak, La classe ouvrière est en expansion permanente, éd. Spartacus, 1972.

38 – Dans un entretien avec une journaliste de L’Humanité, l’ex-maoïste déclarait ceci : « Question : Vous êtes convaincu qu’il faudra à l’avenir faire exister l’hypothèse communiste sur un nouveau mode. Mais vous dites finalement peu de chose de la manière dont cette hypothèse devra se présenter. »
Alain Badiou  : « J’aimerais pouvoir en dire plus. Pour l’instant, je soutiens qu’il faut affirmer sans peur que nous sommes dans le maintien de cette hypothèse. Il faut dire que l’hypothèse de l’émancipation, fondamentalement, reste l’hypothèse communiste. Ce premier point peut trouver des formes d’élaboration. Il faut comprendre ensuite qu’il s’agit là d’une idée au sens fort. Je propose de la travailler comme telle. Ce qui signifie que dans une situation concrète, conflictuelle, nous devons l’utiliser comme critère pour distinguer ce qui est homogène avec cette hypothèse égalitaire et ce qui ne l’est pas. » L’Humanité du 6 novembre 2007.

39 – Sur cette question, cf. Bernard Pasobrola, « Remarques sur le procès d’objectivation marchand », Temps critiques nº 15, hiver 2010. Disponible sur le site de la revue : URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article209

40 – C’est en partie à cause de la polysémie du mot, en partie parce que le mot se réfère à un schéma légué par la Tradition progressiste, qu’il est renvoyé à sa matrice historique : la révolution bourgeoise, alors qu’il a été abusivement étendu à l’insurrectionnisme, prolétarien ou autre (libération nationale, grèves étudiantes, renversement d’un rapport de forces entre factions rivales au sein de l’État comme dans la « révolution Orange » ukrainienne, etc.) L’ambiguïté est beaucoup moins gênante lorsqu’on parle de révolution dans un contexte qui n’est pas purement social (révolution verte, révolution technologique, scientifique ou industrielle, agricole, sexuelle, copernicienne, etc.) car on perçoit alors la métaphore.

41 – Même si nous sommes souvent classés parmi les « communisateurs », nous avons très tôt dit pourquoi cette appellation ne nous convenait pas : oubli de la question de l’État, aucune critique sur le contenu à communiser. C’est ce dernier point que nous précisons ici.