Temps critiques #16

Derrière la crise financière, l’unification problématique du capital

, par Jacques Wajnsztejn

Le discours du capital sur l’économie

Ce n’est pas parce que le discours que la société capitaliste porte sur elle-même tend à faire accroire que l’économie domine tout et le domine comme une fatalité (« Il n’y a pas d’alternative » disait déjà Margaret Thatcher), que nous devons lui faire confiance et tout appréhender à partir d’une vision économiciste. C’est pourtant ce qui s’impose dans les médias avec un discours asséné aussi bien par des journalistes que par des hommes politiques ou encore des économistes. Cette situation, nous l’avons déjà connue au milieu des années 1970 quand la « crise pétrolière » et le déclin des chiffres de la croissance sont venus brutalement interrompre la réflexion autour des finalités de la croissance, initiée d’un côté par le Club de Rome (la « croissance zéro ») du côté des pouvoirs en place, et de l’autre par la critique du travail et la critique écologiste. Tout d’un coup, tout est rentré dans l’ordre. Aujourd’hui, même si c’est peut-être provisoire, l’ordre règne parce qu’il n’a pas eu à s’opposer à un désordre autre que celui qu’il a produit lui-même. Les pouvoirs en place peuvent donc se poser des questions sans analyse critique du pourquoi des questions, sans en faire ressortir les paradoxes ou contradictions.

La dette publique est au banc des accusés, disent-ils, mais qui l’a creusée ? Pouvons-nous demander.

Il faudrait travailler plus – mais qui supprime du travail ? – pour gagner plus, mais qui fait que les revenus du travail augmentent moins que ceux du capital ?

Il faut restaurer la compétitivité, mais comment est-ce possible si c’est le but de chaque agent économique et pour chaque pays ?

Ces questions ne forment pas un questionnement d’ensemble. Elles ne sont pas ouvertes et leur mise sur la place publique correspond avant tout à un combat idéologique pour imposer un discours qui débouche sur des réponses indiscutables au sens strict. Après cela, le reste ne sera que recherche de justifications plus ou moins éthiques pour faire passer la pilule : la dette publique engage les futures générations et donc les inégalités, il faut donc abaisser coûte que coûte la dette ; la dette privée progresse, donc il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens ; le chômage et l’assistance progressent, il faut donc restaurer la valeur du travail ; le marché libre est imparfait, mais c’est quand même ce qui se fait de mieux pour assurer la satisfaction des besoins dans le respect de la liberté de chacun, l’État doit donc se faire discret et doit se concentrer sur ses fonctions régaliennes, etc.

Rappel de notre cadre d’analyse de la globalisation1

Braudel, dans son analyse historique du capitalisme, distinguait trois niveaux : au sommet un capitalisme fonctionnant comme sphère où dominent la puissance et le droit du plus fort ; en dessous, une économie de marché caractérisée par le fonctionnement des règles du marché comme la loi de l’offre et de la demande et le respect des contrats entre contractants supposés égaux ; et encore en dessous une troisième zone qui ne relève pas vraiment de l’économie mais plutôt de l’auto-subsistance. Ces trois niveaux étaient à l’époque étroitement cloisonnés.

On peut voir, sans grand effort, qu’on l’on se trouve à nouveau dans ce schéma2. Le supercapitalisme du sommet (certains, comme J. Attali, parleront d’« hypercapitalisme », d’autres de « métacapitalisme » comme P. Dockès du Cercle des économistes), comprend les grandes institutions financières, les organisations internationales, les directions des grandes firmes multinationales (FMN), les États redéployés en réseaux sur un plan international. Ce niveau, que nous appellerons le niveau 1, échappe pratiquement aux lois du marché car il décide des règles et de leur respect. Sa structure en réseau lui tisse une toile lui permettant de contourner les obstacles, bref d’exercer son contrôle pour affirmer sa puissance. Un exemple simple : les FMN échappent aux lois basiques du marché non seulement parce que ce sont elles qui organisent les positions oligopolistiques ou monopolistiques, mais aussi parce que leur organisation en filiales et sous-traitants les amènent à ne jamais rien payer au prix du marché.

En dessous de ce capitalisme du sommet, on trouve le niveau 2 constitué par le tissu industriel traditionnel des petites ou moyennes entreprises3. C’est celui qui subit de plein fouet les effets de la mondialisation et aussi ceux de la transformation du procès de production avec une substitution capital/travail qui rend le travail de plus en plus inessentiel, la compétitivité des entreprises ne dépendant quasiment plus que de l’augmentation de la productivité.

Le niveau 3 est, pour sa part, composé des secteurs de l’économie informelle, solidaire, illégale ou même criminelle, et de certains secteurs restés en marge parce que trop peu productifs comme l’agriculture traditionnelle et l’artisanat, ou trop nouveaux pour être déjà pleinement opérationnels comme la production de denrées biologiques.

Mais, contrairement à l’époque de Braudel, ces secteurs sont aujourd’hui très interpénétrés et les transvasements courants. Ainsi, le blanchiment d’argent du niveau 3 ne pose pas de problème particulier au capital, que ce soit pour alimenter le niveau 2 (construction et travaux publics : on connaît les liens entre une partie de l’industrie allemande et la Camorra napolitaine) ou le niveau 1, via les paradis fiscaux. Les entreprises du niveau 2 et particulièrement les ETI (cf. note 3) sont de moins en moins indépendantes (cinq mille sur quarante mille en France) car la financiarisation croissante a accéléré la concentration. Le groupe est devenu la structure dominante de l’économie à cause à la fois de l’effet de taille nécessité par la mondialisation et surtout l’optimisation fiscale permise par les États. La création de filiales tout au long du processus de sous-traitance permet d’obtenir des crédits d’impôt et même des crédits-recherche.

Par ailleurs, une partie de la production biologique artisanale du niveau 3 a aussi vocation à intégrer le niveau 2 vu la demande forte de produits plus abondants et moins chers en provenance de la grande distribution, de la même façon qu’à un niveau plus large, les groupes de pression écologistes et autres ONG deviennent même des interlocuteurs du niveau 1 au sein des nouvelles lignes d’organisation réticulaire4.

Les transformations du capital…

Financiarisation et fictivisation5]

Le capital fictif, sous forme de capital porteur d’intérêt et sous forme de crédit, est très ancien puisqu’on trouve les premières lettres de change à Sumer. On peut même dire que la monnaie-crédit nécessaire au commerce international sous formes d’avances, de capital et d’assurances a existé avant que la monnaie métallique ne se développe dans les échanges locaux. Le capital fictif accompagne donc la croissance du capital dès ses débuts parce qu’il introduit le facteur temps dans l’échange. C’est d’ailleurs pour cela qu’il va être condamné, par les Églises d’abord puisque le temps n’appartient qu’à Dieu ou à son représentant sur terre, par les économistes classiques et néo-classiques ensuite parce que le temps introduit de l’incertitude et surtout du déséquilibre, ce qui est prohibitif pour des théoriciens de l’équilibre automatique du marché. C’est pour cela que le capital fictif, quand il n’est pas purement et simplement ignoré par les économistes, n’apparaît le plus souvent que comme une excroissance du capital ou alors comme une variable extérieure.

À l’époque moderne, la première grande vague de fictivisation peut être datée des années 1930 avec les politiques de dépenses publiques du New Deal, mais aussi celles des fascistes et des nazis (grands travaux d’infrastructure et armement). Mais ce n’est encore rien par rapport à l’importance que cette fictivisation va prendre pendant la période des Trente glorieuses. Avec l’avènement de ce qui a été appelé la « société de consommation », le capital fictif n’est plus conjoncturel, mais devient structurel. La croissance est basée sur des anticipations de pouvoir d’achat croissant et d’investissements (la « demande globale » de Keynes) en augmentation constante. Le mouvement repose sur l’abondance de liquidités dans le monde, des taux d’intérêts bas et l’augmentation des salaires nominaux. Ce « montage » semble supprimer la possibilité de crises cycliques.

En effet, il remet toujours à plus tard la crise de surproduction censée venir sanctionner un « système » qui n’assure pas ou mal la redistribution des richesses produites. D’autre part, il est quasi indolore pour le capital puisque l’inflation rampante qui le caractérise rogne une part de l’augmentation nominale des salaires. Tout au plus suffit-il de maintenir un bon rapport entre les trois variables que sont la productivité, la croissance et l’emploi pour que l’ensemble fonctionne. En effet, pour que l’emploi soit croissant, donc la masse salariale et la consommation qui offre des débouchés à la production aussi, il faut que la croissance du PIB soit supérieure à l’accroissement de la productivité du travail. Et le phénomène peut même être amplifié si le salaire réel croît en proportion de l’augmentation de productivité, ce qui sera globalement le cas pendant ces trente années.

Cette relation est aujourd’hui fortement informée par le processus de substitution capital/travail, quel que soit le rythme de croissance, parce que les investissements sont surtout des investissements de productivité plus que de capacité et des investissements d’innovation plus que de remplacement. Ces deux faits s’additionnent pour produire une croissance faible en création nette d’emplois. D’autre part, ce qui est privilégié dans un monde très concurrentiel dont le jeu est très souvent à somme nulle (ce que nous appelons une « reproduction rétrécie6 »), ce n’est pas l’augmentation de la production (puisqu’on ne saura pas forcément l’écouler sur des marchés largement saturés) et donc de la croissance du PIB, mais l’amélioration de la compétitivité qui ouvre la voie aux gains de parts de marché. Si ce fonctionnement peut être amorti en période de croissance, on voit les dégâts qu’il peut produire en cas de récession puisque tout redémarrage se fera, à court terme, par perte de la « mauvaise graisse » et donc des licenciements7.

À partir de la fin des années 1970, tous les signaux s’inversent : la lutte contre l’inflation fait augmenter les taux d’intérêt, baisser les salaires réels et augmenter les licenciements. La croissance ralentit, mais pas la productivité du travail qui repart à la hausse après une baisse due aux luttes anti-travail des ouvriers spécialisés (OS) à la chaîne (turn over, absentéisme massif, grèves-bouchons, etc.). En effet, la restructuration s’organise sur une base plus automatisée qui supprime les tâches les plus dures et ingrates et cherche de nouveaux gains de productivité non pas dans l’exploitation tayloriste de la force de travail, mais dans l’enrichissement du travail, le travail en équipes plus ou moins autonomes travaillant sur des séries de production plus courtes. Car c’est une seconde phase de la société de consommation qui s’initie alors et qui demande de produire en petites séries des marchandises plus personnalisées et moins standardisées. La productivité repart donc de plus belle, mais conduit à une diminution très importante de l’emploi industriel dans les pays-centres, compensée un temps par l’augmentation de l’emploi dans les services.

Toutefois, cette inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation ne signifie pas sa fin en termes quantitatifs d’emplois, mais la fin de la centralité du travail.

À la fin des années 1970, la lutte contre l’inflation correspond à une tentative de limiter la fictivisation en réduisant la masse monétaire. Il s’agit aussi de faire pression sur les emprunteurs afin qu’ils se désendettent. Les entreprises doivent assainir leurs comptes puisque les taux d’intérêt réels augmentent. La priorité est donc de rétablir les profits par l’adoption d’une politique de l’offre8 prônant l’austérité salariale.

La lutte contre l’inflation fonctionne comme une piqûre de rappel pour le rétablissement d’une priorité du profit par rapport à des politiques industrielles de puissance pour la puissance de la part de véritables monstres industriels. Le cas de General Motors est emblématique de cette situation : chiffre d’affaires énorme mais taux de profit faible. La priorité est donc de « dégraisser » comme Chrysler, le plus mal en point, sera le premier à le faire. Restructuration faite, il sera alors temps de repartir de l’avant, mais en empruntant cette fois sur des marchés financiers devenus moins onéreux que le marché d’intermédiation bancaire.

Très vite, l’absence de stabilisation d’un nouveau modèle de croissance pouvant succéder au mode de régulation fordiste9 conduit à une fuite en avant vers la fictivisation parce que le crédit n’est plus chargé d’accompagner la croissance ou de l’anticiper, mais de la remplacer.

De l’inessentialisation de la force de travail à l’utopie de s’en passer pour réaliser le passage direct A-A’ sans passer par la production (modèle A-M-A’ de reproduction élargie), il n’y a qu’un pas. L’accroissement du capital fictif est le signe de l’auto-présupposition du capital10. La fusion des fonctions de l’argent (échange, épargne, investissement) est en marche ainsi que la poursuite de sa dématérialisation. Les monnaies peuvent flotter et le dollar affirmer sa puissance en tant que matérialisation d’une forme de capital fictif qui s’auto-valorise par captage de la richesse de ceux qui détiennent, de par le monde, des dollars.

Le dollar est un exemple de valeur fictive dont la base est pourtant bien réelle : il ne repose pas uniquement comme les autres monnaies sur un certain rapport à l’économie du pays puisqu’il fonctionne aussi comme monnaie internationale. Cette monnaie n’est plus adossée à une parité-or comme dans le système de Bretton-Woods (1945-1971), mais principalement sur la confiance en la puissance américaine.

Cette croissance du capital fictif est adéquate à la virtualisation et à l’artificialisation du monde contemporain.

…dans le cadre d’une économie d’endettement

Rapide historique

L’endettement public commence avec les politiques anti-inflationnistes et de l’offre menées à la fin des années 1980 aux États-Unis. Les politiques de relance par la demande n’étant plus jugées possibles du fait de la « contrainte extérieure11 », des politiques dites de l’offre, c’est-à-dire visant à restaurer en priorité le désendettement et la profitabilité des entreprises vont conduire aux dégraissages d’effectifs, à la hausse du chômage donc aux baisses de recettes fiscales et à la hausse des dépenses sociales (traitement social du chômage). Une baisse des recettes renforcée par l’application des thèses de Laffer selon lesquelles « trop d’impôt tue l’impôt », c’est-à-dire qu’à partir d’un certain niveau d’imposition les individus ne veulent plus travailler davantage ou mieux car ce surcroît d’effort se ferait gratuitement au profit de l’État. Tout un panel d’avantages fiscaux vont être mis en place pour exonérer les personnes aisées et non pas seulement « les riches », favoriser les épargnants en créant des niches fiscales12. Mais, revers de la médaille, ces politiques contribuent à faire baisser les recettes de l’État (baisse des impôts des riches et baisse des salaires donc des impôts de l’ensemble des salariés) tout en étant incapables de vraiment faire baisser les dépenses. Le déficit budgétaire s’accroît ainsi que la nécessité de le financer or tous les pays ne bénéficient pas du privilège étasunien de faire financer sa dette par les autres.

Parallèlement l’endettement privé progresse à cause d’une hausse des taux d’intérêt réels et une croissance lente qui renchérit l’investissement des entreprises et la consommation des ménages en cas de recours au crédit. Or celui-ci devient nécessaire pour compenser une croissance lente de l’activité quand les profits retrouvés servent d’abord au désendettement et que l’auto-financement est insuffisant.

L’endettement continue donc sa progression aussi bien du côté public que du côté privé et ce dans la plupart des pays qui subissent à peu près les mêmes conditions. Mais le traitement du problème n’est pas identique.

Dès cette époque, se révèle la tendance que l’on retrouve aujourd’hui d’une opposition entre la capacité des États-Unis à mener des politiques contra-cycliques en période de récession – en l’occurrence une politique souple et accommodante répondant à des besoins à court terme – et l’incapacité des pays européens à faire de même du fait de l’absence d’une politique européenne commune, alors que les économies de ces pays sont de plus en plus interdépendantes. C’est en effet la politique de monnaie forte et d’accrochage au Deutsch Mark qui a triomphé, puis celle d’une monnaie commune forte, l’euro, qui est une sorte de Deutsch Mark aux couleurs de l’Europe. Mais cette politique s’impose sur les bases hypothétiques d’une reprise de la croissance sur le rythme des Trente glorieuses. Ainsi, les critères de convergence de Maastricht ont été élaborés dix ans plus tard, avec une prévision de croissance de 5% l’an permettant de couvrir facilement un déficit de 3% et limitant la dette au-dessous de 60% du PIB. Mais dès les années 1980, la tendance s’inverse, le rythme de croissance ralentit ou devient négatif.

Les États européens ont répondu à cela en abandonnant toute politique de déficit budgétaire pourtant nécessaire pour des stabilisations conjoncturelles. La politique budgétaire restrictive adoptée devient alors pro-cyclique puisque la récession est combattue par une austérité qui la renforce dans un premier temps au moins et freine ou retarde ainsi une reprise de la croissance13.

Toutefois, ces politiques d’austérité ne firent pas vraiment baisser l’endettement car la réduction délibérée des déficits publics fut entièrement compensée par l’effet de la dégradation conjoncturelle et la hausse des taux d’intérêt. C’est encore aujourd’hui ce que nous promettent Merkel et Sarkozy ainsi que la BCE.

Avec ces politiques, c’est aussi la revanche des rentiers qui s’affirme. Une revanche qui s’étend à de nouvelles catégories, non seulement celles qui participent au capitalisme actionnarial, mais aussi aux retraités toujours plus aisés14 et nombreux à cause du vieillissement démographique, lesquels jouent un rôle actif dans cette résurgence à travers leurs fonds de pension. Keynes avait pensé que le bon côté de la crise de 1930, c’était au moins l’euthanasie des rentiers. La généralisation du salariat et l’inflation de longue durée semblaient lui donner raison, mais si l’ancien type de rentier ne vivant que de ses rentes a effectivement à peu près disparu, le nouveau rentier qui cumule revenu du travail (y compris sous la forme retraite) et revenu du capital est en expansion continue à travers la démocratisation financière que représentent les nouveaux produits financiers. L’ouverture du capital des entreprises et leur entrée massive en Bourse, les actions de placement ou de participation, les Sicav, les fonds de pension, les stocks options changent la donne.

La transformation des dettes en produits financiers

Les banques vont inventer la titrisation des dettes qui consiste à regrouper divers types de dettes avec des risques différenciés à partir desquelles est établi un rendement global attendu de ce qui devient un nouveau produit financier de type obligataire. Ce titre peut être vendu ou échangé sur le marché contre n’importe quel autre titre15. Les « produits dérivés » vont suivre qui servent à garantir le parieur contre des montées ou chutes inopinées des cours. Ces produits vont exploser à la mesure d’un niveau de spéculation en hausse.

Jusqu’à l’invention de ce procédé, on considérait que les actifs des banques et principalement l’enveloppe de crédit étaient illiquides parce que ces crédits étaient l’objet d’un contrat clair entre prêteur et emprunteurs au terme d’informations privées dont la banque était propriétaire (c’était la base du « secret bancaire »). Ils ne pouvaient donc être vendus sur un marché public. La titrisation a levé cet obstacle puisque tout à coup ces crédits pouvaient être traités sur le marché. La banque n’a plus désormais à détenir et donc à financer les crédits qu’elle a accordés ; elle peut les revendre et donc faire supporter à d’autres, tels les fonds de placement, moyennant commission, les risques de crédit. Cela a conduit à une baisse de sélectivité des crédits accordés puisqu’ils devenaient tous risqués et à augmenter la masse des crédits puisque les banques n’étaient plus autant tenues par la question d’une proportionnalité des fonds propres par rapport aux crédits accordés16. Néanmoins et pour ne pas céder à la facilité actuelle de trouver des boucs émissaires et de crier au loup, la recherche de liquidité dans un contexte d’incertitude est un comportement « normal » du point de vue de chaque agent économique pris isolément (au niveau micro-économique donc). Il calme la crainte de chacun que le comportement imprévisible des autres ait des conséquences néfastes sur lui. Mais dès que cette réaction individuelle se transforme en action collective, la panique se propage avec comme conséquence une pénurie de liquidités, c’est-à-dire qu’il se produit, de façon tout à fait rationnelle, le contraire de ce qui était escompté par les agents économiques. C’est ce genre de situation qui rend pessimiste sur la capacité des marchés financiers à orienter, par eux-mêmes, les placements dans une perspective d’innovation à court terme et aussi d’investissement à plus long terme. Ce n’est pas automatique. Il faut bien qu’il y ait des agents économiques qui prennent cette décision et si ce ne sont pas des agents privés il faut alors que ce soit des agents publics. À défaut, le système de crédit doit être socialisé. C’est ce que le gouvernement gaulliste de 1945 a essayé de réaliser avec la nationalisation de la Banque de France et des quatre grandes banques de dépôt.

L’État procède de même avec la dette publique en souscrivant des emprunts auprès du public comme le fit la France avec le gouvernement de R. Barre en 1976 puis de façon plus générale en émettant des bons du Trésor. Les banques centrales ont entre elles des accords de swap, c’est-à-dire des mécanismes d’assurance croisée contre le risque et elles gèrent de façon opaque les types de produits qu’elles émettent parce que personne ne leur demande jamais de comptes. Tout repose sur la confiance et l’idée de souveraineté. Or la signature des États est en principe infaillible et leurs besoins de financement inépuisables. Celle des grandes FMN ne vaut guère moins.

Les banques d’un côté, les actionnaires des fonds de pension de l’autre vont profiter au maximum de cette fringale de financement, mais comme leur propre argent n’est pas inépuisable, à un certain moment elles vont s’adresser sur le marché financier à des fonds qui possèdent des liquidités encore sans emploi. Or certains de ces fonds ne sont que des fonds spéculatifs (hedge fonds) qui augmentent sensiblement le coût final du crédit.

Au bout du processus, la prise de risque de certaines banques, celles qui sont le plus engagées dans la transaction des produits dérivés, en arrive à être complètement pilotée par cette activité à teneur spéculative et non plus par le métier classique de la banque17. Cela a bien sûr été facilité par la fin de la spécialisation des banques et des institutions financières. Fin de la séparation entre banques de dépôt et banques d’affaires (mise en place dès 1966 en France et renforcée et effective en 1982) avec, par exemple, un Crédit Lyonnais très engagé dans les placements à risque dans les pays émergents, fusions-acquisitions comme Paribas rachetée par la BNP ; fin de la séparation entre activités d’assurance et activité de banque avec les grands travaux d’AXA ; possibilité donnée finalement à toute grande entreprise de faire de la banque et plus particulièrement du crédit (Auchan et Carrefour18, mais aussi Peugeot et Renault).

La financiarisation et la transformation du procès de production et des rapports salariaux

1 – Procès de production et mouvement de financiarisation

La vulgate la plus courante sur la question, à la suite des travaux de Robert Reich, conseiller de Clinton, est que l’entreprise-réseau qui suppose ouverture au marché financier19, horizontalité, déterritorialisation, sous-traitance généralisée et nouvelle division internationale du travail dans la mondialisation avec des entreprises-mères sans usines20 aux mains des « manipulateurs de symboles » et des « créateurs de concepts » a remplacé le vieux modèle de l’entreprise géante, concentrée, territorialisée (l’entreprise-ville) fonctionnant sur le modèle vertical hiérarchisé et bureaucratique du fordisme aux mains d’un manager et des bureaux d’études d’ingénieurs.

Bien sûr, la vision de Reich n’est pas inventée de toutes pièces. Elle repose sur l’idée que l’économie de la connaissance va prendre de plus en plus d’importance et qu’au sein de cette économie, les actifs immatériels sont eux-mêmes prédominants. Parmi ces actifs immatériels, on doit distinguer les actifs identifiés, c’est-à-dire, par exemple, les brevets qui ont une valeur marchande estimée et les actifs non identifiés (le goodwill) qui correspondent à ce qui est inestimable : le savoir-faire, la marque, le symbolique. Naomi Klein a détaillé tous ces aspects dans No Logo où elle cherche à montrer que Microsoft, Coca Cola, Mac Donald et Nike dominent le marché par des symboles à portée politique. Ces actifs non identifiés ne sont pas seulement promus par des campagnes de publicité, mais aussi par la finance qui a un poids dans la formation de l’opinion publique parce qu’elle est capable de fournir des évaluations.

Cela dit, il y a quand même d’autres tendances qui persistent parce qu’elles constituent une sorte de toile de fond du développement capitaliste et signalent la persistance d’une tendance à la concentration et à la centralisation dans les grandes agglomérations, dans les pays riches ou émergents à forte capacité d’innovation technologique ou de marché (Chine, Inde, Brésil).

Ainsi, alors que nous n’entendons parler que de délocalisations et d’externalisation (qu’il ne s’agit pas de nier) suivant une stratégie dite « d’optimisation de la chaîne de valeur » requérant une quête de rentabilité par activité, nous assistons aussi à des mouvements de relocalisation, y compris dans un secteur peu favorable comme le textile21. Le coût de la main d’œuvre n’explique donc pas tous les choix de localisation, d’autant que ce coût a tendance à croître dans les pays pauvres à la mesure de leur émergence22. La qualité et l’innovation jouent aussi leur rôle pour un maintien sur le lieu d’origine23.

L’industrie financière elle-même, dans la mesure où elle a des coûts fixes élevés, se trouve poussée à la concentration afin de réaliser des économies d’échelle. Ainsi, la création d’Euronext, bourse paneuropéenne (réunissant les places d’Amsterdam, Bruxelles, Paris et Lisbonne) s’explique par le fait que toutes ces places font de la gestion dans le monde entier. Il y a donc nécessité non seulement de centraliser les lieux, mais aussi de centraliser la ressource humaine dans les grandes Bourses que sont Wall-Street et La City bien sûr qui en drainent la majorité, mais aussi, à un degré moindre : Tokyo, Luxembourg, Paris, Zürich, Hong-Kong.

La concentration/centralisation n’empêche d’ailleurs pas la constitution de villes globales (New-York, Londres, Hong-Kong) développant une sorte de « réseau-archipel24 ».

Il n’y a pas de formes privilégiées, mais des combinatoires25.

Dans tous les cas, la dynamique de l’information a, pour le moment, permis au capitalisme d’échapper à la thrombose de la suraccumulation en se débarrassant du problème du désajustement entre ce que Marx appelait le secteur 1 et le secteur 2 de la production, dit autrement entre le secteur des biens de production qui devait être toujours plus croissant et celui des biens de consommation ; un désajustement qui devait provoquer des crises de reproduction et qui ont fait l’objet de schémas mathématiques jamais vérifiés et en partie invalidés par Rosa Luxemburg dans son livre L’accumulation du capital. L’ère de la consommation de masse avait déjà porté un coup à cette théorie, l’industrie de l’information qui produit des moyens de production qui sont aussi des objets de consommation en porte un deuxième.

Les OPA ont constitué la forme principale de concentration concurrentielle des années de restructuration (1980-1990) et ont accompagné la financiarisation du capital. Elles sont passées de mode face à la nouvelle stratégie industrielle de recentrage sur les cœurs de métier et la « vente par appartements » des branches les moins profitables (biscuits LU et brasseries pour BSN). Mais cette stratégie industrielle liée à la concurrence dans la mondialisation a débouché sur une stratégie financière (et non l’inverse !), puisqu’elle a eu pour conséquence de réduire le capital investi et donc de permettre l’augmentation des dividendes versés.

L’ancienne stratégie présentait aussi l’inconvénient d’accroître l’accumulation et l’immobilisation d’une grosse masse de capital alors que la financiarisation pousse à la liquidité des actifs. Les OPA ont progressivement laissé la place à une variante, l’OPE (offre publique d’échange) par laquelle deux entreprises prennent des participations croisées sur le modèle de l’accord Renault-Nissan. Ces fusions-acquisitions se situent à un niveau tant national que transnational et constituent aujourd’hui la forme dominante de concentration dite par « croissance externe ».

2 – L’entreprise ne se définit plus principalement comme un lieu de production

L’entreprise est considérée comme un actif financier (modèle de l’entreprise share holder) à la Bourse d’où sa réorganisation qui prend la forme du holding, c’est-à-dire d’une structure financière qui vient coiffer la structure proprement productive et qui est la seule à être cotée en Bourse26. Cette organisation permet aussi de bien séparer l’activité des différentes filiales. Il devient alors possible de céder le contrôle d’une filiale ou de le partager avec d’autres sans bouleverser la marche du groupe. À l’inverse, prendre le contrôle de nouvelles sociétés ou de filiales d’autres entreprises-mères devient très facile. C’est comme un mécano ou un jeu de construction.

Cette financiarisation des entreprises passe forcément par la forme « société par actions », mais elle peut elle-même revêtir des aspects différents : du capital concentré chez Dassault ou BSN à un capital très dispersé (3 millions d’actionnaires) chez Elf-Sanofi. L’une des fonctions de la Bourse est aussi d’accroître le nombre d’actionnaires, ce qui facilite la prise de contrôle par quelques actionnaires principaux (les investisseurs institutionnels dits « zinzins »).

Dans cette structuration financière des entreprises, ces dernières ne sont plus essentiellement perçues comme le lieu de l’interdépendance et de la confrontation entre capital et travail (modèle de l’entreprise stake holder).

À cette financiarisation correspond aussi aujourd’hui une forme nouvelle d’internationalisation (la « mondialisation ») à l’époque de la globalisation. Elle vient s’ajouter aux deux formes anciennes d’internationalisation. La première, chronologiquement, concernait des mouvements de capitaux qui ont pour finalité des mouvements de marchandises (par exemple capitaux du Nord contre produits du Sud) ; la seconde voyait les capitaux se substituer aux marchandises (une firme installe une filiale à l’étranger sur un marché prometteur). La tendance dominante aujourd’hui est celle où les marchandises se substituent aux capitaux. Un donneur d’ordre fait fabriquer pour son compte dans un autre pays un produit qu’il revendra sous sa marque ou qu’il intégrera à son propre produit. Par rapport aux théories classiques de l’échange (avantages comparatifs « naturels » et dotation toute aussi « naturelle » en facteurs de production), les nouvelles spécialisations dépendent plutôt d’un avantage concurrentiel construit au fil de l’histoire avec des savoir-faire particuliers comme ceux que la France et l’Italie possèdent dans les domaines du vêtement, de la chaussure, la mode, l’industrie du luxe, les transports aériens et ferroviaires, l’Allemagne dans la machine-outil et la chimie-pharmacie, etc. Elles consistent donc à concevoir, produire et commercialiser des marchandises qui reposent sur un tissu productif élargi au monde entier en cherchant à dégager une chaîne de valeur, c’est-à-dire une valorisation tout au long du processus. Mais si la globalisation tend vers l’unification des formes, il n’en reste pas moins que chaque pays part de son organisation historique : le capitalisme de marché anglo-saxon, la banque-industrie allemande, le réseau des grandes familles italiennes, un capitalisme de cœur financier à la française ou à la japonaise.

Pour la France, les réseaux vont se tisser à partir des « zinzins » qui sont le produit de la privatisation de la finance française à partir de 1993-94. Une logique du donnant-donnant plus que des motivations économiques va engendrer un nouveau réseau d’alliances croisées : entre BNP et UAP, SG et Alsthom, SG et Rh. Poulenc, St Gobain et Suez, St Gobain et la BNP, UAP et Suez, Paribas et les AGF, puis Paribas et BNP, etc. De ces alliances ne ressort pas un véritable leadership, mais plutôt des coteries obligées de composer entre elles, sans trop de mal d’ailleurs puisque la plupart de ses dirigeants sortent des grands corps de la fonction publique et ne sont nullement des capitaines d’industrie. C’est une tendance oligarchique très ancrée dans le capitalisme français.

3 – La synergie entre marchés financiers et nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC)27]

La finance d’intermédiation bancaire n’était pas adaptée au financement de secteurs de pointe et cela pour plusieurs raisons :

– même si la nouvelle économie n’est pas immatérielle parce qu’elle suppose des investissements en biens durables (équipements réseaux sur Internet, téléphones mobiles et réseaux correspondants, ordinateurs et périphériques, microprocesseurs et mémoires), il y prédomine un capital dont la valeur ne fait pas l’objet d’une estimation certaine et il n’est pas facile d’évaluer les futurs investissements à réaliser et les profits à en tirer. Certes, certains actifs considérés comme immatériels par la Comptabilité nationale sont en fait de nature quasi physique tels les logiciels, brevets et licences, mais d’autres comme le savoir-faire, la marque, la réputation, le carnet d’adresses et les relations ne constituent pas des garanties tangibles28. Le rendement des investissements dits immatériels est donc aléatoire. Par ailleurs, si l’investissement matériel apparaît clairement en comptabilité sous la forme de la formation brute de capital fixe (FBCF), les investissements immatériels apparaissent encore comme une charge et non comme un investissement. Ainsi, la publicité essentielle pour la valorisation d’une marque est-elle considérée comme un poste de dépense et non d’investissement.

De la même façon, les marxistes orthodoxes considéreront nombre de ces investissements immatériels comme des faux frais nécessaires à la réalisation de la valeur et non pas, comme nous le pensons, une étape du procès de valorisation.

– basé sur l’intermédiation traditionnelle, le marché bancaire ne proposait pas de nouveaux produits à même d’assurer les risques de ce financement, à l’inverse d’un marché financier capable de mobiliser des fonds très importants et de proposer des produits financiers appropriés et directs de « capital-risque29 » et une Bourse des nouvelles valeurs (le Nasdaq pour les valeurs américaines) chargée d’évaluer les start-up (les « jeunes pousses ») qui vont fleurir à la fin des années 1980-1990. Il y a aussi un décalage temporel entre des entreprises qui doivent lever de l’argent tous les deux ou trois ans pour leurs investissements et des innovations qui, par exemple dans le secteur pharmaceutique ou médical, demandent dix ans de recherche et des années de protection par les brevets avant d’être rentables.

– les entreprises de ce secteur sont en général nouvelles et de taille modeste ou moyenne, alors que la finance bancaire d’intermédiation se caractérisait par une grande prudence et une étude de dossiers permettant de prévoir les possibilités de réussite de l’entreprise. Le risque bancaire est réduit au maximum. Or, en dehors d’un investissement en capital matériel de départ qui n’est pas forcément très important mais qui s’accompagne d’un coût important en investissement en recherche-développement, beaucoup d’entreprises petites ou moyennes de ce secteur des nouvelles technologies comprennent un capital immatériel en forte croissance sans que sa valeur soit mesurable à l’avance. Il y a donc un risque supplémentaire à investir dans ses secteurs. Cela tient plus du pari que de la projection raisonnée puisqu’au départ les investissements ne sont pas rentables, mais qu’à terme les profits peuvent être énormes vu que les coûts marginaux (c’est-à-dire les coûts pour une unité supplémentaire de produits) tendent vers zéro. On a un exemple typique, en France de cette difficulté à estimer une valeur immatérielle, le goodwill disent les anglo-saxons, avec les rachats d’Orange par France Télécom et d’Universal par Vivendi sur des bases surestimées. De la même façon, Facebook va être introduit en Bourse avec une forte levée de fonds sans que personne ne sache ce que sera la valeur de sa capitalisation dans quelques années.

Comme nous l’avons dit précédemment, l’horizon temporel n’est donc pas le même pour l’entrepreneur et l’investisseur, ce que de nombreux contempteurs de la finance ne voient pas et, pour n’en citer qu’un relativement à la mode, Paul Jorion et son « capitalisme à l’agonie30 ». Cet ouvrage traite de la façon dont la finance transforme le capitalisme ou de ses dérives, et non de son articulation avec le reste des activités, ce qui peut faire oublier les raisons objectives de la relation privilégiée entre économie du savoir et nouvelles formes de la finance.

En fait, ce qui est reproché à la finance, au meilleur des cas, ce serait d’avoir abandonné un rôle qui a toujours été le sien, celui d’accompagner le développement de nouvelles activités qui autrement ne verraient pas le jour. Elle serait devenue elle-même l’Activité avec un « A » majuscule et la principale pourvoyeuse de profits (40% de la part totale aux États-Unis juste avant 200831).

– une autre difficulté pour le financement réside dans le fait que dans ces secteurs, la recherche-développement (R-D) relève du domaine public alors que les applications sont privées et tiennent à le rester comme le montre suffisamment la bataille sur les médicaments génériques. Ces rentes d’innovation reposent sur une complémentarité entre nouvelles technologies et finance qui permet à des firmes déficitaires d’être cotées en Bourse sur la base de leur fort capital intangible. Sans ces droits de propriété, les grands oligopoles qui dominent les marchés n’investiraient pas dans de nouveaux secteurs à forte dépense en R-D (pharmacie, bio-technologies, semi-conducteurs, ordinateurs, aérospatiale).

Aux États-Unis, les fonds de pension ont été de gros investisseurs en capital-risque32. En France, ce sont surtout les fonds privés (private equity funds) qui ont joué ce rôle en finançant des entreprises dans les NTIC qui restaient fortement déficitaires alors que leur cotation boursière s’envolait à cause de leurs supposées potentialités (Yahoo et Google en sont des fleurons). Ce cas de figure peut être étendu à toutes les nouvelles technologies. Exemple particulièrement marquant, la banque Lehman Brother, une pure banque d’affaires particulièrement responsable de l’extension de produits dérivés toxiques était aussi la principale source de financement du numéro 1 mondial de la production d’éoliennes Vestas. Depuis la faillite de la banque, le groupe danois va licencier 2350 personnes dans le monde. D’une manière générale, depuis 2008, les banques et les États ont baissé leurs subventions aux énergies renouvelables alors qu’il faudrait, du point de vue capitaliste du « développement durable », les augmenter dans l’optique de l’épuisement des ressources en pétrole et la remise en cause de l’énergie nucléaire.

On peut parler d’une véritable convergence situationnelle et temporelle entre le développement du marché financier et le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cette convergence est d’abord due à des causes conceptuelles. La monnaie, surtout sous sa forme de monnaie-crédit, introduit le temps dans l’échange et nous avons vu que les nouvelles technologies ont besoin de temps. Elle est due ensuite, et plus prosaïquement, à un intérêt bien compris des deux parties. La finance et les NTIC semblent « faire système » dans le sens où les marchés financiers profitent des possibilités d’opérations « en temps réel » permises par les NTIC et les NTIC profitent de conditions de développement rapide qu’elles n’auraient pu obtenir par les moyens traditionnels.

La bulle haussière du Nasdaq à la fin des années 1990 n’est pas à proprement parler une bulle spéculative, mais plutôt une bulle structurelle de croissance reposant sur une vision optimiste des opérateurs. Pourquoi structurelle ? parce que, du point de vue comptable, ces actifs immatériels n’apparaissent pas dans les comptes des entreprises alors qu’ils sont comptabilisés dans les capitalisations boursières. La distorsion entre les deux valeurs peut alors atteindre des proportions qui deviennent inquiétantes et qui peuvent produire un retournement d’opinion. C’est que si les logiciels peuvent être assimilés à du capital matériel comme évidemment les ordinateurs et donc quantifiés et comptabilisés, la marque, la réputation, les relations, le savoir-faire, ce que les anglo-saxons appellent la fair value peuvent difficilement l’être ou alors font l’objet d’une comptabilisation très discutable : les dépenses de publicité ou de sponsoring sont ainsi comptabilisées comme des charges et non pas des investissements, nous l’avons déjà dit.

Le marché financier et les NTIC sont bien en phase car ils travaillent tous les deux en temps réel et s’appuient l’un sur l’autre. Le marché financier a besoin de l’outil informatique et de la vitesse des flux que lui assurent les NTIC et ceux-ci ont besoin d’énormes moyens de financement à rentabilité nulle ou peu élevée au départ pour les investisseurs privés qui doivent pallier l’absence quasi totale d’investissement public dans le secteur des start-up. Néanmoins, on observe plusieurs décalages temporels qui posent problème et sont à l’origine de bulles. En fait, il y a un premier décalage entre le temps de l’innovation technologique elle-même et le temps de son application. Par exemple, la machine à vapeur a précédé le train de cinquante ans, la dynamo d’Edison a précédé le moteur électrique de quarante ans. Le second décalage temporel provient du fait que les investissements sont, eux, dans une temporalité forcément courte.

La crise des subprimes éclaire cela. Dans l’ancienne finance intermédiée, les banques gardaient les crédits jusqu’à leur terme. C’est ce qu’on appelait « l’illiquidité bancaire ». Ils étaient donc mieux en phase avec le rythme des investissements pour l’innovation et la contrainte de rentabilité était plus lâche pour les entreprises parce qu’elle s’inscrivait dans le cadre d’une relation personnelle de crédit où se faisait le partage d’information. Il se tissait parfois une sorte d’association comme dans le cas du Japon et de sa « banque-entreprise », puisque le créancier a tout intérêt à ce que le débiteur se porte bien.

Le capital bancaire, tout en étant une branche du capital financier, était aussi une institution d’une division du travail global. Il ne pouvait s’autonomiser. Mais le problème qui se posait était celui de l’insuffisance des crédits par rapport à la nécessité de lourds investissements qu’on ne pouvait trouver que sur un marché beaucoup plus vaste et capable de prendre plus de risques.

Dans la nouvelle finance directe des marchés financiers, les agents ont pu titriser33 les créances à long terme de l’immobilier et les vendre aux banques qui n’ont pas pris la peine de faire le tri entre obligations à haut risque et à risque raisonnable. L’appât d’un gain à court terme a pris le pas sur la prudence gestionnaire.

La titrisation n’est toutefois pas réductible à un procédé diabolique mis en place par des requins de la finance. Elle était censée être un moyen pour abolir la contrainte de durée et résoudre ainsi le problème de décalage entre le temps de l’innovation et le temps de la finance34.

Les entreprises cherchent à réduire cet écart en adoptant des politiques moins stratégiques, plus court-termistes, ce qui a pour inconvénient de modifier la structure de leur R-D. La recherche appliquée tend à prendre le pas sur la recherche fondamentale.

Globalement repérable, cette tendance n’est toutefois valable que si on continue à raisonner dans les termes traditionnels d’une époque où la recherche était encore une activité relativement rare et liée à la puissance de l’État, ce qui lui donnait son aspect qualitatif et l’illusion de sa neutralité. Mais quand elle devient un pilier de base pour affronter un monde de plus en plus concurrentiel, même si c’est une concurrence de forme oligopolistique dans laquelle c’est la compétitivité qui est le nerf de la guerre, cela change la donne et l’appellation courante de R-D brouille la distinction originelle entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Par exemple, beaucoup de chercheurs voient dans le rapprochement des entreprises avec les universités une tentative de transformer la recherche supposée fondamentale des universités en une recherche appliquée aux entreprises. Ce serait la raison de la dernière réforme des universités et de la recherche. Mais tout cela suppose une croyance au désintéressement de la recherche universitaire, croyance que nous ne partageons pas – nous nous sommes déjà expliqués à ce propos pendant le mouvement de grève des enseignants chercheurs en 200935.

La transformation des rapports salariaux dans un capital financiarisé

De 1945 à 1979, on a eu un compromis social dit fordiste dans le cadre d’une alliance entre une fraction du capital industriel et les représentants de la classe du travail, tout cela sous le regard de l’État. Il était basé sur un échange plus ou moins explicite entre une intensification du procès de travail pour une meilleure productivité et une augmentation des salaires et des avantages sociaux. Des mesures concrètes telle « l’échelle mobile des salaires » en Italie, le passage d’un SMIG garanti à un SMIC de croissance en 1970 en France nous en donnent la mesure.

Le rapport salarial constituait alors la forme dominante d’une hiérarchie sociétale. Certains auteurs ont d’ailleurs conceptualisé l’avènement d’une société salariale36.

Avec les restructurations des années 1980 et l’extraversion des économies, c’est ce compromis qui est remis en cause parce que son hypothèse de base, l’une augmentation constante de la valeur ajoutée à se partager entre capital et travail, est contredite par trois phénomènes :

– premièrement, par le fait que le rapport de force capital/travail qui était très favorable au travail dans les années 1960-1970 à la suite des grandes luttes ouvrières de la décennie lui est devenu défavorable dans un contexte économique différent (recul de la productivité du travail et du rythme de la croissance, hausse du chômage, capitulation ouvrière).

– deuxièmement, ce rapport direct capital/travail est aujourd’hui biaisé par la prise d’importance des actionnaires dans le partage qui vient peser sur la part de valeur ajoutée destinée au capital. Les dividendes en hausse exigés par les actionnaires associés aux profits de l’entrepreneur « nécessitent » un coup de force et une nouvelle répartition, inversant la tendance de la période des Trente glorieuses. L’idée de base est alors celle d’une concordance d’intérêts entre dirigeants d’entreprises et actionnaires, stock options pour les uns, valorisation des actions pour les autres Elle remplace l’ancienne concordance d’intérêts entre entrepreneurs et travailleurs-consommateurs du fordisme.

Il ne faut toutefois pas exagérer cette nouvelle tendance du partage de la valeur ajoutée si on se base sur le long terme. Sur une période de vingt-cinq ans, la part des salaires a baissé de dix points, mais elle avait augmenté fortement au cours des quinze années précédentes. Sur une période de cinquante ans, donc, la répartition est relativement stable.

– troisièmement, par le fait que l’augmentation de la productivité n’est plus considérée en soi, mais en rapport avec celle des autres entreprises et surtout des autres pays. Et cela dans le cadre d’une course à la compétitivité et aux gains de parts sur des marchés qui sont soit saturés, soit émergents et sur lesquels il faut se faire une place coûte que coûte dès le départ. Ce qui prédomine, c’est alors une « contrainte extérieure » qui va conduire à un affaiblissement du rôle des conventions collectives et plus généralement des régulations étatico-corporatistes, à de nouvelles formes de contrats de travail plus flexibles et plus individualisées. Ces contrats sont moins liés à une définition strictement salariale puisque la condition salariale est parfois associée ou mixée avec des contrats de type commercial et un travail en free lance. La relation entreprise-client s’impose à la relation entreprise-salariés (cf. la question du travail le dimanche et les jours fériés dans le commerce) et avec elle l’idée (très théorique) d’une organisation horizontale en réseau non hiérarchisée, alors qu’on sait qu’une telle organisation en réseau ne tire sa dynamique que de la hiérarchisation des niveaux.

De la même façon, les salariés placés en haut de la hiérarchie d’encadrement ne sont plus qu’à moitié des salariés car la majorité de leur revenu n’est plus constituée par le salaire, mais par des options qui ne sont pas imposables comme revenus du travail (une loi américaine vient de changer ça dernièrement). Certes, les cadres supérieurs ne se sont jamais vraiment battus collectivement pour leurs conditions de travail et leurs salaires, mais on peut dire que, dans ce contexte, c’est l’espérance de profit qui devient essentielle pour eux. C’était, auparavant, leur motivation au travail qui les soudait à leur direction et, à présent, ils suivent du doigt les indicateurs boursiers. Alors que la science économique a toujours dit et enseigné que l’entrepreneur faisait l’avance des salaires contre le travail fournit par le salarié, on arrive à une situation où c’est le salarié, certes qualifié, qui fait l’avance de son travail et espère une rémunération en fonction des résultats de l’entreprise. La prise de risque est inversée.

Les fonds de pension, l’épargne salariale, les stock options tracent une voie de sortie de la société salariale par le haut, une société où il n’y aurait plus que des propriétaires. On comprend mieux que les questions « d’insécurité » deviennent politiquement et électoralement primordiales ! À cette sortie de la société salariale par le haut correspond une sortie par le bas avec l’augmentation des laissés pour compte de la globalisation.

Cette tendance est particulièrement nette dans le secteur des NITC où on assiste à une gestion duale de la « ressource humaine ». On peut ainsi y distinguer :

a) les salariés du savoir collectif ou du general intellect (environ 10%) qui sont considérés comme des actifs du capital de l’entreprise un peu comme l’étaient les techniciens et ouvriers qualifiés de l’industrie dont l’emploi était pratiquement garanti à vie dans le mode de gestion fordiste de la force de travail. Dit autrement, ces salariés ne sont plus considérés comme du capital variable (en langage marxiste), mais comme du capital humain (dans le discours managérial sur la ressource humaine).

À quelques différences près quand même du point de vue du statut social. Au niveau hiérarchique d’abord, mais ensuite parce que ces salariés peuvent pratiquer un turn over plus dangereux que celui des ouvriers des années 1960-1970. Cette « ressource humaine » étant plus productive et surtout plus rare, il s’agira pour les directions d’entreprise de se l’attacher par tous les moyens. Cela commence au niveau de la chasse aux cerveaux à la sortie des grandes écoles jusqu’aux rémunérations faramineuses et au système des stock options qui vient pervertir le lien salarial en transformant le salarié en actionnaire. Certes ce dernier reste lié à son entreprise puisque les stock options ne valent pas grand chose à l’extérieur de l’entreprise37, mais il aura maintenant le regard beaucoup plus porté vers les cours de la Bourse que vers la recherche et l’efficacité technique. Peu ou prou, cet individu membre de la creative class (Richard Florida) devient un boursicoteur… ou adopte l’idéologie du boursicoteur. L’ingénieur s’efface devant le commercial et le gestionnaire.

b) les salariés intermédiaires suffisamment professionnalisés et opérant dans des secteurs relativement préservés de l’automatisation du processus de production (30 à 40 %).

c) les salariés qui sont finalement maintenus dans le cadre de l’OST (environ 50%) à cause de l’application des principes toyotistes qui s’avèrent finalement très compatibles avec ceux du fordisme, mais sont réalisés à partir d’autres critères. Le « juste à temps » du toyotisme remplace le chronométreur du fordisme. Ce sont aussi les salariés des entreprises de sous-traitance. Ils servent de variable d’ajustement38 pour la réduction des coûts et c’est donc sur cette force de travail-là que pèsent le plus la financiarisation qui exige des rendements exorbitants et la mondialisation qui met en concurrence au niveau mondial la main d’œuvre peu qualifiée. Cela s’en ressent du point de vue des salaires et de l’exposition au risque de chômage.

C’est une question qui est souvent mal comprise dans les mieux d’extrême gauche. Ils y voient une attaque particulière et « de classe » contre les prolétaires alors que la mondialisation produit une situation où les prix rentrant dans la composition d’un produit sont presque tous fixes car liés à un prix mondial : les prix des matières premières, de l’énergie et des machines ne sont pas discriminants alors que seul le prix de la force de travail est encore national et variable en partie. Le salaire qui, pourtant, dans le cas de nombreux produits et parmi les plus sophistiqués, ne représente plus que 10 à 20% du coût total sert alors de variable d’ajustement surtout dans le cadre d’une recherche de compétitivité-prix39. Non seulement cela entraîne des délocalisations, mais cela conduit à réduire de plus en plus la quantité de salariés appartenant à la seconde catégorie de notre classification au profit de la troisième ce qui correspond à une baisse correspondante de la valeur de la force de travail. Mais surtout ce qui est encore moins reconnu, c’est qu’au-delà d’une remise en cause du compromis salarial fordiste éclate au grand jour la caducité de la théorie de la valeur-travail car il devient difficile d’imputer la création de richesse à un quelconque facteur de production. La combinatoire entre capital et travail dans le procès de production est de plus en plus complexe et opaque, ce qui permet l’accroissement des inégalités en faveur d’une petite couche de dirigeants et salariés de haut vol. Nous l’avons dit : les salariés deviennent des actifs de l’entreprise et non plus principalement son pôle travail.

Si nous quittons le secteur des NTIC et regardons la situation générale, les conséquences pour les salariés sont les suivantes :

a) tous les salariés sont plus « loin » de leur entreprise, aussi bien au niveau psychologique ou affectif qu’au niveau géographique. Mutations professionnelles, délocalisations, croissance de la part de travail à la maison constituent de nouvelles entorses au modèle traditionnel du salariat. Cette situation pose un problème particulier au salarié qualifié des nouvelles technologies considéré comme un actif du capital. Il se heurte sans cesse à la question de la propriété puisque sa production, par exemple celle d’un concepteur de logiciel, s’apparente encore à celle d’un artisan et qu’il se trouve dépossédé de son produit puisque son entreprise, par exemple Microsoft, lui impose des conditions qui le privent de ses droits d’auteur. L’informaticien ou diverses variétés de professions-conseils vont donc être tentés de monter leur propre entreprise, d’où le phénomène des start-up et un nouvel effritement du modèle salarial, un effritement par le haut qui vient s’ajouter à un effritement par le bas (augmentation de l’inemployabilité).

b) on assiste à un creusement des inégalités de salaires et de statuts au sein du salariat alors que, depuis les débuts du mode de régulation fordiste, on pouvait parler d’homogénéisation des conditions et rémunérations des travailleurs salariés.

Des inégalités de salaires qui se creusent par le haut en faveur de ceux qui appartiennent à la tranche supérieure des 10% et même du 1%, lesquels correspondent, certes, à l’explosion des métiers de la finance, mais absolument pas à la théorie néo-classique de la contribution marginale du salarié à la marche de l’entreprise et encore moins à la théorie marxiste de la valeur-travail. De toute façon, même si la théorie néo-classique avait été juste, elle n’expliquerait pas les augmentations soudaines et faramineuses de certaines rémunérations ni le fait qu’elles soient bien plus fortes aux États-Unis qu’ailleurs. Des inégalités qui se creusent aussi vers le bas avec l’apparition de nouvelles activités tertiaires peu qualifiées. Le cas est particulièrement flagrant en France avec la revalorisation par l’État des services à la personne, un secteur qui prospère tant sur les inégalités sociales entre personnes aisées à riche contenu de travail et personnes démunies à contenu de travail pauvre, d’un côté, que sur les inégalités hommes/femmes de l’autre, ces tâches étant très sur-féminisées. Alors que la période précédente avait vu s’effondrer les chiffres concernant le « personnel de maison », la persistance d’un chômage de masse d’un côté, le développement du travail féminin dans les couches inférieures comme supérieures de la population active de l’autre, ont fait surgir un nouveau gisement d’emplois que l’État social français ne pouvait laisser fuir dans l’économie souterraine comme c’est le cas pourtant de ses homologues des pays du sud de l’Europe. À partir des années 1990, les mesures de soutien se succèdent : exonérations de cotisations sociales en faveur des emplois familiaux, réductions d’impôts sur le revenu, chèques emplois-services qui deviendront CESU, création en 2005 d’une Agence nationale des services à la personne (ANSP)40. Gouvernements de droite et de gauche sont d’accord sur la question et ne se démarquent qu’à la marge sur des plafonds.

Il s’agit de « blanchir » du travail non déclaré afin de créer de l’employabilité. Ces dernières réglementations conduisent au développement d’une nouvelle catégorie de serviteurs comme le dénonce très tôt A. Gorz41. Si cela ne répond pas à une volonté délibérée de recréer une inégalité des conditions qui reviendrait sur l’acquis des révolutions démocratiques, cela apparaît aux pouvoirs en place comme une réponse à la crise du travail à l’époque où s’épuisent les vertus de la « théorie du déversement » chère à A. Sauvy42. Plus que jamais triomphe l’idée qu’il n’y a pas de sot métier… à une époque qui a justement tué les métiers !

Plutôt que de socialiser du temps commun pour des activités dont certaines restent et resteront peu valorisantes, il s’agit de les spécialiser dans le cadre de relations marchandes qui récréent de la domination même si c’est sans dominant. Comme nous ne cessons de le répéter depuis maintenant plus de vingt ans, le travail est de plus en plus assimilable à une activité « aux ordres ».

C’est sur cette base que se développe tout un ensemble de nouvelles approches en termes de « travailleurs pauvres » et de paupérisation des classes moyennes. 

La société du travail dont le modèle reste celui de la société bourgeoise de l’époque de la « domination formelle du capital » est caduque, mais la société du capital n’en a pas fini avec le travail car si elle semble détruire ce qu’on appelait le travail productif stricto sensu, elle recrée de l’emploi salarié, comme simple fonction, discipline, contrainte au revenu43 avec perte de valeur intrinsèque du travail. Le « travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy a souvent été pris, surtout dans les milieux populaires, pour une restauration de la valeur du travail, mais en fait il n’en est rien. Dans une société où, d’une manière aussi criante, ce n’est pas le travail qui rapporte, la formule n’était bien qu’un slogan publicitaire électoraliste.

Le travail reste au centre d’un rapport social de domination plus que d’exploitation, mais il est au centre non pas parce qu’il demeure central en tant qu’activité, mais parce que c’est encore à partir de lui que tout s’organise et que se reproduit le rapport social. La société reste à dominante salariale et c’est pour cela qu’elle cherche à transformer toutes les situations « d’assistanat » (RMI) en situation de travail (RSA), qu’elle a transformé l’ANPE en un pôle-emploi. Comme cette reproduction est de plus en plus difficile, on se retrouve devant une « nouvelle question sociale » où il ne s’agit plus d’intégrer les nouvelles « classes dangereuses », mais de reproduire du lien social par des processus d’encadrement, de contrôle ou même de criminalisation des résistances et des luttes.

c) les pertes d’emplois industriels et l’accroissement du chômage

Quelques chiffres pour la France : en trente ans, deux millions d’emplois industriels perdus dont sept cent cinquante mille dans les dix dernières années. Les délocalisations représenteraient entre 15 et 50% des pertes selon des experts qui sont loin d’être d’accord entre eux. Ces emplois ne sont pas que des emplois non qualifiés ou peu qualifiés, mais ils concernent aussi la recherche-développement car la France ne produit pas assez d’ingénieurs (Cap Gemini emploie deux cent trente mille personnes en Inde contre vingt mille en France). Et même quand la R-D est maintenue en France, comme chez « Petit bateau », cela concerne des effectifs faibles. Dans certains secteurs, le textile par exemple, des entreprises peuvent fermer comme Lejaby (repris depuis par le groupe de luxe de B. Arnaud) sans qu’il y ait délocalisation. D’une manière générale, les experts s’accordent à dire qu’en France, le soutien de l’État va plutôt aux secteurs en difficulté que vers les secteurs de pointe.

D’autres chiffres : les CDD représentaient 5,2% de l’emploi salarié total en France en 1982, 11,2 en 2009, mais 50% des CDD concernent les jeunes (de moins de 29 ans), ce qui tend à montrer que ces contrats fonctionnent comme des périodes d’essai ou d’apprentissage en plus de la flexibilité recherchée.

Toutefois, on peut remarquer que ces CDD concernent les flux des entrants sur le marché du travail bien plus que les stocks de salariés qui sont déjà en activité. On enregistre un peu le même phénomène avec le travail intérimaire, quoique de façon moins marquée. Il est également étonnant que des discours venant de l’extrême gauche qui, par ailleurs, ne cesse de clamer la croissance des inégalités dans un langage de classe, en viennent à parler d’une catégorie d’âge (« les jeunes ») comme d’une classe en reprenant finalement le discours des médias et de certains dirigeants sur la « génération sacrifiée ». Là aussi, les chiffres peuvent nous aider : deux cent trente mille jeunes sont sortis sans diplômes du système scolaire en 2011, ce qui représente environ 17% de la population scolaire sortante. Ce sont eux qui ont le plus de mal à s’insérer dans le monde du travail, ce qui nous rappelle que le modèle français de l’école de masse à volonté démocratique est loin de connaître une pleine réussite. Ajoutons que l’origine sociale de ces 17% est fortement homogène44, mais qu’elle est encore loin d’être une simple garderie.

Les interprétations de la crise financière par les théories critiques

Capital fictif et « crise financière »

Si la notion de capital fictif est parfois avancée, contrairement à la majorité des marxistes qui ne la retiennent pas, c’est pour n’en faire qu’un sous-produit du crédit et non pas un élément essentiel du processus de globalisation comme nous avons essayé de le démontrer dans plusieurs ouvrages et articles45. Pour donner un exemple, la capitalisation actionnariale des FMN dépasse la valeur matérielle des actifs de ces mêmes entreprises et cela n’a rien à voir avec une bulle fictive ou spéculative. Ce qui compte comme valeur, c’est ici la capacité future de réaliser des profits. Je suis d’accord avec Philippe Riviale quand il écrit46 que la valeur s’autonomise quand l’entreprise se produit elle-même comme valeur, et que c’est cette valeur qu’il faut faire croître parce que le capital s’est emparé de la valeur (nous, nous disons : « le capital domine la valeur »), de toutes les valeurs et qu’il y a « évanouissement » de la valeur (pour notre part, nous disons « évanescence »).

Il n’est donc pas étonnant que ce capital fictif s’avère un concept instable chez les rares marxistes qui l’emploient (la revue Krisis en Allemagne, A. Jappe et F. Chesnais en France). Il est défini d’un côté comme vraiment fictif, c’est-à-dire spéculatif, improductif et parasitaire, et ils l’opposent à « l’économie réelle » comme s’il y avait de l’économie irréelle à côté de « l’économie réelle » ; et, d’un autre côté, la plupart lui concèdent quand même un rôle productif ! Ce sur quoi nous sommes d’accord, mais enfin il faut choisir ! Ou alors il faut procéder à une nouvelle distinction entre, d’un côté, un capital fictif productif, par exemple celui que les banques, où le marché prête aux entreprises pour rendre leurs investissements réalisables et rentables et, de l’autre, un capital purement spéculatif, rentier et nuisible. Cette deuxième option me paraît être une démarche artificielle et surtout difficile à mettre en œuvre parce que ce serait justement revenir sur l’un des axiomes de base de la globalisation qui est de favoriser par tous les moyens la fluidité des opérations et la multifonctionnalité des opérateurs. J’en veux pour preuve la difficulté actuelle qu’ont les États à imposer aux banques une telle séparation des types d’activités, alors que ce sont justement eux qui y ont mis fin il y a trente ans47.

On retrouve la même incapacité à se détacher des dogmes marxistes quand certains en sont encore à invoquer les mannes du travail productif sans se rendre compte que, dans la société capitalisée, tout le travail est devenu productif pour le capital, mais en dehors de sa force créatrice de valeur devenue complètement périphérique.

Si on veut encore lui garder un sens aujourd’hui, il ne faut donc pas comprendre le terme de productif comme une extension du terme originel de porteur de valeur (la production de plus-value), mais comme la capacité de forces productives et de pouvoirs à capitaliser le monde. La puissance ne se joue plus essentiellement au niveau du surproduit. C’est New-York qui aimante aujourd’hui (et encore plus depuis 2008 !) la richesse du monde, et non pas la Chine et l’Inde. 

La restructuration des années 1970 représente une rupture et non pas un simple changement de phase. Du point de vue factuel, la crise des années 1970 a été une crise de productivité et les nouvelles technologies n’ont pu participer au réamorçage de la croissance qu’une fois assainie la situation des entreprises et les taux de croissance repartis à la hausse. C’est parce que la crise est en même temps un mouvement de restructuration, qu’il y a un changement théorique avec l’abandon des politiques keynésiennes, rupture de l’ancien compromis fordiste, nouveau rapport de force pour le partage de la valeur ajoutée48. Mais il n’y a, jusque-là, aucune excroissance du crédit puisque celui-ci a justement été resserré dans presque tous les pays dominants à des fins de désendettement et que des plans draconiens d’austérité ont été imposés par le FMI à des pays en voie de développement fortement endettés.

Il ne faut pas confondre l’extension du crédit à cette époque avec l’expansion des liquidités internationales à travers la croissance exponentielle des pétrodollars et la nécessité qu’ont des pays à fort excédent extérieur comme le Japon et l’Allemagne hier, la Chine aujourd’hui, de placer leur argent49. En effet, nous n’avons pas eu des politiques monétaires extensives et nous avons au contraire assisté au triomphe des théories monétaristes restrictives. En Europe, cela se concrétise par l’alignement des monnaies européennes sur le DM et une politique de « Franc fort ». Cette politique s’est accompagnée d’une hausse des taux d’intérêt réels (taux nominal moins taux d’inflation) qui va pousser les entreprises à chercher d’autres moyens de financement moins chers sur le marché financier. C’est l’origine de la dérégulation des marchés, de la désintermédiation bancaire et de la globalisation financières.

Comme le dit très bien P. Riviale50, le capital financier constitue ce lien souple qui démultiplie le pouvoir de la richesse ; mais cette nouvelle donne qui accroît la fluidité du capital plutôt que son accumulation, si elle devient structurelle, n’implique pas forcément des politiques conjoncturelles présentées aux dominés comme des fatalités.

Il n’y a pas de fatalité des déterminations économiques comme si nous courrions automatiquement à la crise et à la catastrophe, comme si les États et la politique n’avaient plus de prise sur rien, alors que leur action a changé de dimension ou plus exactement s’est redéployée suivant une nouvelle logique dominante. Pour terminer par un exemple, ce qui est présenté comme une crise gravissime de la zone Euro, la croissance des dettes souveraines, n’est pas due à la globalisation, à la chute du taux de profit ou à la surproduction, mais à l’action de certains États qui imposent une politique budgétaire restrictive sans la contrepartie d’une politique monétaire expansive, ce qu’on a appelé pendant des dizaines d’années, une policy mix. Cette dernière serait à nouveau rapidement opérationnelle aujourd’hui si la Banque centrale européenne et les États agissaient sur les taux de change, possibilité qui est même incluse, en tout petit, dans le traité de Maastricht, mais qui est rejetée par l’Allemagne jusqu’à aujourd’hui. Ce qui est d’ailleurs cocasse pour les critiques simplistes de la mauvaise finance, c’est que presque tous les économistes américains et même Marcus Wolf pour le très libéral Financial Times anglais, ainsi que les principales agences de notation, poussent à l’adoption de cette politique et critiquent vertement le couple Merkozy.

Tous ceux qui, aujourd’hui, nous disent que les États n’ont plus de pouvoir, qu’ils doivent se plier aux dures lois du marché ou à celles abstraites du capital ne font que confirmer (même s’ils prétendent la critiquer) une naturalisation de l’économie51. D’ailleurs, comment s’en étonner puisque ces positions, y compris quand elles se veulent critiques de l’État, n’ont en général rien à dire sur la question de l’État – suivant en cela les économistes classiques, l’État est défini comme fondamentalement improductif ou rendu hors-jeu par la globalisation. La richesse symbolisée par la valeur est alors vue comme autonome de la puissance souveraine, même si certains reconnaissent que la période de l’État-providence a pu constituer une exception de courte durée. Or c’est « l’État improductif », au contraire, qui a constitué une exception sur la très longue durée. Si le mode de production capitaliste ne s’est pas écroulé, c’est qu’il n’est lui-même qu’un étage (ce qu’à Temps critiques nous appelons le niveau 252) d’un ensemble plus large qui lui a préexisté, composé de relations marchandes, monnaies, souverainetés plus ou moins encastrées au fur et à mesure de l’intensification de l’accumulation et de la circulation.

Dans la mesure où la globalisation accroît le nombre de flux et leur vitesse (cf. le rôle des NTIC en ce domaine), il devient de plus en plus difficile de les contrôler et il y aura donc nécessité de structures de type étatique, sans qu’elles soient forcément nationales, pour exercer ce contrôle. C’est bien là que le bât blesse. Pour le moment, on a la révolution du capital sans l’encadrement du capitalisme caractérisant la période des Trente Glorieuses. La crise est avant tout une crise institutionnelle et politique. Le mode de régulation fordiste n’a pas été remplacé. D’où les interrogations autour de la « gouvernance » globale.

On retrouve la même erreur d’analyse dans l’appréhension de l’inflation comme risque économique majeur alors que la baisse d’activité permet justement d’injecter des liquidités dans l’économie sans risque d’inflation. Ce n’est pas non plus l’inflation qui rogne aujourd’hui le pouvoir d’achat des salariés, mais le blocage des salaires et le chômage. Si inflation il y a, elle n’est qu’indirecte par le biais d’une imposition de l’euro à des pays dont l’économie ne peut supporter l’écart entre leur puissance économique et politique insuffisante (la Grèce) et la haute valeur monétaire de l’euro53.

La tendance dominante est plutôt à la déflation (baisse de tous les indicateurs économiques : PNB, niveau d’emploi, investissement). On a trop tendance à oublier que la situation est aujourd’hui moins grave qu’en 2008 du point de vue financier parce que les forts en sont sortis encore plus forts avec le triomphe du Wall Street System qui a vu les grandes banques américaines (Citybank et AIG) réussir l’exploit de se faire renflouer alors qu’elles bénéficient des taux directeurs proches de zéro des banques centrales pour leur emprunter et reprêter en empochant des marges considérables. « Elles sont trop grosses pour être restructurées », a déclaré Obama, ce à quoi Mervin King, gouverneur de la Banque d’Angleterre, a répondu : « Si les banques sont trop grandes pour faire faillite, elles sont trop grandes pour exister ». On peut voir ce poids du Wall Street System dans le fait que les banques n’ont pas été renflouées dans les mêmes conditions que d’autres entreprises. Par exemple GM a été renflouée, mais après qu’Obama lui a imposée le dépôt de bilan et donc que les actionnaires ont tout perdu au profit d’autres créanciers prioritaires comme les fonds de pension. Pour les banques, personne d’interne n’a payé la note54 ! Le résultat, c’est que les banques américaines sont sorties du rouge dès mi-2009 au prix d’une forte réduction des effectifs (moins deux cent soixante mille salariés).

Le mode général de fonctionnement du capital globalisé repose, certes, sur une dynamique par essence risquée, mais les avertisseurs et amortisseurs de crise sont maintenant beaucoup mieux en place qu’ils ne l’étaient en 192955.

Quand nous parlons de ce pouvoir collectif des créanciers dans la finance globalisée, il ne faut pas y voir un groupe conscient et organisé à l’égal d’une classe ou même d’une corporation. Il résulte tout d’abord de l’absence d’inflation qui avantage toujours mécaniquement les créanciers par rapport aux débiteurs ; il résulte ensuite d’un processus de surendettement qui permet aux créanciers de faire peser sur les banques la contrainte monétaire en menaçant de faire jouer leur préférence pour la liquidité alors que les banques se sont engagées dans des formes de prêt de plus en plus risquées ; il résulte enfin56 d’interactions et de comportements mimétiques dans une atmosphère d’incertitude radicale.

Bien que cela puisse faire rugir tout bon marxiste, la voie de sortie, du point de vue du capital, dépend bien plus d’un niveau de confiance retrouvé et garanti envers les catégories et le mode de vie capitalistes que d’un niveau de taux de profit de toute façon sans arrêt contrebalancé par sa masse et d’une crise de surproduction-suraccumulation qui est devenue depuis déjà cinquante ans une partie intégrante de la dynamique du capital, à tel point qu’il devient abusif d’employer encore le terme de contradiction à son propos.

Une déconnexion entre économie « réelle » et économie financière ?

L’intérêt de l’analyse de F. Chesnais57, par rapport à celles d’autres marxistes, est de se centrer sur le capital fictif. Mais la déception est grande quand on voit réapparaître, au détour de l’analyse, des affirmations qui sont incompatibles avec cette attention particulière portée au capital fictif. Ainsi, F. Chesnais distingue un monde de l’accumulation de capital et de biens qui tendrait vers la surproduction et un monde de la circulation qui serait dominé par la finance. Le lien entre les deux mondes serait réalisé par le capital fictif qui créerait artificiellement un débouché de consommation à la production. Le développement du capital fictif, au moins sous sa forme crédit, serait donc un nouveau mode de gestion de la contradiction capital/travail qui ne passerait plus par le mode de régulation fordiste (les politiques de revenus), mais par la financiarisation. Cette situation serait intenable puisque F. Chesnais se range dans la catégorie des économistes qui croient à une déconnexion entre économie financière et économie réelle. Subséquemment, mais sans que cela soit dit, le capital fictif n’est plus qu’un capital irréel. S’il y a quelque chose qui approche une « vérité » dans cette idée de déconnexion, c’est qu’elle rend compte, à son corps défendant, du fait que le capital a atteint un haut niveau de signification imaginaire et que même si le capital sous forme directement productive et sous forme matérielle garde son importance, le capital fictif est essentiel à une dynamique tournée vers la fluidité et la liquidité. Le fait est que les marxistes ne voient dans le capital fictif que la fictivité et non pas le capital : ils en déduisent que c’est du non-capital et qu’il représente de la dévalorisation58.

Ce type d’analyse en termes de déconnexion ne permet pas de comprendre le caractère spécifique du capital fictif parce qu’elle sous-entend toujours, plus ou moins, l’idée qu’il n’est qu’un capital parasite (M. Husson parle de « capital toxique »), une excroissance du capital financier lui-même défini comme « mauvais », cosmopolite. On est alors dans un moralisme critique « anti-capitaliste » qui peut regrouper beaucoup de monde, des fascistes « sociaux » aux anarcho-syndicalistes, sur la base d’une apologie du vrai travail seul créateur de richesse. Comme le déclare Chesnais, il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil et la crise actuelle peut être ramenée aux crises antérieures de surproduction et au rapport antagonique entre capital et travail. Pourtant, stupeur, on apprend à un autre endroit qu’à la fin des années 80 (exemple des politiques de Thatcher et Deng Xiaoping) il s’est passé un important changement et que les salariés seraient dans un état « d’imprégnation subjective ». Comment mieux exprimer les effets de ce que j’ai appelé « la révolution du capital » et ce qu’à partir d’un autre point d’ancrage et à la suite de Pasolini, certains ont appelé une « révolution anthropologique » ? Comment mieux signifier la fin des contradictions antagoniques inhérentes au capitalisme ?

En donnant de l’importance au capital fictif, F. Chesnais est tiraillé entre reconnaître la vraie dimension motrice du capital fictif (quand il décrit son développement) et s’appuyer encore sur les canons de la théorie marxiste des crises et particulièrement sur celui de la crise de surproduction. Mais comment concevoir une crise de surproduction qui ne s’accompagne d’aucun mouvement de déflation des prix, bien au contraire ? Comment parler de crise de surproduction quand les mêmes changements fondamentaux que signale Chesnais comprennent l’inversion de sens de la chaîne fordiste qui a été à l’origine de la tendance à la surproduction et à l’inflation de la période antérieure ? Comment en parler quand la production se fait en flux tendus et que la demande est considérée comme une donnée relativement stable sur des marchés concurrentiels plus ou moins saturés. Tout au plus, alors, peut-on parler de surcapacités mais non pas de surproduction59. C’est pour cela que les entreprises procèdent à des dégraissages et que la tendance, depuis trente ans, est à produire mieux plutôt que produire plus. Cela s’accompagne la plupart du temps de la fixation, par les FMN, de prix de cartels assez indépendants des fluctuations éventuelles du marché60. En courte période, le marché est donc donné et la lutte ne se situe qu’au niveau des gains de parts de marché. Si, à moyen terme, le marché est à nouveau en expansion, alors les groupes du secteur doivent être capables de répondre à la nouvelle demande. Il n’y a pas pour autant surproduction au sens traditionnel car le marché potentiel est énorme, mais pour beaucoup de produits traditionnels, il se situe dans les pays émergents. La contradiction est alors que des groupes comme Renault, Peugeot et Fiat sont en surcapacité pour l’Europe, mais seraient bien en peine de répondre à une prochaine hausse mondiale de la demande. Contrairement à ce qui s’est passé dans les restructurations des années 1980, ils ne peuvent pas vraiment se payer une cure d’amaigrissement et c’est pour cela qu’ils cherchent des alliances, comme Renault avec Nissan, et des spécialisations complémentaires pour abandonner une vocation généraliste battue en brèche à la fois sur le haut de gamme où triomphent les « allemandes » et sur le bas de gamme où la concurrence des pays émergents se fait sentir (Hyundai) ; s’ils tardent trop, ils doivent alors utiliser temporairement le chômage technique comme Peugeot, avant de songer eux-mêmes à une alliance et dans des conditions pas toujours satisfaisantes comme dans le cas de l’alliance avec General Motors61.

Enfin, comment parler de surproduction quand la production au sens strict est de moins en moins au centre du processus de totalisation du capital ? Quand c’est « Wal-Mart (qui) semble incarner à son tour le type d’institution économique qui transforme le monde en imposant un système de production, de distribution et d’emploi transnational et fortement intégré. […] (Cette fois) le revendeur global est le centre, le pouvoir, alors que le fabricant devient le serf, le vassal62 ».

Le capital fictif n’est plus une variable extérieure comme le pensait Marx ; de conjoncturel, il est devenu structurel. Il est internisé. Le capital fictif est donc très différent de ce qui a été appelé capital financier à la suite d’Hilferding et de Lénine (fusion du capital industriel et du capital bancaire). Avec le capital fictif, on a une fusion des fonctions de l’argent (échange, épargne, investissement). Le capital global tend à dominer la valeur dans ce que nous avons appelé « le capitalisme du sommet », celui du captage plus que de la production. C’est aussi le résultat d’une marche vers l’unité des procès de production et de circulation. Le capital fictif permet de réaliser la circulation en supprimant le temps de la circulation. À la flexibilité de la production correspond la fluidité de la circulation dans une mise à distance de l’accumulation en tant que celle-ci est immobilisation, illiquidité, propriété.

Le capital fictif est à la fois une forme primitive du capital63 et une forme moderne qui en annonce la mort potentielle dans les crises financières telles qu’on appelle aujourd’hui les crises capitalistes. Entre-temps, il a eu un rôle subordonné, surtout dans la période du développement industriel et de la prédominance de la production matérielle. Par exemple, pendant la période des Trente Glorieuses, il a joué un rôle pro-cyclique dans le passage à la consommation de masse, permettant ainsi un englobement de la contradiction des classes.

Malgré les mesures anti-inflationnistes prises à partir de la fin des années 70 qui visaient à réduire ou au moins contrôler la fictivisation, le capital fictif a alors joué un rôle contra-cyclique qui, adossé au développement du libre-échange a permis le redémarrage de la croissance et les restructurations nécessaires. En effet, le système de crédit accélère le développement des forces productives et aussi la formation du marché mondial car il n’est pas tenu par les mêmes règles que celles de l’entreprise. Là encore, la démarche était rationnelle : la politique anti-inflationniste et ce qui lui était complémentaire, c’est-à-dire une politique de relance par l’offre et non plus par la demande, sonnaient comme une piqûre de rappel de la part des propriétaires de capital productif (les actionnaires) sensibles à une restauration de leurs profits contre des dirigeants (les managers) pratiquant des politiques de puissance et de fuite en avant. Mais limiter la fictivisation qui passait essentiellement par le crédit bancaire supposait d’aller chercher l’épargne là où elle se trouvait et de l’attirer sur un nouveau marché, le marché financier. La volonté de limiter la fictivisation se retournait en une financiarisation accrue de l’économie et une tentative de capitalisation de toutes les activités, même celles qui ne sont pas produites et qui n’entrent donc pas dans le cadre de la définition des marchandises. Le système de crédit est moteur de la totalisation du capital et pas seulement de sa socialisation. Le résultat en fut ce que nous appelons « la société capitalisée ».

Un immoralisme et une irrationalité du capital ?

Où voulons-nous en venir ? Simplement au fait que les signes de créance ne sont pas moins réels que n’importe quel autre fait économique et que la société capitalisée est une société de crédit. Ce n’est pas la monnaie qui doit être rabattue sur la valeur – conception marxiste qui sépare les prix (illusion) des valeurs (le « réel ») – mais les marchandises qui doivent être rabattues sur le plan monétaire64. C’est bien cela que diverses critiques dénoncent aujourd’hui comme une marchandisation du monde. Tout peut donc être monétisé, même ce qui ne l’a jamais été. La « révolution du capital », c’est le capital à la limite, le capital qui repousse ses limites65.

Dans cette dynamique du capital qui inclut la crise permanente ou au moins l’absence de stabilisation, nous pensons la révolte encore possible, malgré nos réserves sur les « indignations » actuelles car pour nous, les individus ne sont pas « ensorcelés » par un malheur qui les séparerait de leurs produits ; ils ne sont pas non plus complètement « broyés » et dans l’attente d’une crise financière qui rendrait l’argent obsolète66.

Le désir que peut susciter la monnaie pour elle-même est banni de l’économie politique moderne, Keynes faisant ici figure d’exception notable. Le désir de monnaie, d’argent est aberrant du point de vue de l’individu rationnel. À partir de là, la monétisation du monde pousse à développer une critique immédiatiste qui conduit à vouloir rationaliser le capital. Cette critique peut d’ailleurs converger avec une critique puritaine du capital, surtout si elle se renforce d’une critique de type écologiste citoyenne.

Mais ce point de vue de l’individu rationnel n’est qu’un des cadres de la pensée libérale et il s’avère largement illusoire quand il s’agit d’expliquer la fameuse « préférence pour la liquidité » dégagée par Keynes. Cette préférence pour la liquidité indique une crise de confiance envers les conventions en cours et elle peut conduire à la crise économique. Keynes inverse la relation habituelle de cause à effet et nous pouvons dire que son analyse se vérifie d’autant plus aujourd’hui que le développement important du capital fictif comporte le risque potentiel d’accroître cette préférence67.

L’idéologie de la crise finale

L’affirmation d’une crise finale ou d’une crise de plus en plus grave ou celle d’un capitalisme qui posséderait une dynamique forte le poussant… à creuser sa propre tombe me font toujours un effet étrange tant cela a été démenti par les faits, et une théorie démentie par les faits sur ces deux axes principaux qui sont justement la crise de son mode de production et la crise de son sujet révolutionnaire n’est plus qu’une croyance qui ne rend pas service aux fulgurances et anticipations qu’elles a produites dans ses meilleurs moments, mais qui sont comme ensevelies sous le reste (sans parler du « socialisme réel » !).

C’est bien au contraire le capital qui possède une dynamique forte parce qu’il n’a pas de forme consacrée. Les jeux de puissance des uns, l’esprit de commerce ou d’entreprise et la soif de profit des autres, le travail bien fait d’autres encore, la recherche et le savoir d’autres enfin le poussent toujours vers l’innovation y compris financière (« l’ingénierie financière » a créé des centaines de milliers d’emplois). Mais le capitalisme, s’il est défini comme l’organisation de cette dynamique en société, est de nature conservatrice. Il ne dépasse rien. Il réactive sans cesse l’ancien au sein du nouveau. Le développement du capital pousse au travail des femmes, le capitalisme modernise la famille, le capital pousse vers l’innovation des petites entreprises, mais le capitalisme encadre cette tendance par sa structure oligopolistique, le capital pousse à la flexibilité, mais le capitalisme l’encadre dans le droit du travail même modifié, le capital ne connaît pas la morale, mais le capitalisme est moraliste et puritain, etc.

Ce qui se joue en ce moment, c’est aussi un mouvement de bascule dans lequel la société est tendanciellement capitalisée et s’émancipe des contraintes sans que nous-mêmes fassions la révolution. C’est la révolution du capital.

C’est parce que cette dynamique est celle du risque et donc des crises que la stabilisation n’est pas véritablement au programme et que le capitalisme du sommet se débat dans les problèmes de gouvernance. De là à dire que sa dynamique creuse sa tombe, il n’y a pas un pas mais un saut qui ne peut être comblé que par le sempiternel discours sur la crise finale. Je ne vois pas pourquoi le « capitalisme » serait comme un banquier ou un escroc ou un criminel qui devrait acquitter une dette à la société parce qu’entre temps il a vécu de rapine et d’expédients. En effet, il produit toujours une formidable quantité de richesses, matérielles ou non, à des coûts économiques et sociaux certes exorbitants, mais en répondant au plus près aux désirs des mutants de la révolution anthropologique. Pour le moment, cela nous laisse en partie désarmés. Il n’y a qu’une lutte englobant les dimensions économiques, sociales, culturelles et écologiques qui pourrait entraver cette dynamique. Je dis bien entraver et non pas hâter sa fin car qui voudrait volontairement hâter sa fin sans avoir développé préalablement quelques perspectives qui ne se réduisent pas à un socialisme ou barbarie ?

Ce discours sur la crise est d’ailleurs sans risque puisque, comme celui sur la contradiction, il peut être contredit dans les faits sans que cela ait la moindre conséquence sur ceux qui le profèrent. Sinon, si c’est pour dire que le « capitalisme » a une finitude et qu’il ne mourra peut-être pas de mort naturelle, je veux bien en accepter l’hypothèse.

Pour nous : une crise politico-institutionnelle de transition et une crise plus générale et potentiellement plus grave de reproduction des rapports sociaux

L’économie actuelle est moins que jamais une économie qui mesure des grandeurs (utilité, travail, rareté), mais elle expose des rapports de force qui traversent et bouleversent des sphères conjoncturellement séparées. Ce processus de totalisation du capital relègue de plus en plus la question métaphysique de la valeur au profit de celle du prix. Elle fait resurgir aussi la question de la puissance des États à travers la question de la monnaie souveraine, des fonds et de la dette. Tout cela s’inscrit dans une restructuration des trois niveaux que nous avons abordée d’un point de vue général depuis Après la révolution du capital et dans le numéro 15 de Temps critiques, mais cela mérite d’être précisé à la lumière de la dernière crise qui est avant tout politique et non économique ou financière. Sa forme actuelle (depuis 2010) plus monétaire que financière (crise de 2008), à travers la crise de l’euro ou la question de l’indépendance des banques centrales, en est un signe. En effet, elle indique que dans la structuration en cours de ce qu’on peut appeler la capitalisme du sommet (ou niveau 1), les États, du moins ceux qui gardent un caractère de souveraineté nationale ou régionale, ont un rôle à jouer pour se positionner au sein des réseaux de puissance, mais cela passe par des pressions sur les grandes banques centrales censées être indépendantes du pouvoir politique et étatique dans la mesure où cette indépendance fonctionne comme une neutralisation monétaire par les marchés68. Les États-Unis ne se font d’ailleurs pas faute d’utiliser ces moyens puisque leur banque centrale, la FED, n’est pas indépendante, mais responsable devant le Congrès et très active dans la sortie de crise. La planche à billets peut fonctionner car les Américains se conduisent en souverains du monde et ils fonctionnent encore selon le principe régalien de la création monétaire.

La marge politique est naturellement moins grande pour la zone euro puisqu’elle s’est tirée une balle dans le pied en faisant de cette neutralisation de la fonction politique de la monnaie la base même de l’existence de la BCE. Cette dernière n’est là que pour maintenir la valeur de la monnaie et éviter l’inflation. Il ne faut donc pas injecter de nouvelle monnaie dans le circuit au risque de faire augmenter les prix et baisser la valeur de l’euro. Nous sommes en pleine théorie classique de la monnaie qui nie tout lien entre monnaie et pouvoir, entre monnaie et souveraineté. La monnaie ne ferait que fixer le niveau général des prix et donc celui de l’inflation. Avec ces principes, c’est le modèle rentier qui l’emporte. C’est toutefois cohérent avec une Union européenne qui ne possède pas vraiment de « gouvernance » unifiée et est composée de pays à la démographie déclinante.

Toutefois, l’Allemagne et la France viennent quand même de réussir à faire acheter de la dette souveraine des pays européens les plus en difficulté par la bce, en contradiction avec les statuts de cette dernière. Il y avait urgence.

Cette crise politique fait partie intégrante de la crise plus globale de la reproduction du rapport social capitaliste69 tant sous l’aspect de la crise des rapports sociaux et des risques d’explosion sociale que cela comporte, que sous celui du rapport à la nature extérieure avec les risques de catastrophe afférents.

 

 


Précision

 

En relisant cet article pour un débat avec les membres de la liste Soubis, je me suis aperçu que la note 64 pouvait être précisée. Dans le no 15 (« le cours chaotique de la révolution du capital »), je disais que les crises financières étaient très courantes dans l’histoire et a fortiori dans l’histoire du développement capitaliste, mais que ces crises restaient d’une nature moins virulente et destructrice que les crises monétaires qui pouvaient les suivre. En effet, les crises financières apparaissent comme liées aux activités plus ou moins spéculatives et donc aux dysfonctionnements d’un ordre libéral ou néo-libéral. Elles semblent rester en surface et ne pas être en rapport avec l’activité économique alors que les crises monétaires seraient rattachables à des éléments structurels renvoyant à une crise de la valorisation du capital et donc à une « crise systémique » du capitalisme.

Dans cette mesure, on peut se demander : est-ce que la crise actuelle de l’euro est une crise monétaire ou une crise financière ?

Le premier terme de l’alternative ne résiste pas à l’examen dans la mesure où tous les spécialistes s’accordent pour dire que l’euro reste sur-évalué par rapport au dollar à cause de la politique monétaire restrictive de la banque centrale européenne (BCE). S’agit-il alors de dysfonctionnements ? Il y en a bien des signes avec des grandes banques mondiales qui ont négligé la question de la solvabilité de la dette grecque, processus qui se poursuit aujourd’hui quand, par exemple, on voit l’État grec emprunter à la mi-mai 2012, 4 milliards d’euros au Fond de solidarité européen (FSE) puis reverser cette somme à la BCE afin de rembourser les obligations grecques acquises par cette même BCE afin de soutenir les cours de ces obligations grecques. Cela produit de la dette auto-entretenue… et 840 milliards de bénéfices pour la BCE (cf. article de Yannis Varoufakis, in Le Monde du 24/05/2012).

Mais certains de ses dysfonctionnements ne sont pas auto-entretenus et on ne peut d’ailleurs parler de dysfonctionnements à leur égard, mais plutôt d’incurie politique. Ils sont le résultat des échanges économiques inégaux au sein de la zone. Et ces échanges ne sont pas des échanges inégaux de valeur entre des produits qui en contiendraient plus ou moins, mais des échanges faussés par l’utilisation d’une monnaie unique de fait alignée sur le niveau de l’ancienne monnaie allemande (DM)*. Il en résulte que l’Allemagne peut ainsi imposer à tous une priorité d’objectifs en termes de compétitivité-qualité (le haut de gamme, la « marque allemande ») par rapport à une compétitivité-prix devant laquelle son industrie ne fait plus le poids, mais qui demeure l’arme exportatrice numéro un des pays du sud. Cela touche surtout les pays du sud de l’Europe, mais aussi un pays comme la France qui face au triomphe de Volkswagen et d’Audi ne peut que faire miroiter sa Logan et la « marque » Dacia !

Comme le disent les économistes, les excédents de l’Allemagne créent les déficits des autres dans la mesure où les échanges sont essentiellement intra-communautaires et que l’Allemagne ne cesse de rejouer son Ostpolitik en repoussant toujours plus les limites de la communauté européenne.

Le paradoxe est celui d’une puissance économique (l’Allemagne) qui n’est plus une puissance politique depuis 1945, face à une France dont la puissance reste politique plus qu’économique. Dans le cadre de la restructuration en réseaux des anciens États-nations, ces derniers se retrouvent désarmés de cette fonction politique par l’indépendance de la BCE et les règles du Traité de Maastricht (les critères de convergence) alors que la mondialisation économique permet de noyer les critères nationaux et politiques au sein du processus de globalisation (un produit « allemand » ne contient souvent pas plus de 10% de fabrication proprement allemande, alors que Peugeot en est encore à vanter sa production « française »).

On a trop tendance à oublier que c’est une décision politique qui a présidé à cela et dans le plus profond des malentendus qui a fait confondre monnaie unique et monnaie commune. Un malentendu qui s’exprime aujourd’hui par le retour de perspectives nationalistes ou protectionnistes au sein de partis politiques ou même au niveau d’une nation toute entière, alors que c’est de manque d’Europe politique dont souffre avant tout la zone euro (en se plaçant bien sûr du point de vue des forces de domination).

En résumé, si la mise en place d’une zone euro a constitué un pas de plus dans la fictivisation (la Grèce et l’Espagne en ayant été les principaux bénéficiaires avant la fuite en avant), toute la politique allemande d’un euro fort et de taux d’intérêt élevés (ils sont en moyenne de 1 à 1,5 % plus élevés que dans les zones hors euros, Amérique ou Japon) peut être lue comme une volonté de maîtriser cette fictivisation… et à son profit (ce dernier terme ne devant pas être pris au strict sens économique). L’Allemagne a fait de nécessité vertu. Ne pouvant tenir un discours de puissance politique vu son passé nazi, elle n’a le droit de se projeter dans son histoire qu’au niveau économique en étalant de façon complaisante sa crise des années 20 présentée d’ailleurs comme inflationniste alors qu’elle était déflationniste à l’origine.

 

Notes

1 – Cf. J. Wajnsztejn : Après la révolution du capital, éd. L’Harmattan, 2007 et « Capitalisme, capital et société capitalisée », Temps critiques no 15.

2 – Qu’ont en commun une époque où le salariat n’existe qu’à l’état de trace et où le capital tente de faire coexister les modes de production les plus variés, où les travailleurs prolétaires ne représentent encore qu’une minorité qui fournit pourtant des marchandises achetées par d’autres, et une époque où le salariat est la situation de plus de 85% de la population active dans les pays de vieille industrialisation et où celui qui produit est aussi le premier consommateur de ce qu’il produit ? Ce qu’elles ont de commun, c’est la transformation de monnaie en capital, c’est-à-dire le moment où cette monnaie n’est plus seulement de la monnaie à l’usage du souverain et à sa thésaurisation, mais devient disponible pour la circulation et l’accumulation en tant qu’équivalent général de toutes les formes particulières de richesse. La monnaie devient signe, le crédit se développe sur la base de la confiance, mais dès l’origine dans une contradiction qui est celle d’un langage qui devient général en s’étendant progressivement à tous, tout en consacrant un mode d’appropriation privée de la richesse.

3 – La loi de modernisation de l’économie de 2008 a crée la catégorie d’entreprise de taille intermédiaire (ETI) de 250 à 4999 salariés sur le modèle du Mittelstand allemand, plus adapté à l’évolution actuelle que la catégorie française de PME qui correspondait à la tranche 50-250 salariés.

4 – Nous ne développerons pas plus et nous renvoyons au texte « Capitalisme, capital et société capitalisée » du no 15 de la revue Temps critiques (2010), disponible en ligne sur le site de la revue. URL : http//tempscritiques.free.fr.

5 – Pour une analyse théorique du capital fictif, je renvoie à mes autres travaux et particulièrement au livre Crise financière et capital fictif, éd. L’Harmattan, 2008.

6 – Cette notion se distingue des notions marxistes de reproduction simple et reproduction élargie (cf. « Quelques précisions sur capital, capitalisme et société capitalisée », Temps critiques, no 15, p. 28 et note 45).

7 – C’est la fameuse question du « point mort » dans l’automobile. Après la crise des années 1970, les entreprises ont dû stopper leur course au gigantisme, de type General Motors, sur un marché en crise où il ne s’agit plus de produire plus mais mieux et avec inversion de la chaîne offre-demande. Plus de stock mais des flux tendus en réponse immédiate à la demande. Dans cette perspective, abaisser le « point mort » consiste à abaisser le chiffre de production marginal à partir duquel chaque produit supplémentaire fait gagner de l’argent. Plus ce point est bas plus l’entreprise peur résister en période de vaches maigres et accroître ses profits en phase de reprise.

8 – Elle se définit comme un rétablissement de bonnes conditions pour la production des entreprises et s’oppose aux politiques de la demande qui cherchent à promouvoir consommation et investissement. Les premières sont plutôt associées à des politiques libérales, les autres à des politiques keynésiennes de gauche.

9 – Caractérisé par la règle : on travaille beaucoup, on est très productif et en échange on est assez bien rémunéré et on est protégé par le code du travail et les syndicats.

10 – Le capital devient totalité grâce au marché financier où il conjugue alors substance et immatérialité, stocks et flux.

11 – Cette contrainte s’exprime aussi dans la fin du cercle vertueux keynésien. En effet, la relance par la demande est une politique conçue en circuit fermé. L’argent public injecté doit profiter en priorité aux entreprises du pays qui paient des salaires et embauchent des salariés. L’investissement de départ doit donc être remboursé et bien au-delà (le fameux « multiplicateur keynésien ») par une consommation accrue de produits nationaux. Il ne faut donc pas qu’il y ait de fuite hors du circuit. Cela devient difficile dans le nouveau contexte de mondialisation.

12 – Exemple de démocratisation financière en France : les exonérations d’impôt sur les plus-values réalisées par les détenteurs de Sicav qu’on ne peut même pas dire spéculatives puisque le ticket était systématiquement gagnant-gagnant. Cela permet, côté capital, de créer un marché financier potentiellement ouvert à tous et donc plus large qui n’existait auparavant que pour une petite catégorie et, côté salariés, d’empocher des plus-values, ce qui est propice à la diffusion de l’idéologie du petit boursicoteur.

13 – La France représente un cas particulier parce qu’elle se trouve en porte à faux avec la victoire historique de l’Union de la gauche, cette dernière menant alors entre 1981 et 1983, une politique de relance par la demande de type keynésienne classique. Elle fut mis en échec par la « contrainte extérieure » s’exprimant premièrement dans un différentiel d’inflation trop fort avec ses voisins conduisant à la dévaluation du franc, puis à une politique d’austérité menée par la « seconde gauche » de Rocard et une fuite de la demande hors du circuit économique national avec le poids croissant de la mondialisation et donc des importations.

14 – Les années 1945-1975 ont changé ce qui était jusque-là une donnée de base des inégalités : traditionnellement, c’était parmi les personnes âgées qu’on trouvait les revenus les plus bas. Aujourd’hui, en dehors des pays anglo-saxons, c’est plutôt chez certaines catégories de jeunes qu’on trouve les plus pauvres.

15 – Au niveau comptable cela correspond à un tour de passe-passe. Ce qui figurait au passif de la banque (les créances à percevoir dans le futur) se transforme en actifs au niveau du bilan en tant que produits financiers.

16 – La titrisation permet ainsi de réaliser des opérations hors bilan, or ce sont les bilans qui permettent la surveillance des équilibres et d’éventuelles dérives.

17 – C’est par exemple le cas de la Société générale dont l’activité classique représente moins de la moitié de ses gains et des dividendes reversés. Il ne sert donc à rien de crier haro sur les agences de notation. Quand la note de la SG est dégradée par Morgan et Stanley comme en janvier 2012, il y a bien des raisons.

18 – À ce niveau, Auchan fera figure de précurseur en rachetant la petite banque d’affaire Delors et Carrefour créera sa propre banque : la SPP. Par ailleurs, Carrefour, spécialiste du pressurage des petits producteurs et des fournisseurs, profite de l’espace des 90 jours – en théorie ramenés à 45 jours –entre le moment où elle touche de l’argent de ses clients et le moment où elle paie ses fournisseurs, pour placer son argent dans des opérations financières.

19 – Prenons un exemple édifiant du passage d’un modèle à un autre : le groupe BSN-Danone, no 2 de l’agro-alimentaire en Europe. À l’origine, un patron de gauche soutien de Mitterrand, Antoine Riboud, pratique la concentration conglomérale d’abord (achat dans différentes branches sans rapport entre elles, selon les opportunités) puis verticale (de la matière première au produit fini), mais indépendamment du marché financier dont il se méfie comme beaucoup de patrons français jusqu’à la fin des années 1980 ; puis son fils Franck Riboud prend sa succession à partir de 1996. Il se lance dans la Bourse et les investissements internationaux, se mettant à la merci d’une offre publique d’achat (OPA) agressive de la part de Pepsi Cola.

20 – Dont Alcatel-Lucent nous a offert le modèle, à vrai dire désastreux, en France. Il est appliqué aussi à France-Télécom depuis la privatisation de l’entreprise qui donne la possibilité aux nouveaux opérateurs d’acheter des communications téléphoniques à l’opérateur historique pour ensuite les revendre aux particuliers. Ce modèle, prédominant dans le secteur de l’automobile (Dacia roumaine pour Renault ; 107 et C1 pour Peugeot) conduit mécaniquement à une dégradation de la balance commerciale qui n’est donc pas forcément due à une pénétration des marques étrangères ou à une perte de compétitivité.

21 – À preuve, par exemple, celle de l’espagnol Inditex qui possède Zara et qui obtient des prix à peine supérieurs à H&M pourtant entièrement délocalisée. En France, l’entreprise Qooq a choisi, elle aussi, la relocalisation alors qu’elle est installée en Chine, mais elle a décidé de produire en France certains éléments en ayant recours à plus d’automatisation et moins de salariés. Les coûts salariaux restent largement supérieurs, mais ils sont compensés par la meilleure qualité de la production, la diminution des coûts de transport et le bénéfice du crédit-recherche accordé par l’État. Autre exemple pour la France : Clergerie à Romans.

22 – Techniquement, le coût de la main d’œuvre des pays pauvres représente une concurrence supportable pour les salaires et entreprises des pays riches que si les salaires des pays pauvres augmentent plus vite que la productivité de leurs salariés. Dans les industries de main d’œuvre comme le textile, c’est encore vrai mais pas forcément dans l’automobile et encore moins dans le secteur des nouvelles technologies où la productivité est tout de suite haute et les salaires restent bas, même s’ils sont supérieurs aux salaires moyens du fait de la bonne formation de ces salariés-là.

23 – Clayeux vient de relocaliser à partir d’une innovation révolutionnaire dans la… couche-culotte ! Les entreprises de service de l’information, elles aussi, ont tendance à relocaliser avec des centres d’appel implantés plus près de la clientèle et sachant répondre en bon français aux demandes des usagers.

24 – Cf. P. Veltz, Mondialisation, villes et territoires : une économie d’archipel, éd. PUF, 2000.

25 – Nous avons déjà signalé ce phénomène dans notre article sur les rapports entre organisation oligarchique et organisation réticulaire, dans ce même numéro.

26 – Par exemple, PSA est la holding cotée en Bourse qui contrôle les usines Peugeot et Citroën.

27 – Nous préférons utiliser cette abréviation aujourd’hui courante et significative même si en vérité ces NTIC ne sont que des support de l’économie de l’information. Certains auteurs font la différence entre économie de l’information comme flux de données structurées et économie de la connaissance comme à la fois stock et capacité de savoir. Assurer la première fonction ne suffirait pas à passer à la seconde. Il faut y rajouter de l’éducation et de l’apprentissage. Les tenants de l’économie de la connaissance se recrutent chez les auteurs issus de l’opéraïsme italien comme A. Negri, M. Lazzarato, P. Virno et Y. Moulier-Boutang. C’est à partir du concept marxiste de General intellect qu’ils réintroduisent la problématique d’une nouvelle créativité du travail vivant par rapport à l’accumulation de travail mort (le capital fixe). Une perspective que nous avons déjà critiquée dans nos écrits sur le néo-opéraïsme. Une autre de leurs tendances est critiquable, celle d’associer systématiquement « cognitif » et « immatériel » et donc d’introduire une séparation stricte entre économie matérielle et immatérielle aussi discutable que celle entre économie réelle et économie financière. C’est net quand on voit les liens existants entre production d’électricité et NTIC. Les réseaux électriques ont restructuré en profondeur la sphère productive et sa distributivité a été une des conditions du succès des NTIC. Mais en retour la production et la distribution de l’électricité deviennent connexio-dépendantes puisque gérables seulement grâce à ces NTIC.

28 – La portée de ce pouvoir symbolique est analysée dans l’ouvrage de Naomi Klein, No Logo, éd. Actes sud, 2001.

29 – Le capital-risque est un apport de fonds propres sous la forme de prise de participation dans la jeune entreprise, en général en provenance d’une personne « de la partie » qui lève des fonds auprès d’investisseurs sur la base de sa compétence supposée. Il participe en général à la gestion de l’entreprise, mais il peut revendre ses parts pour réaliser une plus-value.

30 – P. Jorion, Le capitalisme à l’agonie, éd. Fayard, 2011.

31 – Les entreprises industrielles ne sont pas en reste. Ford réalise un tiers de ses profits à partir de sa branche financière.

32 – Certains auteurs comme Stiglitz (Le triomphe de la cupidité, éd. Les liens qui libèrent, 2010) font remarquer que la majorité des sociétés de capital-risque ne faisaient pas parti du « système Wall Street » comme l’appelle P. Gowan (« Crisis in the Heartland » in New Left Revue) et sont plutôt établies sur la côte Ouest. Les Community banks (sociétés de crédit mutuel et banques locales) ont aussi joué leur rôle dans le financement de PME. Pour lui, les grandes banques d’affaires n’ont joué qu’un rôle marginal dans les investissements et vraies créations d’emplois dans le secteur, toutes occupées qu’elles étaient par la valse des fusions-acquisitions d’abord, par les ventes « par appartement » ensuite.

33 – Titriser consiste à transformer des prêts bancaires en obligations rachetées par des investisseurs du monde entier, mais aujourd’hui, vu leur développement énorme, on ne sait plus quelle est l’exposition réelle des banques au risque. Un problème surtout grave pour les banques d’affaires qui ne sont pas adossées aux dépôts des particuliers et pour les banques et assurances « placières ».

34 – Toutefois cela n’empêche pas les dérapages purement spéculatifs de fonds de placements qui ont voulu jouer sur du « gagnant-gagnant ». Prenons un exemple récent, celui de la renégociation de la dette grecque. Certains hedge fund y participent en tant que négociateurs « perdants » côté créanciers tant que la Grèce n’est pas officiellement en faillite, or si elle venait à « faire défaut » (sous-entendu de paiement), ils seraient alors protégés par des CDS (assurances contre le risque) contactés au moment des prêts.

35 – Cf. notre texte « Les indignés : écart ou surplace », disponible sur le site de Temps critiques. URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article283

36 – M. Aglietta et A. Brender, Les métamorphoses de la société salariale, éd. Calmann-Lévy, 1984.

37 – Ce n’est qu’une sorte de salaire différé. Il est piquant de voir qu’en France, pays où on a beaucoup plus tendance à critiquer le libéralisme qu’aux États-Unis, les stock-options ne sont pas considérés comme des salaires et aucune charge ne pèse sur eux alors qu’aux États-Unis, après le scandale Enron et une loi de 2002, ils sont maintenant considérés comme un revenu du travail imposable.

38 – Ainsi, on peut mettre en relation la déconvenue de la branche Danone de BSN qui, à l’automne 2000, est contrainte pas ses actionnaires à renoncer à son projet d’acquisition sur Quaker Oats et la mise en place de son plan social conduisant à la fermeture des biscuiteries LU considérées comme insuffisamment rentables.

39 – Toutefois, même l’Allemagne qui s’est faite la championne de la compétitivité hors prix (qualité) et qui avait un coût unitaire du travail supérieur à la France a mis en place une réforme drastique du droit du travail, une baisse volontaire des salaires, des délocalisations du bas de la production de la chaîne de valeur en direction de l’Europe de l’Est.

40 – Cf. L’article du Monde Diplomatique de janvier 2012 « La maladie du balai ». Ce seraient les besoins des uns qui feraient l’emploi des autres, le tout reposant sur l’idéologie libérale d’une inégalité de valeur du temps de travail de chacun.

41 – A. Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, éd. Galilée, 1988.

42 – Cette théorie affirme que le progrès technique et la croissance de la productivité ne nuisent pas à l’emploi car l’emploi supprimé dans un secteur ancien est recrée et même augmenté dans un nouveau secteur. C’est comme cela qu’est expliqué le passage des sociétés à dominante agricole aux sociétés industrielles, puis aux sociétés de services. La croissance de la productivité étant traditionnellement lente dans le secteur tertiaire, ce secteur a été effectivement très créateur d’emploi dans les années 1970-1980, compensant en partie le début du déclin du secteur secondaire à partir du milieu des années 70. Mais l’utilisation massive des NTIC, l’emprise des grandes surfaces sur la distribution a fait bondir la productivité dans les services sans qu’il apparaisse de nouvelles possibilités de déversement d’emploi. L’ouvrier ne peut être durablement remplacé par un agent de sécurité et en même quantité.

43 – Le niveau moyen de formation des femmes étant en augmentation constante dans les pays riches, ces nouveaux emplois ne sont pas destinés en priorité aux femmes originaires des pays-centres, mais aux femmes immigrées. En France, ces services concernent surtout les activités de confort et restent donc relativement limitées, mais le plan Borloo de 2006 pousse à leur extension en maintenant ou étendant des avantages qui profitent surtout aux personnes aisées.

44 – Cf. le dernier ouvrage des sociologues de l’éducation Cahuc, Carcello, Galland, Zylberberg, La machine à trier : comment la France divise sa jeunesse, éd. Eyrolles, 2012.

45 – J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, éd. L’Harmattan, 1987 ; J. Guigou et J. Wajnsztejn, Crise financière et capital fictif, éd. L’Harmattan, 2008.

46 – P. Riviale, Les infortunes de la valeur, éd. L’Harmattan, 2006.

47 – Par exemple en France, une loi de 1982 met fin à la distinction traditionnelle entre banques de dépôt et banques d’affaires, ces dernières étant à l’époque les seules habilitées à intervenir sur le marché financier. Les banques de dépôt étant très concentrées en France, elles deviennent vite des opérateurs majeurs de ce marché.

48 – Il est vrai que cette question du partage est parfois oubliée puisqu’il se situerait au niveau de la distribution et non pas au niveau de la production et qu’il met en jeu les luttes sociales et un rapport de force (l’antagonisme capital/travail) peu compatible avec l’idée de « capital automate » développée par certains courants comme celui dit de la « critique de la valeur ».

49 – Les liquidités existent bien pour financer ce qu’il appelle l’économie réelle, mais elles ne viendront se placer productivement que quand elles se seront assurées des conditions de sécurité offertes par une gouvernance mondiale ayant rétabli le minimum de confiance. Là encore, rien d’inéluctable, ni dans un sens ni dans l’autre.

50 – Le principe de misère, éd. Le Félin, 2007.

51 – Une tendance qui trouve son origine dans l’économie dite classique avec la notion de « prix naturel » de Smith. Elle servit de base à la théorie de la valeur coût de production, évacuant par là la question du pouvoir et des rapports de force dans la fixation des prix de marché. Cela fut repris par Ricardo puis Marx avec la théorie de la valeur-travail et ce dernier buta définitivement sur l’impossible solution du problème du passage de la valeur au prix de production.

52 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, éd. L’Harmattan, 2007 et le premier article éditorial du no 15 de la revue Temps critiques.

53 – La volonté politique des pays dominants de l’UE et donc de la BCE fait que la parité euro/dollar se situe actuellement autour de 1,3 $ pour 1 euro alors que le système de parité de pouvoir d’achat la situerait autour de 1,1 et que les économistes parlent d’un taux souhaitable de 0,8. Le résultat de cet euro trop fort est qu’il conduit les pays à compenser leur perte de compétitivité ; l’Espagne, par exemple, en hypertrophiant son secteur hors concurrence internationale (bâtiment, immobilier, travaux publics) et même l’Allemagne qui achète ses composants hors euro en les estampillant « made in Germany ».

54 – On peut voir ce poids de la finance aussi dans la position du personnel politique à son égard. L’administration Obama a été incapable de trancher entre Wall Street et Main Street parce que finalement les grandes banques sont considérées à l’égal de services publics. Comparons avec V. Auriol, ministre des finances du Front Populaire : « Les banques, je les ferme, les banquiers, je les enferme ! », déclarait-il alors.

55 – Ce qui est beaucoup moins contrôlé comme on a pu le voir pour les subprimes, ce sont les mécanismes amortisseurs des prises de risque inconsidérées, bref, les jeux de la puissance.

56 – Traditionnellement, cela se traduisait par une remise en cause de la fonction de réserve de la monnaie et par une fuite vers les valeurs refuges comme l’or et les œuvres d’art, ou des transferts de devises et une spéculation contre la valeur de certaines monnaies. Cela est devenu moins courant aujourd’hui que l’or est démonétisé et que les monnaies ont retrouvé une certaine fixité, par exemple au sein de la zone euro.

57 – « Notes sur la portée et le cheminement de la crise financière » dans la revue Carré rouge sur la crise financière (2008)

58 – Cf. le point de vue de L. Goldner sur cette question dans le no 15 de Temps critiques.

59 – Cela permet aussi d’éviter de tomber dans une énième polémique entre partisans de la surproduction et partisans de la sous-consommation

60 – Cela ne vaut pas pour les prix des matières premières qui sont à la fois le produit de la rente, de la cartellisation (OPEP) et des quantités marginales demandées.

61 – Cela fait d’ailleurs trente ans que Fiat connaît cette situation.

62 – Cf. N. Lichtenstein, spécialiste de l’histoire ouvrière à l’Université Santa Barbara de Californie, cité dans : « La crise vue d’en bas », G. Bad in Echanges, automne 2007.

63 – Cf. les intéressantes descriptions qu’en fait Braudel à propos de la Bourse d’Amsterdam pendant la « tulipomania » au XVIIe siècle. Les produits dérivés y existent déjà ainsi que l’idée que la possession n’est rien et la circulation tout. Cela est à rapporter à plusieurs phénomènes qui naissent alors et sont encore valables aujourd’hui, même s’ils vont enregistrer des moments de recul : la dimension d’ouverture internationale que l’on retrouve aujourd’hui au cœur des bouleversements ; les débuts de la monnaie-signe, celle qui repose sur la confiance et qui va progressivement se dématérialiser ; la mise en place de structures supérieures qui échappent aux lois du marché et cherchent à domestiquer l’économie au profit d’une politique de la puissance.

64 – Dans une situation marchande ordinaire, la détermination de la valeur d’un objet-marchandise passe par le langage commun de la monnaie qui détermine un prix. Et derrière ce prix il n’y a pas des rapports de valeur mais des rapports de force entre producteurs (la concurrence), entre capital et travail (prix du travail, partage de la valeur ajoutée), entre producteurs et consommateurs (la loi de l’offre de la demande). Dire ça c’est aussi renvoyer toutes les théories de la valeur à une variété de métaphysique. C’est aussi à partir de là qu’on peut avoir une lecture de la crise actuelle de la zone euro. Certes la Grèce a fait plus de « bêtises » que l’Allemagne, mais ce qui fait l’insupportabilité, relative quand même de sa dette, c’est que s’y dévoile le fait qu’en l’état actuel des choses, c’est-à-dire en l’absence de « gouvernance » politique européenne et de budget européen commun, tout à coup, l’euro n’apparaît plus comme un langage commun, ni à l’intérieur de l’Europe ni à l’extérieur. Un euro grec n’est alors plus égal à un euro allemand. Les marchandises grecques s’en trouvent dévalorisées, les emprunts grecs surtaxés.

65 – Cf. J. Wajnsztejn, « Le cours chaotique de la révolution du capital », Temps critiques, no 15, hiver 2010.

66 – Considérer la crise sous cet angle économiciste, financier, sur le modèle catastrophiste et non sous l’angle d’une crise de reproduction des rapports sociaux, conduit à l’illusion d’une automaticité d’un devenir autre. Pourtant, comme le dit B. Pasobrola : « Le procès d’objectivation marchand ayant précédé le mode de production capitaliste, il pourrait d’ailleurs très bien lui survivre et favoriser l’apparition d’une nouvelle phase de l’économie mercantile. L’échange marchand ne susciterait plus alors l’accumulation durable du capital, mais alimenterait une sorte d’économie de survie ou de rapine, horizon qui n’est en fait pas très éloigné de la phase actuelle de fictivisation du capital et de règne de la puissance financiaro-mafieuse » (op. cit, p. 149). Le fait qu’on n’ait rien à attendre de bon de la seule aggravation de cette crise est aussi abordé dans ma conclusion de l’article : « Le cours chaotique de la révolution du capital » dans le no 15 de Temps critiques.

67 – La crise des subprimes de 2008 est le signe a contrario de cette préférence pour la liquidité. Le niveau de la prime correspond au niveau de risque et d’incertitude qui lui-même cherche à se rassurer au moyen d’une chaîne sans fin de nouveaux produits financiers. Par ailleurs, la crise de la dette en Europe constitue aussi une attaque sur ce qu’on pourrait appeler les euros-drachmes et les euros-lires, dévoilant ainsi qu’il est difficile de séparer strictement monnaie et crédit.

68 – Ceux-ci et les penseurs libéraux ont une sainte horreur de tout ce qui ressemble à de la puissance monétaire parce qu’elle relève de « la main visible » de l’État. Pour eux, l’idéal est une monnaie sans autorité (un peu comme l’euro aujourd’hui) et les plus radicaux comme F. Hayek penchent même pour la suppression de toute banque centrale.

69 – Sur la notion de crise de reproduction, on peut se reporter à J. Wajnsztejn, « Le cours chaotique de la révolution du capital », Temps critiques, no 15 (p. 97-102).

* Toute proportion gardée, on a le même phénomène, certes à partir d’un choix politique opposé, avec un dollar que les États-Unis ont intérêt à laisser filer à la baisse afin de soutenir leurs exportations dans les secteurs industriels qu’ils jugent stratégiques.