Temps critiques #16

Crise, dramaturgie et jeu

, par Bernard Pasobrola

On néglige souvent, dans l’analyse de l’imaginaire de l’économie, la notion de jeu, ou bien on la réduit à l’activité sur les produits financiers qualifiée d’« économie-casino ». Il y aurait d’une part une économie saine et sérieuse, un usage rationnel de l’argent, et, d’autre part, des excès ou débordements dus à l’inconscience ou l’irresponsabilité de certains acteurs économiques qui auraient une tendance excessive à « jouer » au lieu d’accomplir consciencieusement leur mission.

Anselm Jappe, par exemple, écrivait dans son article du Monde daté du 31/10/2011 : « L’argent n’est réel que lorsqu’il est le représentant d’un travail vraiment exécuté et de la valeur que ce travail a créée. Le reste de l’argent n’est qu’une fiction qui se base sur la seule confiance mutuelle des acteurs, confiance qui peut s’évaporer1. »

On a pu lire aussi quelques jours plus tard dans le même journal, cette fois sous la plume d’André Orléan : « La définanciarisation [de l’économie] repose sur la constitution de pouvoirs d’évaluation hors des marchés (entrepreneurs, syndicats, pouvoirs publics, associations), aptes à proposer des finalités conformes à l’intérêt collectif ».

Or tout cela ne tient pas compte de la dimension ludique de l’activité économico-politique, alors que l’évolution de l’antinomie du jeu et du sérieux va bien au-delà de la simple évaluation du rapport gain/risque en relation à la détermination (par qui et pour qui ?) de l’« intérêt collectif ».

C’est ce que notait l’historien hollandais Johan Huizinga dans son ouvrage Homo ludens paru en 1938. Ce qu’il prédisait, et qui se dessinait déjà à son époque, est devenu pleinement visible : le ludique se concentre de moins en moins dans les sphères traditionnelles comme le sport ou les jeux de société pour envahir massivement la politique et l’économie auxquelles s’attachait traditionnellement la notion de sérieux2.

L’évaluation techno-scientifique du corps du joueur, sa « fabrication » et son entraînement de même que les moyens scientifiques mis en œuvre dans la lutte contre le dopage, la soumission de la compétition sportive à des règles de plus en plus compliquées et à des techniques scientifiques de plus en plus poussées, la transformation du sport en une fabrique d’exploits et en une inépuisable source de profits, tout cela éloigne l’activité sportive de la simple exploration agonistique des potentialités humaines. L’adhésion sociale au sport et autres manifestations pseudo-ludiques tient davantage de l’enthousiasme que déclenche n’importe quel produit commercial de masse que de l’esprit de jeu proprement dit3.

Parallèlement, les métaphores sportives ont envahi tous les domaines de la vie sociale. Huizinga constatait déjà que l’aspiration au « record » et l’esprit de compétition entre les individus devenaient la règle dans les affaires et dans la société en général. L’esprit du jeu constitue aujourd’hui le fondement, non seulement de la régulation des échanges, mais de la politique internationale où « l’intégrité du système repose uniquement sur une volonté de participer au jeu » (op. cit.) – jeu dont les règles sont renégociées en permanence entre les partenaires et soumises aux fluctuations des modifications des alliances et des rapports de force.

La dramaturgie des crises, de même que les multiples rounds de négociations internationales, nous rappellent que les jeux de puissance ne sont pas uniquement contraints par la nécessité (à laquelle d’ailleurs ils ne répondent d’aucune manière), mais motivés par la ruse, la force et les formes ludiques dégénérées qui, comme dans certains jeux vidéos, ne valent que parce que l’issue ne peut s’envisager sans la destruction totale non seulement de l’adversaire, mais du monde en général (le summum du jeu étant de continuer à le détruire en feignant de lutter pour sa conservation).

L’utilisation politique des risques – financiers, écologiques, terroristes, etc. – qui sont supposés affecter la société s’est presque totalement substituée au discours traditionnel, à la fois protecteur et autoritaire, de l’État providence. La politique n’est plus censée compenser les inégalités et offrir une forme de protection sociale en échange de l’obéissance à l’autorité, mais demande un sacrifice matériel toujours plus intense pour juguler un ennemi abstrait qui est en fait l’évolution (présentée comme inéluctable) de la société elle-même. La part de jeu qui anime ce type de stratégie politique vise peut-être à procurer de délicieux frissons aux couches moyennes, mais prend le risque certain d’inquiéter sa jeunesse ou de l’« indigner ».

La réaction humaniste qui consiste donc à vouloir enchaîner la politique et l’économie, l’argent ou les relations de pouvoir, à une prétendue rationalité supérieure qui serait celle d’une entité intrinsèquement éthique – le « peuple », les « citoyens », ou « la société civile » – néglige le fait suivant : il n’ y a pas de rationalité supérieure à celle du jeu et ce dernier n’est pas réservé aux classes possédantes, tandis que les dominés en seraient réduits à la pure nécessité. Le jeu, aussi destructeur soit-il, séduit aussi les dominés et la peur fait partie de ses atouts. Un exemple : peut-on réduire le consumérisme à la quête d’un bien-être illusoire ou à la satisfaction de supposés « besoins » ? Cette forme d’avidité semble surtout obéir à une pulsion ludique assimilable à un véritable « syndrome de Ponzi » géré sur le long terme. Il ne s’agit pas de devenir millionnaire en six mois, comme Charles Ponzi, mais d’accroître le « volume » de son existence à travers l’augmentation des biens consommés, et d’ajourner le moment du bilan et de la déception que ce bilan créera à coup sûr, à moins de noyer son chagrin dans un nouvel acte consumériste. L’addiction excessive pousse certains consommateurs à la ruine exactement de la même façon que les flambeurs de casino.

Mais puisque l’imaginaire social n’est pas réductible à la gestion de la nécessité, cela signifie que sa logique est mouvante et n’épouse pas mécaniquement les conditions matérielles d’une époque. Il faut se souvenir, entre autres exemples, que la naissance à la fin du xviiie d’un imaginaire de la vitesse a précédé les possibilités techniques qui l’ont réalisé. Rien n’exclut donc que l’esprit ludique ne s’invente d’autres enjeux qui prendront à contre-pied l’idéal de mobilité et d’individualisme des sociétés fluidiques et consuméristes.

 

Notes

1 – Lire la critique de cet article par Jacques Wajnsztejn : « Une énième diatribe contre la chrématistique », novembre 2011.

2 – « La tentative de rechercher la teneur ludique du présent confus, nous mène sans cesse à des conclusions contradictoires. Dans le sport nous avions affaire à une activité sentie et reconnue comme jeu, et d’ailleurs portée à un tel degré d’organisation technique, d’équipement matériel et de réflexion scientifique, que dans sa pratique collective et publique, la véritable atmosphère du jeu menace de se perdre. À l’encontre de cette tendance du jeu à se convertir en sérieux, certains phénomènes semblent manifester la tendance opposée. Des occupations qui tirent leur raison d’être de l’intérêt, de la nécessité ou du besoin, et qui donc ne présentent pas la forme ludique au départ, développent de façon secondaire un caractère que l’on ne saurait interpréter autrement que comme celui du jeu. La valeur de l’action se limite à une sphère retranchée en soi, et les règles qui y sont en vigueur perdent leur finalité générale. Dans le cas du sport, un jeu qui se fige en gravité, mais reste noté comme jeu ; dans l’autre cas, une occupation sérieuse qui dégénère en jeu, mais continue d’être estimée sérieuse. Les deux phénomènes sont apparentés par le puissant instinct agonal, qui domine le monde sous tant d’autres formes. »
[…]
« Si la politique intérieure des États contemporains révèle des indices suffisants du facteur ludique, leur politique internationale, à première vue, ne fournit guère l’occasion de songer à la sphère du jeu. Pourtant le fait que la vie politique entre les nations a dégénéré en excès inouïs de violence et de danger, ne constitue pas une raison pour éliminer d’avance ici la notion du jeu. Nous avons suffisamment vu que le jeu peut être cruel et sanglant, et qu’il comporte souvent de la tricherie. Toute communauté juridique ou politique offre par nature des caractéristiques qui l’associent à une communauté de jeu. Un système de droit des gens doit sa cohésion à la reconnaissance mutuelle de principes et de maximes qui, quels que soient leurs fondements possibles dans la métaphysique, agissent en pratique comme des règles de jeu. La consolation expresse du pacta sunt servanda implique en fait une reconnaissance que l’intégrité du système repose uniquement sur une volonté de participer au jeu. Aussitôt qu’un des participants en cause se dérobe aux règles du système, ou bien tout le système de droit des gens s’écroule (même si c’est momentané), ou bien le transgresseur doit être proscrit de la communauté comme briseur de jeu. » Johan Huizinga, Homo ludens, éd. Gallimard.

3 – « Critiquer le football-spectacle, son empire financier, ses pratiques mafieuses, le climat de guerre qu’il entretient, la multiplication des “petits-boulots” précaires qu’il suscite, ou bien encore la drogue politique qu’il injecte dans la société ne suffit pas », écrivait Jacques Guigou au moment du Mondial de 98 dans un article intitulé « Le football n’est pas un jeu ». « Agent essentiel de la société mondiale du capital, …il entretient chez ses adeptes une sensation de participation à la bonne fraction de l’humanité : celle qui doit gagner, celle qui agit pour le triomphe de la négation spectaculaire de l’économie dans et par “le Jeu” ».
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