Le défunt travail et le travail des fins
1/ Nécessité de confronter plusieurs angles d'approches :
— limites de la discussion strictement économique (certaines personnes affirment qu'il ne s'agit pas d'une crise économique puisqu'il y a de l'argent en quantité suffisante et que nous produisons assez de richesses pour satisfaire le bien-être des habitants de cette planète — ce qui est à vérifier et est aussi nécessaire pour se départir d'un point de vue local voire impérialiste) ;
— limites de la discussion sur les besoins et l'utilité sociale (on garde la notion de travail comme base) ;
— limites sur la question de l'activité (notion fourre-tout) ;
— limites sur la revendication du revenu minimum et de la gratuité (qui fixe le revenu minimum ?, qui le distribue ? et quel est son champ de validité ? ; la gratuité pourrait laisser croire qu'on nous doit tout et que nous ne serions redevables de rien, nous aurions des droits et jamais de devoirs vis-à-vis de l'humanité et de la nature).
La notion de travail est synonyme en général d'activité contrainte et aliénante, liée le plus souvent au salariat. Mais en même temps on peut constater sous un autre angle que c'est aussi une condition du développement humain (le fameux « métier » et l'attachement au travail bien fait qui procure une certaine valorisation, sentiment très répandu…). Le travail donne accès au revenu et à l'identité sociale. Le paradoxe c'est qu'on peut être conduit à défendre des activités « bizarres », dans mon cas personnel c'est que si je défends mon travail je vais défendre la bureaucratie et une administration parasite et inutile.
Que dire du « travail sur soi » nommé par la psychologie ou le « travail » des artistes ? Il s'agit bien alors d'une activité de transformation non plus productive au sens du travail industriel par exemple, mais d'une transformation de soi et de la création artistique. La contrainte peut permettre la création et le développement des capacités humaines dans l'activité collective et y compris pour soi-même (formation, rencontre des autres, participation à une œuvre, — qui peut prendre la forme de la « culture maison » —, etc.). Cette notion de contrainte rencontre celle de loi, de règle (même si ces notions provoquent des débats et peuvent se comprendre en des sens très différents), d'interdit qui permet à l'humain de devenir humain (c'est la prohibition de l'inceste qui serait la source de la culture selon les anthropologues).
2/ La crise touche toutes les formes d'activités humaines :
— c'est l'existence même qui est en cause : « qu'est-ce qu'être humain ? » devient la question fondamentale ce qui peut être nommé comme : « les modalités de la dramatique de l'usage de soi » et « l'être ensemble » ?
— la crise de tous nos modèles antérieurs ;
C'est assez clair à plusieurs niveaux.
Le premier point c'est celui de la techno-science o ù l'informatique et les nouvelles techniques de traitement de l'information et de communication sont à l'origine d'un bouleversement profond. La technique et l'évolution rapide de l'informatisation liée au transport de l'information sous toutes ses formes. L'existence des « technopathes » montrent bien qu'il s'agit d'une nouvelle transformation mentale. La question sociale oblige à nuancer ce qualificatif puisqu'une grande partie de la population n'a qu'un accès limité à ces techniques, est-elle touchée par le syndrome de la « technopathie » pour autant ? Ce qui voudrait dire que comme la majorité des pathologies mentales c'est l'individu qui est touché mais qu'elle a une base sociale. Ceci est visible avec le développement des ordinateurs personnels et professionnels, c'est le caractère massif du phénomène qu'il faut prendre en compte. Le caractère irréversible est patent, tous les secteurs de la vie sont touchés. Un des constats de ce phénomène c'est la nouvelle façon de manipuler les symboles au travers des écrans et de l'informatique, c'est un accès au monde qui passe par la maîtrise de nouvelles représentations.
Le second point c'est celui de la communication. Dans ce cadre le rapport au monde est changé, le spectacle a détruit toutes les médiations antérieures entre le monde et la conscience mondiale et universelle (famille, communauté locale, nation, etc.). D'emblée l'individu est placé dans le « monde » ou ce qui est nommé tel. La mondialisation est aussi mentale, puisque la conscience humaine est « mondialisée ». Les nouvelles technologies font fonctionner la représentation de façon différente des précédentes et libèrent (ou devraient libérer) ou modifient des capacités qui auparavant étaient utilisées ailleurs (dans le travail manuel par exemple ou le travail tout court). Elles sont majoritairement captées par l'image spectaculaire, mais laissent de coté le besoin de valorisation, de création des humains et ne répondent pas à la question du sens.
Peut-être sommes-nous à un moment comme celui qui lors de l'hominisation a permis la station debout, le développement du cerveau et le rôle si particulier de la main. Il s'agit aussi d'une mutation sociale et mentale où l'absence de médiation entre soi et le « monde », entre l'un « individu » et le tout « monde » provoque des changements dans de multiples domaines. C'est visible avec l'intériorisation mentale des contraintes comme dans le cas des ronds-points, mais aussi dans la dilution croissante de l'autorité. La domination n'est elle pas devenue principalement une technologie mentale ?
3/ Ceci induit la question de la civilisation, des valeurs, du mental.
On connaît le rôle de la décision humaine dans l'évolution sociale depuis le xviiie siècle, la convention de la règle ou de la loi (avec tous les débats inhérents à ces mots) devrait nous permettre de remettre en débat des notions clés comme l'égalité, l'universalité, le « bien commun », etc. Ce qui est en jeu c'est la question du tiers entre nous et les autres, entre nous et le réel, entre notre conscience et notre « autre ».
Contre la confusion relativiste, contre la culture (souvent binaire), contre le différentialisme, qui tendent à affirmer que seul prime l'intérêt et le particulier, qui nous confine à l'impuissance politique, reprendre la parole et se battre idéologiquement et théoriquement pour affirmer nos valeurs et leur légitimité et leur validité devient primordial.
4/ Quelques points historiques peuvent aider afin d'essayer de cerner les enjeux, c'est-à-dire qu'on voit bien que le problème est plus compliqué qu'un remake de 1789, de la Commune de Paris, de 1917 ou de 36 en Espagne ;
— Le paléolithique avec la fabrication des premiers outils et la ritualisation de la mort, Leroi Gourhan parle d'une « mise hors de soi » ; — Le néolithique avec l'apparition de l'agriculture, elle implique une organisation collective et permet l'existence de surplus donc d'une libération du travail de certaines personnes. Les fonctions de rois et de prêtres apparaissent au même endroit et au même moment : il y a environ 10 000 ans au Moyen Orient. Ces fonctions continuent celles des sorciers et chamans, mais elles sont liées ici à une nouvelle structuration sociale et une nouvelle façon de produire ;
— L'écriture et la loi c'est l'extériorité du symbole évident et la puissance collective par l'institutionnalisation de la règle et son écriture, sa publicité permet aussi sa force et son objectivation comme force externe, le pouvoir comme transcendance ;
— La démocratie grecque avec la notion de débat public et la naissance revendiquée des « intellos » longtemps après l'écriture (les philosophes) et les premiers débats ouverts sur la convention des règles humaines, portés par les sophistes ;
— La crise du xiie siècle avec le nominalisme et la critique de l'essence, il n'y a que des noms et pas réalité divine qui fonde le nom, il n'y a qu'une activité humaine (l'exemple de la connaissance éclaire ce possible). La décision sur les valeurs prendra une tournure politique plus tard après les débats sur le contrat social au xviie siècle ;
— L'invention de l'imprimerie par Gutenberg, dont les effets ne seront visibles que très longtemps après, encore une fois c'est une nouvelle façon de manier les symboles.
— L'apparition de l'industrie à la fin du xviiie et l'extension du salariat au xixe siècle qui fait croire qu'on peut valider la possibilité d'accéder au bonheur par le travail, l'application de la science à la production et la raison en politique (la société idéale).
5/ Quelques impasses visibles :
— La république classique et la nation (crise de la politique actuelle et des institutions)
— Les solutions sur l'emploi (recours à l'État, la promesse par les politiques, la course aux ersatz d'emploi, etc.)
L'attente des avant-gardes (crise du militantisme et dépression collective, après la promesse du progrès la peur de la catastrophe) Tout cela profite bien à Le Pen, la crise de la politique demande une modification profonde, les promesses sur l'emploi débouchent forcément sur la précarité et le vide, l'impuissance politique lui laisse le champ libre.
6/ Quelques débats ou recherches nécessaires :
— L'instance collective demande débat (sa nécessité s'impose bien qu'historiquement elle a toujours été au service de la domination) ;
— La nécessité de la critique ou des critiques globales et/mais l'action en situation ;
— La reconnaissance de la nécessité du « sens » (au sens large : idées, culture, représentations imaginaires, utopies, mythes) ;
— Le débat sur la notion de vérité où la liaison avec la subjectivité devient primordiale ;
— L'activité humaine pensée comme augmentation de la puissance à la fois pour soi et collectivement implique une réflexion sur le développement et son orientation, donc des débats sur les choix de civilisation ;
— La nécessité de l'éthique pour viser la « non-domination » parce qu'on sait qu'il n'y a aucune garantie et que le problème se repose sans cesse vu l'auto-reproduction du pouvoir y compris dans les sphères militantes ;
— La liaison forte avec la valorisation où l'image de soi et la reconnaissance sociale sont des points très forts dans la personnalité humaine et ses choix ;
— La recherche et l'expérimentation sur les alternatives basées sur la « non-domination » ;
— Le heurt avec le « sens commun », on peut prendre l'exemple de mesures simples sur les dirigeants politiques qui nous trompent ou la possibilité de débrancher les ordinateurs pour attaquer la puissance et l'autonomie de l'argent (signe de la force et force du signe).
Peut-être faut-il affirmer la relativité sans le relativisme, la transversalité et le multiple un peu comme ce qui se passe sur Internet, et accepter le caractère mouvant de notre humanité (personnelle et collective). Il n'y a rien à attendre, ni un parti, ni une révolution, ni une solution strictement concrète. C'est l'urgence de la politique et de la réflexion, de l'inventivité, même si on sait l'incertitude et l'absence de garanties, la présence de la multiplicité et le besoin de chemins inédits. Peut-être faut-il déjà être capable de reprendre ce qu'ont fait nos prédécesseurs avec la critique du droit divin et de la religion au xviie et au xviiie siècles (cf. la façon dont Rousseau et les penseurs des Lumières critiquent le caractère « naturel » de la royauté ou Kant qui écrit un livre pour montrer qu'on ne peut prouver l'existence de Dieu en raison). Mettre en œuvre des solidarités c'est déjà être gagnant contre la barbarie et un type de réponse à la demande de globalité qui est souvent une injonction que nous assigne le pouvoir. En guise de conclusion :
La crise est générale et la question du travail n'est qu'un élément de cette crise. La lutte contre le capitalisme rencontre la question symbolique, à nous de trouver des chemins inédits tout en sachant que nous sommes toujours dans un rapport humain où le tiers, la loi a sa place. La question de la loi est ainsi et toujours éminemment politique. La fin du travail croise le travail sur les fins.▪