Recycler l’être humain ?
Le capital a quasiment fini de capitaliser l'ensemble de l'activité humaine extérieure, ce fut la dimension sociale et économique de son mouvement. Il lui faut maintenant capitaliser l'activité organique des hommes et des femmes, c'est-à-dire capitaliser l'homme en tant qu'espèce humaine : l'être humain.
Le mouvement hospitalo-universitaire des étudiants, internes et chefs de cliniques du printemps 1996 semble poser la question suivante : qui préside au devenir de l'espèce humaine ? La réponse à cette question est contenue dans cette autre : qui préside à la bonne santé des hommes et des femmes ?
Le mouvement des étudiants, internes et chefs de clinique montre bien que la crise du travail touche aussi les métiers de la santé. Mais il faut aussi voir dans cette crise la crise de l'activité humaine, parce que la médecine quitte son rôle de médiation dans le procès de production et de reproduction de la force de travail pour entrer dans le processus de capitalisation de la vie.
Crise du travail dans l'activité médicale.
Printemps 1997. Le rapport de force des étudiants, internes et chefs de cliniques grévistes des centres hospitalo-universitaires contre les deux conventions du plan Juppé de réforme de la Sécurité Sociale est déséquilibré. Le premier Ministre ne pouvait en aucune manière désavouer son plan pour la Sécurité Sociale en 1997, sans se désavouer lui-même et désavouer tous les manifestants de l'automne 1995 face auxquels il avait tenu tête.
Dans ces circonstances, on comprend aisément que le premier argument contre les revendications des étudiants, internes et chefs de cliniques grévistes, soit le rapport de force de décembre 1995. Cet argument fut stratégique dans la mesure où il opposait « l'amour de la médecine » et les « préoccupations corporatistes ». Et même si la réponse du milieu hospitalo-universitaire fut de s'organiser en intersyndicale, le gouvernement réactiva autant que possible la séparation-alliance entre le milieu médical et les assurés sociaux.
On retrouve d'ailleurs ce qui paraît être devenu l'organe standard de lutte contre les mouvements sociaux : les médiateurs qui « descendent » sur le « terrain ». Agir avant et expliquer après, tel est bien un système de reproduction dont l'opérateur est la régulation. Celle-ci évalue, corrige et ajuste sans jamais arrêter le processus en cours.
S'il paraît légitime de se demander pourquoi le mouvement des étudiants, internes et chefs de cliniques n'arrive que maintenant et n'a pas su se mobiliser dès 1995, on peut tout aussi légitimement se demander pourquoi ce mouvement ne relance pas celui de l'automne 1995. En l'état actuel du rapport de force, un mouvement spontané d'ensemble paraît difficile. Depuis 1986, on peut noter que les mouvements qui touchent le système de reproduction sont en correspondance. Certains en entraînent d'autres, les autres créent une brèche dans laquelle s'engouffrent de nouvelles revendications. C'est le sens même des mouvements sociaux qui s'inscrivent toujours dans l'histoire et prennent le temps de leur expression.
La caractéristique de ce mouvement est de rassembler les étudiants, les internes et les chefs de cliniques tout en ne parvenant que très peu à mobiliser les usagers de la médecine.
La tradition étudiante de ces quelques 30 dernières années est de montrer une vivacité à manifester régulièrement. Cependant, depuis 1986, les revendications semblent toucher la question de la représentation, c'est-à-dire le futur moyen de détermination dans un monde où les représentations s'effritent. Ce qui est vrai pour tous, l'est encore plus pour les étudiants qui n'ont pas encore d'histoire personnelle à l'heure où il n'y a plus grand chose à transmettre.
Les internes manifestent avec vigueur et sont rejoints par les chefs de cliniques, parce que se pose pour eux la question de la représentation de leur fonction ou future fonction qui éclate sous les pressions du système de reproduction duquel ils sont coupés et qui pourtant saisit la régulation de la santé. Si historiquement, le médecin fut toujours le conseiller notable de l'office public dont la parole était dotée du pouvoir d'expertise de l'examinateur1, le médecin d'aujourd'hui est soumis à la domination du capital dont l'opérateur de régulation de la gestion assure la soumission de tous. Mais il semble que la caractéristique la plus importante de ce mouvement, est que celui-ci touche l'institution de la santé, et plus particulièrement parce qu'il est connecté aux centres universitaires, il touche à la définition de la santé et de ses représentations.
Si le mouvement des infirmières venait exprimer l'éclatement de l'établissement hospitalier comme sanctuaire de la santé, le mouvement des étudiants, internes et chefs de cliniques des centres hospitalo-universitaires dénonce la remise en question de la définition même de la santé.
Il n'est pas étonnant que le mouvement soit focalisé dans les hôpitaux de type universitaire où se pose la question de la recherche et du savoir. L'accumulation des connaissances et des savoirs expérimentaux donne actuellement, la possibilité de modifier le devenir de l'espèce humaine. Cette accumulation date des années 1920 et permet la manipulation d'espèces végétales et animales. Les usagers, par contre, ne se sentent pas investis de la cause des étudiants, internes et chefs de clinique, parce qu'historiquement, la Sécurité Sociale est l'institution qui médiatisera et englobera les médecins qui soignent la force de travail, et les ouvriers pour qui la force de travail est un bien précieux.
Historiquement, la création de la Sécurité Sociale est le fruit de luttes de classes en même temps qu'elle illustre l'intégration des classes que réalise le capital en créant des médiations pour sa reproduction ce qui dessaisit les individus du contrôle et de la maîtrise de cette reproduction2. Le milieu médical avait tout intérêt à ce que la Sécurité Sociale se développe pour assurer ses revenus et ainsi, conserver les privilèges de la médecine ancestrale.
Pour les assurés sociaux, la Sécurité Sociale est vécue comme un acquis qui ouvre à l'égalité de soin, voyant par là même un moyen d'émancipation et de promotion sociale. On peut dire que cette organisation de la Sécurité Sociale est une nécessité du capital qui a besoin d'étendre ses marchés et de rationaliser ses coûts et produit conséquemment une « nécessitarisation » qui amène à l'organisation rationnelle.
L'histoire de la médecine, c'est l'histoire de la laïcisation de la médecine. La santé est à la fois considérée comme ayant une cause naturelle, en même temps que la bonne santé est la puissance divine. Dans la Grèce Antique, c'est sur la démocratie esclavagiste qu'Hippocrate peut fonder l'art médical sur l'observation objective des faits et la rigueur morale au service du prochain. La puissance divine s'anthropologise et trouve des représentants sur terre que seront, à l'époque médiévale, les clercs. Il faut attendre la Renaissance pour que la dissection des cadavres se répande comme pratique visant la connaissance de l'homme sous tous ses aspects. Au cours des xviie et xviiie siècles, la médecine dite scientifique ne se réalise que par la simplification/réduction de l'homme comme machine cartésienne. Ce n'est qu'au xixe et xxe siècles que la technique entre véritablement comme méthode expérimentale dans la pratique médicale, par l'intermédiaire de l'investigation clinique.
La médecine est une des premières sciences qui viendra accroître la productivité de la force de travail (allongement de la durée de la vie, soins efficaces, baisse de la mortalité, etc.). Elle est contemporaine de toute une série de transformations de la production où la technique et les machines rendent la production de plus en plus efficaces. Autrement dit, la médecine, comme les autres sciences qui investissent la production vont produire une croissance exponentielle de la productivité : productivité de la force de travail, et productivité des machines et techniques dans les fabriques.
Au début du xxe siècle, toute une série de techniques intervient dans la médecine, comme dans le reste des activités. L'entre-deux-guerres marquera d'ailleurs une sorte de mouvement où la technique intègre tous les domaines, parce qu'elle est une garantie d'efficacité.
Il n'est pas étonnant dès lors que la Sécurité Sociale trouve son institutionnalisation par l'intermédiaire de la protection des travailleurs. S'inspirant de ce qui existait avant 1914 comme réparation des accidents du travail et protection des familles de travailleurs pour conserver et reproduire la force de travail, les régimes d'assurance maladie se développent fortement entre 1914 et 1939 et se combinent aux prestations familiales sous la pression démographique (préoccupation nataliste), et économique (crise des années 1930).
Si c'est en 1935 que le terme « sécurité sociale » apparaît au États-Unis lors de l'adoption du Social Security Act, il faut attendre le rapport Beveridge de 1941 pour fixer les recommandations qui seront adoptées à Philadelphie en 1944 lors de la Conférence internationale du travail. Ainsi, la Sécurité Sociale liée au plein emploi, est-elle faite pour se substituer à ce qu'apporte le travail dès lors qu'un individu ne peut plus travailler.
La médecine laïque qui se réalise aujourd'hui, reste soumise à la démocratie et à l'État, dans la mesure où ce dernier unifie les oppositions en mettant en œuvre des systèmes visant à atténuer les effets négatifs du travail, mais sans que jamais ne soit remise en question l'exploitation. Prise entre la pratique visant la conservation de la force de travail et sa reproduction, et entre le praticien agent de la démocratie, la médecine s'est historiquement constituée au bénéfice de l'intégration des classes dans le mouvement du capital.
La médecine fut un opérateur qui justifia grandement l'automatisation de la production et, conséquemment, le fait que la production se vide de la force de travail. Il n'est qu'à observer, pour s'en rendre compte, les jeux d'alliance et de rapports de force qu'a imposé et qu'impose encore de manière formelle, la médecine préventive du travail dans la sphère de la production. Par ailleurs, comme pratique, la médecine unifie beaucoup de sciences et de recherches d'investigation de l'être humain, ce qui lui ouvre aujourd'hui la possibilité de déterminer seule le devenir de l'être humain.
Capitalisation de la vie.
Les comités d'éthique ont vu le jour dans le domaine, ou à partir, de la médecine. C'est que dans ce secteur d'activité, la contradiction entre l'homme et ses déterminations, et l'être humain indéterminé dans son devenir, se pose de manière cruciale. La médecine, mieux que toute autre activité, se trouve devant la constatation que les choses sont en train de se renverser : l'homme semble perdre ses déterminations, parce que son activité semble devenir inessentielle, en même temps qu'il devient possible de déterminer le devenir de l'être humain en tant qu'espèce. Du coup, les comités d'éthique sont devant le problème suivant : comment peut-on choisir le devenir de l'être humain ? Si la question se pose aujourd'hui de manière aussi forte, c'est qu'historiquement, l'activité humaine, sous la forme exploitée du travail, mettait les hommes en relation avec la nature qui leur servait de référentiel. C'est d'ailleurs à partir de celui-ci que l'activité, même sous la forme particulière et historique de la mise au travail, pouvait se faire parce que l'activité, en tant que rapport à la nature, était détermination de la nature humaine, c'est-à-dire du devenir de l'être humain3. Or, lorsque le procès de production rend inessentielle l'activité des hommes et des femmes, il n'est plus possible d'avoir accès directement à la nature, indépendamment de ce qu'on peut appeler « nature », puisque celle-ci est indifférenciée de l'activité humaine initiale.
Il n'est pas étonnant alors que l'on s'interroge sur ce que peut être l'espèce humaine, comme le montre plusieurs initiatives4. Cette interrogation est d'ailleurs le corollaire de la crise de l'identité dans la mesure où la crise du travail et de l'activité humaine défait les anciens rapports sociaux sur lesquels se sont construites les identités. Au moment où le système de reproduction s'émancipe de la production, les genèses sociales et historiques sont reconvoquées parce que leur caducité remet en cause les identités historiques.
Pour que le capital passe à sa phase de domination réelle, il lui fallait s'intégrer la science. Aussi, les théories scientifiques ont-elles changées, surtout en Allemagne dans les années 1920. En physique, le phénomène est spectaculaire avec la théorie de la relativité qui ouvre vers une vision totalisante des phénomènes. La théorie des quanta permit, en revanche, une étude particularisée. Ces deux sciences se complètent avec l'étude du capital en tant que communauté matérielle (unité totalisante), se complètent avec celle des mouvements de capitaux individuels (quanta-capitaux). De même, c'est vers 1900 que De Vrie redécouvre Mendel et ses théories génétiques qui viennent interroger la vision darwinienne du monde et de la nature.
Cependant, il faut attendre le moment 1968 pour que ces théories viennent se poser socialement. Jusque dans ces années, les savoirs en tant que 'découverte', diminuent, alors qu'augmente le nombre des savoirs « d'innovation »5, c'est-à-dire que nous passons d'une conception d'un savoir qu'il faut rechercher à une conception d'un savoir qu'il faut construire.
Quel homme pour demain ? Il ne s'agit pas de savoir ce que nous deviendrons sous l'influence de telle ou telle condition naturelle, mais bien plus de savoir quel homme nous voulons construire, produire pour demain. Ici, la question de la reproduction se pose non seulement du point de vue de la reproduction sociale du capital, mais du point de vue de la reproduction biologique. La médecine intervient depuis longtemps et de plus en plus dans l'acte de reproduction. Les accouchements, mais aussi les examens ante- ou pre-nataux, la médicalisation pédiatrique, etc. Autrement dit, le mode hospitalier participe peu ou prou à une définition de l'homme puisqu'il permet dans les faits, certaines naissances et en avorte d'autres. Et même si les actes médicaux restent encore soumis à l'autorisation des individus concernés, les possibilités qu'ils offrent modifie la donne.
Si la perte de centralité du travail ainsi que l'inessentialisation de la force de travail conduisent à une sorte d'impasse actuelle où l'homme semble être en trop tandis que la technique possède les moyens du devenir de l'être humain, il ne faut pas négliger que ce mouvement renferme aussi le procès d'individualisation qui, s'il est aujourd'hui englué dans l'individualisme subjectiviste féroce, n'en est pas moins une réalité. C'est d'ailleurs à la conjonction de ces deux processus (celui de l'individualisation et celui du capital qui tend à s'émanciper de l'homme), que la médecine prend toute son importance. La médecine est exposée à de nouveaux symptômes : la parole des individus qui viennent interroger le médecin sur ce qu'ils sont et qui ils sont. L'activité humaine devenant de plus en plus saisie par le capital, et la médecine accentuant la crise du travail, lorsque le travail s'absente, la médecine prend une part de plus en plus grande dans la vie des individus et est confrontée donc à elle même, à ces maladies dites « iatrogènes », c'est-à-dire les maladies de la médecine.
Ainsi, la médecine en tant que pratique est soumise aussi à l'individualisation et s'ouvre sur le questionnement du rapport malade-médecin et laisse entrer dans son domaine toutes les pratiques qui visent à rendre au malade son efficience, voire même qui ont l'ambition de révéler l'inconscient du malade comme la psychanalyse.
Dans cette perspective, la médecine qui concevait la maladie comme étant un processus participant du domaine naturel, se trouve dans une impasse, parce que les maladies actuelles semblent plus relever justement d'une rupture des individus avec la nature, parce que relevant d'une rupture avec leur activité et interrogent donc sur leur être.
Relégués à la périphérie de la sphère de la production, les individus sont devenus interchangeables, même si c'est le capital qui a le mieux réalisé, par la flexibilité, la demande — ouvrière en son temps — de la mobilité professionnelle et de la promotion sociale. Or, l'individu devenant inessentiel dans sa force de travail ; la production se socialisant de plus en plus, hommes et femmes sont dépossédés de leur utilité, de leur nécessité, tant dans leur activité concrète que dans la compétence qu'ils peuvent avoir et qui se socialise dans le grand ensemble de la « ressource humaine » qui opère comme mécanisme de capitalisation des connaissances, et comme mécanisme qui vide les individus des lieux de la production.
C'est dans ces circonstances que s'expriment les individus sur leur mal être, et que la médecine, prise dans le mouvement dominant, tend à enfoncer le clou. L'activité étant immédiatement sociale, elle détermine les individus à la fois subjectivement et à une communauté. Dès lors que celle-ci s'absente en devenant inessentielle, les individus perdent à la fois leur être, et leur détermination singulière. La médecine, face à ce malaise, tend à poursuivre son mouvement historique qui accompagne celui du capital, se substituer à ce qui unifie les hommes et les femmes : leur activité spécifique qui va jusqu'à l'activité organique des hommes et des femmes.
Le mouvement du capital, dans sa phase de domination réelle, étend sa domination en se substituant à l'activité humaine. Les manifestations des étudiants, internes et chefs de clinique marquent que la domination est en train de faire un pas de plus, se substituer à l'activité organique des hommes et des femmes. Comme substitution de l'activité humaine, le capital se présente alors comme ce qui unifie. Aussi, le mouvement du capital s'appuie-t-il sur la médecine comme opérateur pour que celle-ci puisse unifier l'activité organique des individus en y substituant la nécessité de sa domination.
Il n'est pas étonnant dès lors, que le système immunitaire soit l'organe principal de la préoccupation médicale. La représentation du système immunitaire est déterminée par l'ensemble des schèmes cognitifs prévalant dans la communauté actuelle et qui sont le produit d'un long passé. Cette représentation est fondée sur la mise en évidence qu'il y aurait un Soi formé de l'ensemble des cellules composant l'être vivant. Ces dernières possèderaient des marqueurs dits « marqueurs du soi » leur permettant de reconnaître et d'être identifiées. Cela concerne aussi bien les éléments venant de l'extérieur, les allogènes : antigènes et allergènes ; que des éléments internes : cellules mal formées ou dégénérescentes.
Cette représentation nous vient de l'acceptation de la dichotomie entre intérieur et extérieur, elle-même venant du « ce qui sépare l'homme de l'animal », faisant entrer ainsi l'homme dans un rapport de conflit vis-à-vis de la nature, vis-à-vis de ses pairs, et vis à vis de lui-même. La représentation du système immunitaire dépend de cette séparation fondamentale. Chez les enfants non autonomisés, il arrive que l'on trouve par exemple, des systèmes immunitaires non activés. De l'autre côté, dans des sociétés hyper-individualisées, le système immunitaire sera exalté jusqu'à sécréter une sorte d'intolérance qui, par rapport à toute variation de sa représentation (définie par les marqueurs du soi), peut entraîner une hyper-activité du système immunitaire qui opère soit contre l'environnement et conduit à des maladies de type allergie, soit contre soi-même et conduit à des maladies auto-immunes.
Le phénomène peut opérer en sens inverse en une dépression du système immunitaire dans le cas de représentations qui ne sont incompatibles avec la réalité, ou dans le cas de conflits de représentations.
Au sein de la représentation politique, il y a exaltation de l'individu tandis que la réalité économique et sociale montre à quel point l'individu est laissé pour compte dans le procès de valorisation. Cette contradiction paralyse le système immunitaire ou bien, inversement, l'individu réactive d'anciennes identités et s'enferme alors dans un repli en augmentant par là même son intolérance.
Le sida est un exemple parfait d'une maladie découlant d'un conflit de représentations. Et on peut supposer que les maladies de demain seront de moins en moins cardio-vasculaires et de plus en plus des maladies de la représentation comme le sida.
On peut rétorquer ici que le sida possède une détermination organique (le virus lab, par exemple) qui détruirait les lymphocytes T tueurs ou les lymphocytes T auxiliaires ayant pour rôle d'activer les lymphocytes B aptes à produire les anticorps, etc. et qu'ainsi, l'élément déterminant serait de nature biologique. Reste alors à connaître l'origine du virus et pourquoi il trouve un terrain chez l'homme en cette époque.
Quoi qu'il en soit, G. Gachelin montre bien la manière dont le système nerveux et le système immunitaire ont des relations multiples. Dans la revue La Recherche no 177 sur les défenses du corps humain, il analyse le système immunitaire comme ne servant pas uniquement à la défense de l'organisme, mais aussi comme étant un système d'intégration, de positionnement dans le continuum du vivant. En somme, c'est le système immunitaire qui permet de produire une réponse à l'environnement, autrement dit, c'est celui-ci qui permet l'intégration. Il signifie une adaptation, puisque l'adaptation est une modalité d'intégration dans une totalité.
C'est dans cette configuration que peut être analysé le procès du capital qui, cherchant à se saisir de toute l'activité humaine tant intérieure qu'extérieure, se construit comme un gigantesque organe de régulation dont le modèle serait le système immunitaire n'acceptant aucun dérèglement sans le recevoir comme agression.
Il y a quelques recherches qui tendent à montrer pourtant que l'évolution des espèces n'obéit pas au conflit, mais à la symbiose. C'est, par exemple, les théories endosymbiotiques de la cellule et l'arrivée de théories similaires sur la formation du noyau. Dans ce cadre, que les virus soient des gènes autonomes ou des gènes non encore fixés sur les chromosomes (transposons), ils sont agression ou dérèglementation du fonctionnement dans lequel opèrent le système nerveux et le système immunitaire construit sur la représentation. Ils acquièrent une importance considérable dans le cadre de la pratique de la greffe d'organes qui est la forme paradigmatique de la combinatoire que réalise le procès mondial de régulation de la reproduction du capital.
Nous pourrions encore argumenter nos propos en évoquant la relation fœtus-mère par exemple, considérée parfois comme une greffe qui ne serait pas accompagnée de rejet grâce au placenta. On pourrait aussi évoquer la greffe d'un embryon chez un homme, ou encore, pour rester plus près de l'actualité, le clone Dolly. Sans oublier l'histoire de la « Vache folle » et même « l'affaire Dutroux » qui touche aussi à la question de la reproduction et à la combinatoire que réalise le capital.
Le slogan « sauvons notre santé » du mouvement des étudiants, internes et chefs de cliniques doit être compris dans toute son ampleur. La santé est devenu l'enjeu du procès du capital qui s'intègre l'homme et acquiert son système de régulation interne dans la spéculation financière qui commande à son devenir.
Le mouvement des étudiants, internes et chefs de cliniques rencontre la difficulté du rapport entre l'homme et son être. Qu'ils manifestent leur sentiment d'être floué montre bien que la santé n'est plus l'apanage des médecins ni même des sanctuaires hospitaliers, mais qu'elle aussi devient une détermination mondiale d'un système qui cherche à se faire homme en s'incorporant tous les hommes.
Le mouvement social du secteur hospitalo-universitaire met en rapport les liens qui peuvent exister entre la santé qui réfère au procès de vie et le procès du capital qui parachève toutes les représentations. On ne peut pas comprendre un mouvement de ce type si on ne l'observe que du point de vue de la forme sociale. C'est, en substance, l'objectif que tentent les médiateurs politiques pour qui tout le problème de la réforme de la Sécurité Sociale n'est qu'une histoire d'explications.
Si le mouvement des étudiants, internes et chefs de clinique eut un intérêt, c'est dans la mesure où il posait la question de l'activité de la médecine, dénonçant le mouvement de la domination qui s'en saisit, et s'inquiétant du même coup de l'inutilité et de l'impuissance devant lesquelles les praticiens vont se trouver demain.
Hélas, le mouvement est resté dans l'impasse parce qu'il est trop resté sur des considérations corporatistes 1à où c'est l'activité humaine en général qui est touchée. La faiblesse de ce mouvement est due au fait que pris dans la contradiction, il ne pouvait pas se rapprocher de l'activité humaine en général, puisque c'est sur celle-ci et sa crise que la médecine trouve la raison de son existence.
L'avantage de ce mouvement est d'avoir permis de comprendre que l'activité humaine est liée à la question de l'espèce humaine et réciproquement. Aussi, les politiques si forts contre les mouvements qui se montrent violents dans leur revendication, sont-ils eux-mêmes les opérateurs de la violence avec laquelle l'espèce humaine est touchée, parce qu'ils se font les complices de tout ce qui rendra l'activité humaine inessentielle.
Il ne s'agit pas alors, de sombrer dans le catastrophisme qui, lui aussi est complice, parce que bouchant l'histoire, il fait sombrer dans la passivité du fatalisme ; il ne s'agit pas non plus d'être simplement réformiste en pensant que ce système doit être ajusté, parce que les hommes ont toujours su se sortir d'affaire, comme le fait la pensée qui ne peut penser l'activité autrement que comme travail.
L'activité hors du procès de production conserve pourtant ses possibilités de réalisation de la communauté des hommes. L'être humain comme communauté des hommes, ne peut avoir que l'activité comme médiation.▪
Notes
1 – Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
2 – Cf. le problème si souvent évalué actuellement de la maîtrise des dépenses, et plus particulièrement des dépenses de santé.
3 – La question des besoins en est d'ailleurs une forme d'illustration, même si lorsque cette question apparaît, c'est que déjà la notion de besoin est capitalisée.
4 – Initiatives militantes, comme le mouvement anti-spéciste (Cf. le numéro 8 de la revue Temps Critiques, en particulier, le texte de Yves Bonnardel), ou encore initiatives scientifiques, et plus particulièrement sociologiques et anthropologiques comme celle de Jean-Marie Brohm sur l'anthropologie du chien, et même sa participation aux Nouveaux Objets Anthropologiques (NOA), avec Louis-Vincent Thomas et Toby Nathan entre autres. Initiatives pratiques aussi, dans les pratiques de zoophilie qui, si elles ne sont peut-être pas plus importantes qu'hier, sont quantifiées et médiatisées de telle sorte qu'elles se révèlent presque comme phénomène social.
5 – Cf. le chiffre des brevets déposés qui distinguent ces deux formes de savoirs.