De la construction à la destruction de la subjectivité féminine

par Françoise d’Eaubonne

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)

Ilse Bindseil examine la construction sociale de la subjectivité féminine. Il va de soi que son étude concerne l’Euro-amérique, à savoir les pays industrialisés dont la sphère marchande est devenue le seul élément réellement directionnel. Le Monde diplomatique de janvier 1994 a publié sur ce sujet un pertinent article de Roger Lesgards. Un de ses sous-titres en exprime l’essentiel : « Une démocratie réduite au laisser-faire ». Il s’agit de cette situation surprenante : le triomphe, à la fin du XXe siècle, de ces physiocrates contemporains de la Révolution française et dont nul n’aurait pu croire qu’ils n’en étaient pas les meilleurs accompagnateurs, fournissant à ce projet de société nouvelle, la seule théorie capable de remplir son vide économique.

Aujourd’hui, « la force des choses » instaure un mode de vie sociale qui exprime le triomphe du physiocratisme sans que nul, certes, se réclame de cette idéologie, mais ce qui souligne aussi avec évidence comment ses principes aboutissent à la dévoration de l’état né du bouleversement de 1789. Et par voie de conséquences, comment la subjectivité — et pas seulement féminine — informée par l’objectivation marchande fait la preuve, une fois de encore, de ce que Lesgards appelle « l’excellence de la machine à décerveler ».

Ni la lucidité, ni la participation des citoyens à la gestion de la Cité ne trouvent de place dans un monde soumis à ce néo-libéralisme économique si parfaitement décortiqué, déjà, dans le roman de R.V. Pilhes, L’imprécateur. Les médias ne sont plus que les serviteurs de ce système censitaire, où les lois du marché, axes de la démocratie indirecte (seule forme actuelle de démocratie en Euro-amérique), ne façonnent qu’une élite mercantile et financière. L’État est réduit à sa « dimension policière et guerrière », ce qui relève du populisme le plus informé par l’obsession sécuritaire. La volonté de construire un système politique est totalement anesthésiée, le social rejeté hors champ, et les intentions d’organisation et de relations, valables, nouvelles, si présentes dans les Seventies, sont totalement niées par ce jeu des lois marchandes. « Tout est traité en termes d’échanges, d’efficacité et de rentabilité », y compris dans la sphère culturelle. Que devient donc, dans ce contexte, la subjectivité ? Lorsque la société n’est plus qu’un agrégat d’individus, l’individualisme et la subjectivité qui le sous-tend ne sont plus que notions creuses et faux-semblant. Tel est le paradoxe d’un système qui ne parle que d’individualités, d’individualisme, et qui nie aussi totalement les valeurs individuelles en fabriquant la subjectivité du citoyen. Quant à celle de sa « citoyenne », elle correspond à cette objectivation due à la valeur marchande qu’analyse Ilse Bindseil. Si la piste, signification même de « conflit social » est à ce point brouillée par l’évolution régressive de notre époque, n’est-il pas temps d’évoquer cette phrase déjà ancienne de Cavanna : « Dans un monde où les désirs de l’individu sont rejetés dans la marge, les marginaux ne représentent-ils pas la masse de ces mêmes individus ? » Désirs non seulement rejetés dans la marge, s’ils sont authentiques, mais, de plus, supplantés par les faux besoins fabriqués.

Et l’individu féminin, cible de choix en même temps qu’outil privilégié de propagande — surtout quand ce féminin est parcellisé, beauté, consommation, hygiène des enfants, etc. — se voit propulsé au top niveau de cette entreprise de fabrication d’une subjectivité comptabilisée et rentable.

Mais, encore une fois, il ne s’agit ici que de nos sociétés industrielles qui continuent à révérer la consommation au moment de la crise la plus sévère, à la façon dont une étoile depuis longtemps éteinte nous transmet encore sa lumière. Qu’en est-il dans les régions non industrialisées dont le projet consommateur n’est plus une fin à atteindre, mais l’objet d’une frustration, revers de cette foi nouvelle, et assimilé à la tendance perverse d’imiter l’Occident ? Dans ces pays voués à la revanche masochiste du religieux, il n’y est certes pas question d’une construction sociale de la subjectivité féminine, celle-ci pouvant être (dans un cas hélas hypothétique) le pire danger d’opposition à ce régime qui institutionnalise la misère, l’inégalité, le despotisme non éclairé mais totalitaire ; la subjectivité féminine n’est là que l’intériorisation du pire, l’acceptation de l’inacceptable, et non plus l’insertion utilitaire dans un système marchand. Où la marchandise disparaît, la femme se fait marchandise avec l’alibi religieux et familialiste ; c’est-à-dire que sa subjectivité n’en est pas une puisqu’il ne s’agit que de refléter ce que lui enseigne le despotisme mâle, reflet qui va parfois jusqu’à intérioriser la misogynie sadique. Quand une femme prétendument adultère est lapidée en Iran, ce sont des femmes qui emporteront son cadavre pour le jeter aux chiens, car la morte est une chienne ; tel est le diktat du Mollah. On ne saurait aller plus loin dans la destruction d’une subjectivité individuelle au sein d’une catégorie donnée.

En de telles extrémités, le conflit social a pour fer de lance le conflit sexuel, comme celui des années de l’occupation nazie s’identifiait presque totalement au conflit racial. L’exploitation ouvrière, la suppression des lois sociales conquises par le Front populaire ne pouvaient s’enlever que sur le fond commun à tout le malheur occidental, en contexte de conflit armé : la volonté d’extermination des « races inférieures ». Au pays fondamentaliste où la femme est traitée comme les nazis traitèrent les Juifs et les Tziganes, toute subjectivité féminine qui ne soit pas le reflet des mâles au pouvoir, ne peut être que détruite. Il ne s’agit pas de la refaçonner comme en régime de marchandise. C’est pourquoi tous les soubresauts — qu’on passe ici sous silence — contre la dictature intégriste, les échauffourées, les bagarres de rue, attaque des bassidjis (policiers des mœurs) et incendies des cars de ramassage des « mal voilées » prouvent que la question du sexe est aujourd’hui, en région de pauvreté et de fidéisme fondamentaliste, la première de toutes les insatisfactions et rébellions spontanées de la masse ; puisque c’est toujours à l’occasion de l’agression ou de l’assassinat de femmes par cette même police urbaine, que l’on constate ces révoltes. Là où l’on entreprend de détruire la corporéité féminine, la subjectivité du « deuxième sexe », également menacée, constitue le meilleur ferment de la révolte, comme le déclare la Ligue des femmes iraniennes, dont le siège, en France, diffuse ces informations. Supporterons-nous longtemps ce choix entre l’infamie intégriste ou la fabrication du plus intime de notre être par la sphère mercantile de nos continents ?

 

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