La critique n’est pas extérieure à son objet

par Jacques Wajnsztejn

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)

La critique faite à la théorie du prolétariat nous a conduits au refus de lutter pour une « Cause », c’est-à-dire pour un objectif extérieur à nous-mêmes (une classe, le peuple). Dans un premier temps cela nous a portés à une méfiance vis-à-vis de toute lutte qui n’englobe pas toutes nos exigences et toutes les potentialités d’un devenir autre, d’une communauté humaine et donc à critiquer les luttes partielles ou particularistes comme étant, en dernier ressort, des éléments de rationalisation et de normalisation d’un système capitaliste de plus en plus achevé. Toutefois, il arrive un moment où la résistance même à cette normalisation passe par notre propre intervention en tant qu’individus, intervention qui doit rompre avec une certaine passivité, certes critique, mais passivité tout de même. Or, le système capitaliste moderne joue autant de la passivité des individus que de leur activité !

Résister, ce n’est donc pas simplement maintenir la distance critique, refuser les immédiatismes de la société capitalisée, c’est aussi réagir, se révolter, lutter et cela peut prendre plusieurs formes plus ou moins nobles. De la même façon qu’il est à la fois vain et dangereux de rechercher une pureté théorique à tout prix, il est vain de chercher, avant tout, une pureté de l’action. Elle s’impose ou non, dans certaines conditions. Ce qui est important alors, ce ne sont pas tant les garde-fous théoriques, déjà bien souvent dévalués par l’expérience des erreurs historiques, que la lucidité de et dans l’intervention1.

Plutôt que de chercher à évaluer le niveau de radicalité de chaque lutte, il s’agit de vérifier l’opportunité de notre critique et de notre intervention, sans trop s’illusionner sur la portée immédiate de l’une et de l’autre. Les limites intrinsèques du mouvement pratique, et donc de notre intervention, ne doivent pas nous empêcher de tenter de porter celui-ci au bout de ses potentialités. De cette position découlent deux conséquences :

— l’action, même si elle est limitée et ponctuelle, représente souvent une brèche dans les processus de contrôle et de normalisation : elle est à la fois un signe envoyé au système de domination et un signe positif envoyé à nous-mêmes par rapport à la contradiction entre révolte et résignation qui traverse tous les individus. Ce signe participe lui-même d’une transformation à l’œuvre. Il n’est donc pas suffisant d’être « contre ».

— la désintégration des « milieux théoriques » n’a pas signifié la disparition des analyses critiques. On assiste plutôt à leur éparpillement et si des individus ou groupes plus ou moins informels continuent à développer une activité théorique, c’est sur le mode du chacun dans son coin, en fonction des expériences historiques et personnelles des individus concernés. En Italie, en Allemagne, aux États-Unis, cela prend souvent la forme d’un repli sur une ville, sur une région, sans véritable diffusion à l’extérieur. En France, cela se réduit souvent de façon caricaturale à l’opposition-séparation entre un « milieu théorique » établi (c’est le cas de le dire !) à Paris et une province suiviste ou anti-théorique, afin de bien marquer sa « différence » (Lyon, Toulouse).

C’est justement après quelques discussions et échanges entre individus éparpillés tant d’un point de vue géographique que d’un point de vue théorique, que la nécessité d’un bilan et d’un état des lieux de la critique, non limité à un espace national, s’est imposé à nous. La forme souple de la revue nous est aussi apparue comme la plus adaptée, à la fois pour lancer des bouteilles à la mer et rompre avec l’éparpillement des individus en relançant l’idée d’un travail individuel, mais mené en commun, sans exclusive politique trop marquée.

Les difficultés techniques (traduction et éloignement) semblaient devoir repousser la réalisation de ce projet au moyen terme, quand la réception imprévue de trois articles en provenance d’Allemagne, sur le nationalisme, le devenir de la RAF et le mouvement autonome, ainsi qu’une affiche grenobloise sur le mur de Berlin, allaient d’un coup donner corps au projet.

Le titre choisi pour la revue dès lors en gestation (Temps Critiques) rend compte à la fois de la difficulté de la situation (les temps sont critiques) et des tâches à accomplir pour en sortir (le temps de la critique).

 

Jacques Wajnsztejn, 1987

 

Notes

1 – Quoiqu’en dise Adorno, la « froideur bourgeoise », même si elle représente un moyen de survie face à l’horreur et à la domestication, ne constitue pas une solution collective et globale, quand bien même ce serait la théorie révolutionnaire qui tenterait de se draper dans ses oripeaux.

 

Dans la même rubrique