Des rapports du concret et de l’abstrait
Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)
Dans l’optique des « Remarques », la communauté nationale est un mélange de concret et d’abstrait, d’ancien et de nouveau. Les individus seraient chargés de synthétiser ces éléments sous peine de schizophrénie. Or, dans la crise actuelle, cette synthèse ne se ferait plus, ce qui produirait à la fois un isolement de la critique et une tendance massive vers la volonté d’enracinement, celui-ci étant assimilé au concret. Mais ce concret serait en fait un pseudo-concret (il est une des formes du rapport concret/abstrait), et à la synthèse démocratique, il substituerait une vision manichéenne qui conduit tout droit de la conception de la Nation républicaine à celle de la Nation nationale. Tous les maux sociaux viendraient de la haine vis-à-vis de l’abstrait phénoménal (l’argent, la finance, « le pays légal », les politiciens, la raison universelle).
Ce n’est pas un hasard si Bodo Schulze pense que, pour l’instant, il n’y a pas d’autre individu que bourgeois. C’est l’absence de prise en compte du procès d’individuation et de son stade actuel, qui le fait glisser, insensiblement, vers une défense de l’individualité bourgeoise et par suite logique, vers une défense de la démocratie « réellement existante ».
Ainsi, l’individu qui revendiquerait l’identité nationale ne serait plus un individu. Schulze rejoint ici Finkielkraut à cause de l’indétermination dans laquelle il tient l’individu. Il confond individu bourgeois et individualisation bourgeoise. Si elle remonte loin, l’individuation a trouvé son cadre théorique dans la philosophie des Lumières et dans la figure de l’honnête homme. C’est cette figure que le bourgeois reprendra. Mais à l’époque de la société bourgeoise, l’individu n’est pas un donné, c’est un construit, et cette « construction » ne peut être le fait que de quelques-uns. Pour l’immense majorité, l’individualisation prend la forme de la prolétarisation ; on est prolétaire et secondairement, individu. C’est alors l’identité de classe qui prédomine.
Avec la communauté du capital, l’individualisation est achevée en ce sens que tous les anciens rattachements, les identités, sont détruits ou en crise. La prolétarisation continue, mais la caractérisation prolétaire devient seconde par rapport à l’individu. Sous une forme vulgaire, on peut dire que c’est le triomphe de l’individualisme. Jacques Guigou, parle, quant à lui, de particularisation du rapport social qui aboutit à une Cité des ego (L’impliqué, 1987). Cet individu-là, que nous avons aussi nommé « l’individu démocratique », est aux antipodes de l’individu bourgeois. L’individu est un donné, ce n’est pas une conquête, et il doit « profiter » de sa situation. Sauf quand l’individu est en crise personnelle, il est donc toujours adéquat à la société, car il la vit comme étant la garantie de cette situation lui est due, pense-t-il. On pourrait aussi l’appeler l’individu-usager, car il consomme tout, y compris la liberté. Il en découle évidemment une conscience atrophiée du monde, à la mesure de l’amenuisement de son rapport au monde.
S’il peut être intéressant de pointer les dangers d’un retour exclusif vers le concret, que ce soit sous la forme du nationalisme ou du communautarisme, cela ne doit pas nous amener à entériner la schizophrénie sociale. La tyrannie de l’abstrait ne doit pas supplanter celle du concret. Si seule la pensée, actuellement, affirme la négativité universelle, alors la critique ne peut être que pure abstraction et la distinction faite par Bodo Schulze entre théorie et critique ne tient plus.
Or, la critique est bien un élément du rapport au réel, ce qui pose justement son manque d’unité qui est le pendant de l’atomisation des individus et des tendances à la schizophrénie sociale. Il ne peut y avoir d’activité critique si des individus ne sont pas en partie, et déjà autre chose, s’ils ne sont pas « positifs » d’une manière ou d’une autre (ouverture aux autres, capacités affectives, désintéressement, etc.). Rien ne peut sortir de la pure négativité, de la même façon que rien ne peut sortir d’une particularisation totale des individus. C’est pour cela que nous n’avons pas peur de faire resurgir la catégorie de « l’humain » dans nos travaux. Et cet « humain » n’est pas seulement de l’ordre de l’objectif, c’est-à-dire relevant des caractères de l’espèce, il est aussi de l’ordre du subjectif, même si aujourd’hui les qualités humaines subissent l’emprise des rapports sociaux de domination.
D’une manière générale, on peut dire que la méthode de Bodo Schulze ne dépasse pas l’horizon de la conception moderne du monde. Dans celle-ci, l’objet et le sujet sont séparés et on a constamment l’opposition entre subjectivité et objectivité. Ce qui est alors négligé, c’est la primauté des rapports sociaux qui fait de l’individu, en même temps qu’il est individu, un être social. Si cette position est bien comprise (et cela ne semble pas être le cas ici pour Schulze dans sa critique du projet de Quatrième de couverture), on ne peut lui imputer ni essentialisme, ni substantialisme (conception qui pense une immuabilité originelle d’un étant avant tout lien social) par le fait qu’elle évoque l’humain. L’humain n’est en effet pas qu’un donné de l’espèce ; il n’est pas non plus qu’une abstraction par rapport à ce qui serait la réalité des hommes concrets. Il participe de l’idée de transformation du monde qui est indissociablement transformation de la nature extérieure et de la nature intérieure des hommes. L’humain à travers ses caractères « naturels » est donc une catégorie profondément historique.
Pour échapper à l’idéologie, mais aussi au délire, la critique ne doit pas se réfugier dans un ailleurs révolutionnaire qui lui garantirait pureté et radicalité ; elle doit au contraire s’affirmer comme partie prenante de la transformation du monde qui est en cours, sans s’illusionner sur son propre poids dans l’aventure.