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Implication et nouvel animisme

par Jacques Guigou

Publié dans : Pratiques de formation/analyses, no 28, pp. 210-213, université Paris 8, 1994.

Cette critique porte sur le présupposé central de l’analyse institutionnelle des actes manqués de la recherche1, à savoir l’existence et l’activité négative d’une subjectivité individuelle et collective qui exprimerait la singularité d’un ailleurs et d’un tout autre ; singularité qu’ont manifestée les avant-gardes de la modernité au XIXe et au XXe siècle dans les arts et les sciences.

A. XIXe versus XXe : externisation et internisation dans les sciences

Les cas d’actes manqués étudiés portent tous sur des chercheurs du XIXe siècle ou relèvent de théories de la connaissance issues du XIXe siècle. Or, les présupposés scientifiques de cette période sont d’ordre globaliste (holiste), continuiste, progressiste, déterministe, absolutiste et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, objectiviste, c’est-à-dire posant une réalité du monde physique et du monde vivant extérieure au savant et indépendante de son appareillage expérimental. Avec les ruptures radicales du début du XXe siècle (théories de la relativité ; quanta ; relations d’incertitude d’Heisenberg ; groupes de Lie ; logiques non classique, heuristique, déontique), les certitudes scientistes se trouvent alors bouleversées. L’indétermination des phénomènes, leur causalité complexe et désormais relative ; l’interactivité du sujet et de l’objet de la connaissance, contribuent à mettre en crise aussi bien le statut de la réalité que le sens de l’objectivité scientifique. « Le réel est voilé », selon la formule de Bernard d’Espagnat2.

Après la Seconde Guerre mondiale, et de manière encore plus généralisée et intensifiée après 1968, les « avancées » des techno-sciences conduisent les scientifiques à une perpétuelle auto-dissolution de la science. De connaissance absolue, kanto-hégelienne qu’elle était, la science devient une représentation de l’espèce humaine ; de l’espèce humaine réduite à ce qu’exige d’elle l’économie mondiale de la recherche, c’est-à-dire, in fine, le monde-fait-marché. L’abolition de l’ancienne frontière entre une nature extérieure à connaître et une nature intérieure des hommes connaissants, a mis en crise toutes les bases sur lesquelles la science s’est élaborée. Dans sa toujours plus catastrophique fuite en avant, le capital tend à devenir lui-même humain et donc à valoriser toutes les manifestations de la subjectivité des êtres humains.

B. Une subjectivité artificielle sans sujet ni individualité

L’homo cognitivus d’aujourd’hui, dont l’aboutissement plausible n’est rien d’autre que la robotisation d’homo sapiens sapiens, exprime le sens de ce processus d’anthropomorphose du capital à l’œuvre depuis que la valeur s’est émancipée de l’exploitation de la force de travail. Avec l’internisation de la classe du travail dans la société du capital-représenté, la « ressource humaine » extraite de l’espèce humaine, combinée avec de l’activité humaine artificielle (i.e. l’intelligence artificielle, le génie génétique et toute l’ingénierie biologique), constitue la matière première de toute valorisation. La contradiction homme-nature, fondée sur le rapport d’opposition des hommes à la nature — rapport invariant depuis l’émergence de l’espèce humaine —, tend à être englobée dans le processus mondial de capitalisation de toutes les activités humaines.

C. La subjectivisation du monde

La reconnaissance de l’activité du chercheur, de son étrangeté, de sa particularité, est une composante centrale de l’institution de la science au XXe siècle. Intériorisée et particularisée, la subjectivité des individus-chercheurs est devenue nécessaire à l’activité scientifique. L’implication du chercheur dans son objet et son objet de recherche lui-même sont largement devenus une seule et même chose. C’est cette identification que d’Espagnat critique sous la notion de « solipsisme collectif ». Tous les domaines de la recherche s’inscrivent dans cette dynamique de l’animisation du monde : les astrophysiciens parlent de la « conscience joyeuse des étoiles » (Reeves), les écologistes de la vie de la biosphère (cf. l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock), les biologistes moléculaires de la « mémoire de l’eau » (Benveniste), etc. Ces définitions ne sont pas à comprendre comme métaphores, mais comme subjectivisation unifiée du monde physique et du monde vivant. Il n’y a donc plus de place, dans les pratiques de recherche d’aujourd’hui, pour la manifestation d’une subjectivité radicale qui viendrait mettre en analyse les implications du chercheur : elle fait partie de son activité attendue et elle est valorisée à ce titre. Il n’est pas absurde de qualifier cette théorie de la connaissance de nouvel animisme.

Privé de son référent positif qu’était l’objectivité scientifique, l’activité négative ou « inconsciente » de la subjectivité dans les sciences n’analyse plus rien de ce qu’est la science aujourd’hui, puisqu’elle constitue une de ses conditions majeures de réalisation.

D. La théorie de l’implication est-elle critique ?

La théorie de l’implication avec laquelle l’analyse institutionnelle opère, critique effectivement l’institution des sciences au XIXe siècle, mais le résultat de son opération intervient post eventum. Si les pratiques scientifiques du XXe siècle ont internisé le présupposé subjectiviste sur lequel se base la théorie de l’implication, quelle peut-être alors sa portée critique ? Celle-ci ne peut qu’être faible ou nulle ; sauf pour certains secteurs des sciences humaines et sociales dans lesquels se perpétuent le scientisme et le positivisme. Ainsi, la sociologie de Bourdieu illustre bien cette rémanence des paradigmes du XIXe siècle à travers la filiation Comte-Durkheim-Bourdieu. En effet, malgré le ralliement récent à la « sociologie réflexive » que ce dernier affirme en référence à la notion de socioanalyse, Bourdieu reste un représentant de l’objectivisme. À ce titre, dans son état actuel, la théorie de l’implication devrait « fonctionner » pour l’analyse des actes manqués de la recherche sociologique, mais René Lourau ne s’y livre pas ici, sauf pour évoquer son projet déjà ancien, de titre du livre et qui prend à contre-pied le titre de la revue de Bourdieu Actes de la recherche sociologique. Il est vrai que l’auteur du Gai savoir des sociologues (UGE-10/18-1977), exhumait déjà, alors, les stocks massifs de servitude étatique et de normalisation politique qui recouvrent toutes les pratiques sociologiques. Pourtant, il ne mettait là que succinctement en analyse celui qui était déjà le pape de la sociologie. Mais l’histoire est allée plus vite que la critique-critique, ce qui permit à certains de ne plus s’embarrasser de son nihilisme larvé… Comme le psychanalysme, le sociologisme est passé dans les mœurs de la Cité des ego d’après 68. À supposer qu’elle ait un intérêt autre que scolastique, l’analyse des actes manqués de la recherche nécessite une rupture à l’égard des derniers avatars de la théorie classiste (du type les « insérés » et les « non insérés ») et une même rupture à l’égard du démo-républicanisme dominant (du type nouvelle citoyenneté, nouvelle singularité, nouvel imaginaire, etc.).

E. La techno-science, l’individu, l’espèce, la planète…

L’amour fou d’Auguste Comte pour Clothilde, l’autocritique antiraciste de Lévy-Bruhl, le meurtre de Moïse par Freud, la conscience morale (libérale) de Dewey, les doutes existentiels et les quêtes identitaires de Flaubert ou d’Artaud, s’ils ne constituent plus des analyseurs de l’institution scientifique ou éditoriale, témoignent néanmoins de l’englobement de toutes les activités humaines dans la valorisation capitaliste et en conséquence du devenir-prothèse de l’espèce humaine. L’économie, désormais établie comme nature-artificielle, métabolise toutes les représentations présentes et passées que l’espèce s’est données à elle-même, en les annulant comme médiations. Dans cette immédiateté de la techno-science mondialisée surgit une contradiction décisive entre l’espèce humaine, la biosphère et l’individu. La religion n’est plus au fondement du rapport social. Comme au temps de l’humanisation de la vie, comme au temps de l’émergence puis de la généralisation d’homo sapiens sapiens, comme au temps de l’autonomisation des États, comme au temps des soulèvements contre la société de classe, la question de la communauté humaine se pose dans sa radicalité absolue. Après l’affirmation du jeune Marx : « L’être humain est la véritable communauté des hommes », il faut poser l’interrogation : l’être humain peut-il encore réaliser la communauté des hommes ?

Jacques Guigou

Notes

1 – Et tout spécialement sur l’ouvrage de René Lourau, Actes manqués de la recherche, PUF ; 1994.

2 – Bernard d’Espagnat. Penser la science, Dunod, 1990, p. 201.

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