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La démocratie ou la légitimité à sens unique

par Loïc Debray

Publié dans : Paroles directes, Acratie, 1990, p. 37-64.

L’opposition extra-légale est-elle possible dans un « État de Droit » ? Est-elle légitime ?

Le présupposé de cette question se situe dans un cadre légaliste, même s’il y a des guillemets à État de droit. Et la légitimité est également plus une question qui se rapporte à l’État qu’à la révolte ou à la révolution. Il existe, de fait, selon une perspective de l’État, une opposition qui va de l’illégalité des groupes de lutte armée aux gauchistes qui sont au plus près de la légalité, en passant par des groupes ou individus qui se révoltent ponctuellement. On peut essayer de mesurer cette distance à la légalité par la gravité des peines encourues ; mais dès que l’État trouve un enjeu, ce critère réserve bien des surprises. Ainsi, de supposés sympathisants de groupes de lutte armée ont été condamnés à de très lourdes peines de prison. Une explication de cette non-mesurabilité est que des groupes révolutionnaires ne sont ni légaux, ni illégaux, mais plutôt « a-légaux », c’est-à-dire que leur projet politique n’est pas de jouer essentiellement sur une dialectique entre la légalité et l’illégalité, comme le font la plupart du temps les groupes d’extrême gauche. Il n’y a pas de frontière simple entre ce qui est légal et illégal, y compris dans un « État de droit » ; cela est manifeste pour l’illégalité relative au gros trafic de drogue, d’armes, aux détournements de fonds, au proxénétisme. Ces illégalités sont du ressort de l’État qui bafoue ses propres lois. Il est hasardeux de faire la différence entre un commerce d’armes légal et un commerce d’armes illégal, les deux étant secrets. On peut évidemment faire une différence entre la Mafia et le pouvoir en Italie, mais les enchevêtrements à tous les niveaux, tant économiques que politiques, sont si complexes que la distinction se brouille. Est-ce une différence pertinente ? Le Rainbow Warrior a-t-il été coulé de façon légale ou illégale ? Et on pourrait continuer : est-ce l’ordre ou l’exécution qui est légal/illégal ?

Les lois ne permettent pas d’effectuer une coupure entre la légalité et l’illégalité, ne serait-ce que parce qu’elles s’appliquent à travers des institutions qui fonctionnent avec des règlements qui peuvent être en contradiction avec les lois, et de plus, toutes les institutions subordonnent leurs règlements au maintien de l’ordre : tout doit fonctionner le plus silencieusement possible.

Analyser la loi comme consécration d’un rapport de forces (Marx) ou constater qu’elle arme le fort contre le faible (Rousseau) ne permet pas de marquer la frontière2. Même la différence que fait Foucault avec d’un côté le pouvoir central, la loi, la stratégie, la structure, et de l’autre les normes, les règlements, les tactiques, les micro-pouvoirs, est plus une distinction méthodologique qu’effective. Cette analyse s’applique plus à un fonctionnement qui gère bien les conflits, avec comme cas limite le pouvoir central qui serait confondu avec le gouvernement. Dire comme Deleuze que la loi est la guerre en acte relève plus d’une métaphore non contrôlée qui parodie Clausewitz : « La diplomatie est la continuation de la guerre par d’autres moyens ».

À mon avis il faudrait reprendre ce problème sur de tout autres bases et essayer de construire un modèle mathématique qui, ensuite, pourrait s’interpréter sous forme de métaphores et ce n’est qu’à cette condition qu’on aurait une cohérence théorique. Il faudrait mettre une typologie sur l’espace des luttes. Ainsi, on s’apercevrait que les frontières peuvent être compliquées. Les forces et les mouvements seraient transcrits par des applications de l’espace topologique ainsi constitué dans lui-même ; de plus, il faudrait qu’à certains sous-ensembles de cet espace de luttes on fasse correspondre des valeurs logiques et modales (parmi les valeurs modales, on pourrait prendre le permis, l’interdiction, l’obligation) ; et ainsi avoir, du même coup, une théorie de l’État et une politique non étatique. Retrouver que les États fascistes fonctionnent plus sur l’obligation, alors que les États démocratiques fonctionnent sur l’interdiction, avec cette remarque que la négation de la négation d’un interdit est un interdit (comme en logique habituelle), alors que la négation de la négation d’une obligation n’est pas une obligation, mais une tolérance ou ce qui est permis. Nous serait ainsi donnée une typologie des différents États. On ne sait plus très bien ce que peut être une opposition légale, la droite et la gauche institutionnelle n’étant plus pour l’essentiel, si tant est qu’elles l’aient été un jour, en opposition.

Cela appelle votre deuxième question, une opposition peut-elle rester dans le cadre de la légalité ?

Comme nous l’avons vu, la loi ne pouvant faire le partage effectif entre la légalité et l’illégalité, et comme nous ne disposons pas encore d’une théorie satisfaisante, cette frontière est marquée principalement après coup, c’est-à-dire après l’intervention de l’État, après les sanctions. Pour une opposition qui n’est pas représentée au Parlement, il n’y a pas de légalité a priori. Les groupes d’extrême gauche qui sont des organisations légales ont pu se faire criminaliser ou dissoudre à la suite même d’une manifestation autorisée (par exemple la Ligue Communiste pour la protestation contre un meeting d’extrême droite). Si on considère les manifestations qui ont eu lieu en France après 1968, on y trouve tous les cas de figure : des manifestations autorisées que la police s’efforçait de disperser dès le début en intervenant très violemment et en arrêtant des manifestants qui ont été condamnés à des peines de prison ; des manifestations interdites (illégales) où il n’y avait pas de forces de l’ordre, donc pas de criminalisation et des combinaisons de ces deux possibilités. Les réponses des gouvernements s’effectuaient souvent au coup par coup, sans la moindre stratégie. Si on prend un autre exemple comme la grève, qui est légale, le déroulement des grèves a souvent été jugé illégal par un tribunal et dans presque tous les cas la police intervenait avant ce jugement. La tendance actuelle est à la limitation de la grève si elle dérange, alors que la grève n’a de sens que si elle dérange. « Il faut savoir terminer une grève » (Thorez), et le mieux est qu’elle ne commence pas ! On voit que l’opportunité et le déroulement des grèves se situent en dehors des lois et sont bien laissés à l’arbitraire de ceux qui ont le pouvoir.

Les militants de la Gauche Prolétarienne voulaient jouer sur une dialectique entre la légalité et l’illégalité, faire éclater les contradictions de la justice bourgeoise ; ainsi leur journal était légal mais sa diffusion illégale et, selon leur statut, les vendeurs étaient ou non criminalisés. Ils essayaient de faire appliquer la légalité quand il s’agissait d’un patron ou quand un flic avait tué un immigré, ce qui évidemment n’allait pas tout seul. Ils ont essayé de faire reconnaître les accidents du travail comme des assassinats volontaires avec préméditation (Sartre pour les mineurs de Liévin). La Gauche prolétarienne était bien un mouvement gauchiste qui, comme tous les gauchistes français, avait comme référence même négative, le Parti communiste. Donc, leur justice prolétarienne avait comme défaut principal d’être une parodie de la justice bourgeoise. Pour le mouvement révolutionnaire de Mai 68, au contraire, la question de la légalité était identifiée au système et la légitimité rappelait encore trop la légalité et faisait penser au gouvernement légitime de De Gaulle, incarnation de l’État policier. De même en Allemagne, pour ceux qui se reconnaissaient dans l’opposition extra-parlementaire (APO), c’était la légalité qui ordonnait les bombardements au Vietnam. Que ce soit Mai 68 en France ou les années 1967‑68 en Allemagne, dans une moindre mesure, ces deux mouvements révolutionnaires avaient comme tendances principales le communisme ou l’anarchie, non seulement à l’ordre du jour, mais à réaliser tout de suite, sans passer par le projet politique étatique ; alors qu’en France on assiste à une retombée du mouvement révolutionnaire, en Allemagne il y a eu une continuité du mouvement qui cherchait à actualiser des possibles.

Ainsi, ce n’est pas totalement par hasard que la Rote Armee Fraktion (RAF) est apparue en Allemagne, événement sans précèdent qui ne peut être ramené à de l’ancien : c’est le premier groupe de lutte armée en Europe qui ne soit pas nationaliste. Avant sa constitution, de larges cercles se sont réellement posé la question de la lutte armée : il fallait trouver un terrain où l’État et la police ne seraient pas toujours en position de force comme lors des manifestations légales ou illégales, tout en recherchant d’autres façons de vivre qui soient des appropriations immédiates (espaces de liberté, vie en communauté), c’est-à-dire une révolution aussi dans les rapports quotidiens. Pour la France, après cette retombée du mouvement, qui avait remis en selle le parti communiste et, en bonne logique, les gauchistes qui le talonnent, il a fallu attendre 1977 avec les groupes autonomes pour qu’il y ait, à nouveau, le projet d’une politique qui ne soit pas étatique ; et les acquis immédiats s’appelaient : autoréduction, occupation d’appartements, appels au sabotage, revendication de la violence, avec comme mot d’ordre « non aux manifestations traîne-savates » de l’extrême gauche, la dignité se trouvant plus dans la lutte que dans un défilé « calme et silencieux ». L’extrême gauche était traitée de légaliste et beaucoup de supposés autonomes étaient arrêtés « préventivement » lorsqu’il y avait une manifestation annoncée, qu’elle soir ou non appelée par des collectifs autonomes. Pour les groupes de lutte armée, seule la RAF a revendiqué l’illégalité ou l’a-légalité a priori. Son existence n’a été qu’illégale, bien que nombre de ses militants aient fait antérieurement à sa constitution un travail politique légal. La RAF a remit en cause le modèle traditionnel de la révolution avec accumulation des forces pour passer à l’attaque. Pour elle, l’illégalité est un champ de liberté, la guérilla est plus une fin qu’un moyen. « Personne n’entre en clandestinité, ne rompt avec toute cette merde pour après la reproduire, recevoir des ordres ou en donner. La Guérilla est antagonique a des structures hiérarchiques » (Knut Folkerts).

D’autres mouvements de lutte armée, le 2 juin et les RZ, n’ont pas fait de l’illégalité la condition de la lutte armée. La leur a opposé le danger du double discours : pour elle, RAF en effet, l’illégalité est même le seul territoire libéré où les relations humaines sont possibles. À un certain moment, Action Directe en France a cherché à faire un travail légal dans les squats, mais a été quand même criminalisée. L’État de droit n’est pas la préoccupation des révolutionnaires. Pour un anarchiste, un État est une structure de domination et d’exploitation, qu’il soit de droit, prolétarien, totalitaire, fasciste. « L’État ne poursuit jamais qu’un but : limiter, enchaîner, assujettir l’individu à une généralité quelconque » (Stirner). Dans la tradition marxiste, l’État de droit est la forme de l’État où la bourgeoisie exerce sa dictature sur le prolétariat. En définitive, quel trajet préférez-vous : police loi prison ou loi police prison ? Ce dernier itinéraire étant plutôt, en principe, l’État de droit. Quel sens pouvait avoir, pour les anarchistes, l’État de droit ? Eux qui ont été exterminés par tous les États…

Dans les États de droit, en particulier avec le renfort des lois « scélérates » (1894), dont l’une d’elles a des points communs plus que troublant avec notre loi actuelle concernant « l’association criminelle de malfaiteurs » où la réalisation matérielle de l’acte jugé criminel cède le pas à l’intention criminelle, l’État décide si une opinion reste une opinion ou si elle est un acte criminel ! Pour les Communards, qui ont été exterminés par la république de droit de Thiers, l’État de droit a montré qu’il pouvait être à la hauteur des pires dictatures. Quant à Mesrine, après avoir connu les quartiers de haute sécurité, il s’est fait assassiner par la police française avec un plan établi, à l’avance, dans l’État de droit français3. De même, pour les prisonniers de la RAF, dont certains ont connu la privation sensorielle (torture blanche reconnue par Amnesty International) et se sont fait assassiner dans leurs cellules. On peut toujours chercher à quel niveau était l’illégalité, à moins qu’il soit plus réconfortant de dire « Ils se sont suicidés ». Toujours avec le même raisonnement s’ils avaient été assassinés, on ne serait pas dans un État de droit, or comme nous sommes dans un État de droit, ils ne peuvent que s’être suicidés. Ou plus simplement, quand il n’y a pas un consensus pour dire : « C’est bien, normal qu’un État de droit assassine des gens comme eux ». Il est donc facile de se faire criminaliser dans un État de droit et ne plus être reconnu comme citoyen. D’ailleurs Pasqua, qui est un fin connaisseur en État de droit, n’a-t-il pas déclaré : « La démocratie s’arrête là où commence la raison d’État4 ».

On entend communément par État de droit un État qui a une constitution, des lois définies à l’avance que cet État est censé respecter. On peut dire que sous cet angle, tout État moderne est un État de droit. Le régime nazi, le régime stalinien avaient des constitutions et des lois ; plus récemment, le général Pinochet a déclaré qu’il resterait au pouvoir pour respecter la constitution.

Un État de droit devrait respecter les droits de l’homme. Sans faire une critique de cette notion d’« homme », qui est floue et qui tente de fixer une fois pour toutes, une image de l’homme (droits qui étaient si naturels qu’il y eut de nombreuses discussions pour savoir si la propriété était un droit naturel ou non, sans parler de la « résistance à l’oppression »), on peut quand même dire que ces droits de l’homme permettent de torturer tout ce qui n’est pas « homme » (par exemple les animaux), ou tout ce qui n’est pas encore « homme » (comme les « Indiens » d’Amérique), que ces droits de l’homme n’ont jamais empêché la torture sur les hommes, lorsque celle-ci était déclarée nécessaire, sans doute pour un plus grand bien. Ces droits de l’homme ne garantissent donc même pas les libertés élémentaires. Même sans faire la distinction marxiste liberté formelle/liberté réelle, il est évident que la négation des libertés formelles, elle, est bien réelle. Elle correspond à des pratiques matérielles de répression et d’enfermement sur les corps. Enfin, ces mêmes droits de l’homme s’arrêtent par exemple, aux portes des prisons. L’État de droit désigne donc nos démocraties occidentales. Et l’Occident a tendance à recouvrir le monde. (Les autres sociétés dites coutumières ou primitives, selon les positions de ceux qui en parlent, étant en voie de disparition). Il est étonnant de voir, par on ne sait quelle métaphysique retorse, sinon perverse, qui dit que ce qui a de la valeur est fragile, comme nos libertés élémentaires sont fragiles. La venue du Sida, les résurgences d’expéditions à nécessité sanitaire ont un relent nauséeux, et même la médicalisation contribue à l’exclusion de certains citoyens.

Nos démocraties dont le souverain est le peuple devraient reposer sur la transparence, ce qui est tout de suite infirmé par l’existence des services secrets. De plus, pour toutes les décisions importantes, les citoyens ne sont pas consultés, que ce soit pour les programmes nucléaires où les experts mentent, afin que « les citoyens ne perdent pas confiance dans le nucléaire » et en dernier ressort, imposent : « Il faut concilier les bienfaits de l’énergie nucléaire avec les nuisances éventuelles » ou que ce soit pour les commerces d’armes, les interventions militaires à l’étranger, les restructurations industrielles. Mais toutes ces objections sont reconnues comme non valables sous le prétexte que la société est complexe et que seuls des gens « compétents » peuvent décider, compétence qui est le plus souvent usurpée ; de plus une décision n’est jamais un problème de compétence. Il n’y a que des compétences particulières, toute compétence qui se présente comme générale est une usurpation et la plus flagrante est que les dirigeants politiques seraient devenus des techniciens de la gestion de la société (et il n’y a qu’une seule société et qu’une seule façon de la gérer, selon eux). Comment d’ailleurs ne pas remarquer qu’un mauvais acteur du cinéma hollywoodien devient un homme politique très compétent, sinon le plus compétent ? L’État de droit accepte plusieurs partis dans la mesure où ils disent et font pratiquement la même chose : le consensus ou l’ouverture la plus large les rassemble. Tous ont pour mission, y compris l’extrême gauche, de rivaliser sur le terrain du réalisme : celui qui fera la meilleure gestion du système (voir les appels déchirants de Juquin demandant aux industriels français de ne pas spéculer mais d’investir). Ou le trotskiste Lambert qui réclame sans rire 10 % d’augmentation pour les travailleurs (sans doute un mot d’ordre transitoire…)

Les décisions sont donc hors de la portée des citoyens et ne sont même pas discutées au Parlement5. Quand a-t-il été discuté de l’opportunité de la fabrication des armes chimiques par la France et de leur livraison ? Et il ne s’agit même pas de la critique fondamentale du parlementarisme qui repose sur une démocratie indirecte. Jamais les démocraties n’ont voulu lier les députés à un mandat qu’ils devaient respecter. Il reste la liberté d’opinion, si ce n’est que cette opinion ne sera pas diffusée ou très marginalement, lorsqu’elle s’écarte du consensus et à condition qu’elle soit une opinion bien normalisée. Il reste la liberté des médias, nous dit-on. Or, dans nos pays il n’y a plus grand sens à dire que les médias sont à la botte du pouvoir central puisqu’elles en sont constitutives.

Dans les États de droit, le consensus est partagé par les dirigeants. Ils ne se tuent plus entre eux, à la différence des régimes sud-américains où il n’y a pas de consensus entre les différentes fractions de militaires, bien qu’ils exterminent et torturent de la même façon les gens dominés et exploités. Le régime soviétique est en net progrès et seuls quelques attardés ne veulent pas encore inclure l’URSS dans nos démocraties occidentales. Le crime le plus grave dans nos démocraties est de s’attaquer à de hauts » dirigeants, ce que firent la RAF en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie, et Action Directe en France. Poser l’équation : un responsable = combien de citoyens ? ne suffit pas. Il ne s’agit pas d’une différence quantitative, mais bien d’une différence qualitative, et ainsi, on peut revenir à l’Ancien Régime, avec ses ordres, ses castes. Une opposition telle que les groupes de lutte armée ne peut évidemment pas être intégrée au système, même si la gestion du système est l’intégration des conflits, alors que celle des dictatures tend à éliminer tout ce qu’elle croit être source de conflits. Foucault a bien montré que tout ce qu’on peut considérer comme un progrès réel dans la façon de traiter les populations a toujours été déterminé par un souci stratégique et jamais par des soucis moraux ou humanitaires. Ainsi, récemment, l’inquiétude de Reagan, de Mitterrand et de Gorbatchev en ce qui concerne les armes chimiques, alors que ce sont les trois principaux producteurs et exportateurs d’armes au monde, arrive un peu tard pour tromper même les plus crédules.

Le fait qu’une opposition reste dans le cadre de la légalité, c’est l’État qui en décide. Qu’un groupe ou qu’un mouvement essaie de se heurter à un projet de l’État, ce dernier n’ayant consulté personne, et faisant croire ou non à une nécessité, si ce groupe s’oppose sans faire de concession et va jusqu’au bout, même de façon non violente, ne serait-ce que sur un point particulier (empêcher la construction d’une seule centrale nucléaire), il subira la violence de l’État et sera criminalisé, quel que soit le nombre des participants. Les représentants de l’État pourront toujours dire, s’ils ont envie de se justifier, que c’est une minorité qui voulait faire un coup de force. Dans le cas contraire, le mouvement ira de concession en concession, comme une partie des Verts en Allemagne, qui sont passés du mot d’ordre « pas de nucléaire du tout » à celui de « le moins de nucléaire possible ». Et ainsi, ils peuvent comme députés Verts participer à la gestion de l’État.

Nous pouvons conclure que les États, qu’ils soient qualifiés de démocratiques ou non, ne tolèrent une opposition que dans la mesure où elle n’est pas trop bruyante : l’État comme les patrons veut avant tout l’ordre. Tous les chefs d’État ont pris comme guide la maxime de Machiavel : « Lorsque le sort de l’État est en jeu, il ne faut pas s’interroger sur la pureté des moyens pour son salut, pourvu que l’on maintienne l’État, chacun approuvera par la suite les moyens ».

Alors que la Justice est un appareil répressif de l’État, les dirigeants ont tout de même tendance à faire plus confiance à la police et à l’armée ; la séparation des pouvoirs devient « que la Justice ne se mêle pas trop de ce que font la police et l’armée ». Ainsi, dès qu’il y a un enjeu, en toute bonne démocratie, on voit fleurir les tribunaux d’exception, les lois spéciales et pour les rendre légitimes, il suffit, après coup, de nommer une commission de juristes, de bien leur expliquer ce que l’on attend d’eux et en bons experts à eux d’introduire de nouvelles lois qui contredisent le moins possible les anciennes. Il s’agit d’un problème technique. Notre État a une nature : il est démocratique. Quel que soit son mode d’existence, il peut faire appel à la délation, récompenser les repentis, ficher les citoyens, écouter les téléphones, ouvrir le courrier, bafouer les lois, torturer, intervenir militairement dans d’autres pays, tout ceci étant négligeable, relevant de l’exception qui confirme la règle qui est la démocratie et plus précisément, le régime parlementaire (démocratie, république, monarchie étant une affaire de sensibilité).

Le parlementarisme devient le gouvernement légitime par excellence. Les mouvements de révolte ou les mouvements révolutionnaires ont toujours considéré leur lutte comme étant juste, au sens à la fois de justesse et de justice6. De plus, la justification de la révolution est antérieure ou concomitante de la révolution. La volonté et le désir de la révolution prennent appui sur la négation de la société présente ; la liberté étant à conquérir comme horizon des libérations. Au contraire, la légitimité s’enracine dans une recherche de reconnaissance à tout prix des pouvoirs constitués ou des pouvoirs à constituer sur le modèle de l’État. La légitimité, même si elle est tournée vers l’avenir et même si elle survient après une révolution, marque le moment où les acquis de la révolution vont commencer à disparaître. L’État se reconstitue et va effacer la rupture en rétablissant la continuité avec l’ordre ancien. Comme le disait Vaneigem : « Ceux qui savent arrêter une révolution sont les premiers à l’expliquer à ceux qui l’ont faite », ou : « La rivière doit retourner dans son lit » (Trotski.).

La légitimité est un effet de la légalité, alors qu’elle se présente comme fondatrice de la légalité. Elle est un processus de légitimation. La légitimité ne peut s’appuyer que sur elle-même et contient donc en elle l’arbitraire. La déclaration d’indépendance des États-Unis (1776) vient légitimer une insurrection transformée en guerre d’indépendance. Elle énonce les principes fondamentaux sur lesquels doivent reposer les sociétés et affirme que l’insurrection est un devoir lorsque les droits de l’homme ont été violés ; de plus, que le souverain légitime est le peuple. Cette déclaration s’adresse aux autres États, à l’Angleterre et aux colons. Cette nouvelle légitimité s’autorise de l’exclusion des Indiens ; la légitimité du dernier occupant prévaut sur les premiers habitants, d’autant plus lorsque ceux-ci sont qualifiés de sauvages impitoyables dont la règle est de détruire les êtres de tous les âges et de toutes conditions. Les Indiens sont rejetés d’emblée hors de l’humanité et leur génocide pourra s’accomplir en toute légitimité. De même, alors que la Révolution française est l’œuvre des pauvres, sa légitimité est établie par la bourgeoisie et on comprend que celle-ci détournera, confisquera et arrêtera la Révolution. Cette nouvelle légitimité devait frapper fort. Elle avait en face d’elle la légitimité royaliste qui, elle, était de droit divin. Tel est l’enjeu de la déclaration solennelle des droits de l’homme, où il est dit clairement dans le préambule que ce sont les représentants du peuple français qui en sont l’auteur. Ceux-ci passent la parole à l’Homme qui va fixer le modèle éternel de tout État donc de toute citoyenneté, et en particulier, celui de ce nouvel État français. Il n’est qu’une application naturelle qui se produit sous le regard bienveillant de Dieu, de la retombée d’une idée universelle. La légitimité de la Révolution russe fera intervenir l’universalisme prolétarien, où l’ouvrier de tous pays ne sera d’aucun pays particulier. Universalisme qui retombera en l’ouvrier russe stakhanoviste, travaillant pour la patrie des travailleurs, justifiant ainsi l’impérialisme russe dans les démocraties populaires et le raccordement à l’ordre antérieur à la révolution sera effectué.

La légitimité, qu’elle soit au départ de droite ou de gauche, sera une légitimité tournée vers le passé. Les légitimités fascistes sont tournées vers un passé lointain, coupé de l’époque actuelle, dite décadente. Pour Hitler, c’est le mythe aryen venu du fond des âges qui s’enracine dans le sol, le sang, la race ; Mussolini s’appuie sur la légitimité romaine. De Gaulle, après avoir déclaré l’illégitimité de l’État français pétainiste qui avait collaboré avec zèle avec le nazisme, fera le relèvement de la France avec une entente sacrée qui ira des communistes aux pétainistes, tout le monde oubliant le passé pour le plus grand bien de la France. Et par la suite, il commencera un discours par ces mots : « Voici mille ans, la France a pris son nom et l’État sa fonction ». Comme l’a bien montré Gérard Miller : « On passe très bien de la Troisième à Vichy et guère plus mal de Vichy à la Quatrième, le pouvoir pétainiste n’a rien d’un complot réussi à la faveur de la guerre par une poignée d’aventuriers ». D’ailleurs, tous les chefs d’État français n’ont-ils pas été, depuis, se recueillir sur la tombe du maréchal Pétain ?

Autre exemple qui montre que la légitimité est toujours un conflit de deux ou plusieurs légitimités qui se règlera sur le dos de futurs citoyens : la guerre d’Algérie. Elle met en présence au moins trois légitimités : en premier la légitimité d’un peuple qui veut se libérer de la colonisation. Ensuite, la légitimité de la souveraineté française comme l’explique Michel Debré, le rédacteur de la constitution gaulliste qui, depuis, fait le plus large consensus, dans ses mémoires : « L’Algérie appartient au domaine de la souveraineté française » et plus loin : « L’œuvre réalisée assure une base légitime à notre souveraineté ». Est-ce dû à l’ambiguïté de la Déclaration des droits de l’homme où conquête/émancipation se brouillent, que « devenir humain » peut s’interpréter en « devenir français » ? Et enfin la légitimité des colons qui était celle du dernier occupant. À l’occasion de cette guerre, Michel Debré dit : « Le Général m’a fait savoir qu’il entend appliquer l’article 16 de la Constitution, c’est-à-dire prendre pour lui-même tous les pouvoirs ; je lui déconseille, les conditions ne sont pas remplies et ce serait un aveu d’impuissance institutionnelle qui n’est pas conforme à la réalité ». Il a été en effet plus judicieux de faire voter par le Parlement les pouvoirs spéciaux (de la droite aux communistes) et ainsi de Gaulle a pu commander par ordonnance. Comme quoi l’idéologie ne se cache pas toujours, elle dit parfois tout et sans subtilité. La différence entre une dictature et un régime parlementaire est une question d’habileté ou de croyance que la dictature est un aveu de faiblesse alors qu’un régime démocrate, malgré les apparences, est un pouvoir plus fort.

Le capitalisme se légitime par l’efficacité et légitime ce qui fait gagner du temps. Le consensus de l’extrême gauche à l’extrême droite partage cette idéologie d’un prétendu progrès et nous dit : « Bien sûr, la société occidentale n’est pas parfaite, mais c’est la meilleure de toute » ou nous concède « C’est la moins mauvaise » et « Soyons réalistes : parlons de ce qui existe ». (Le principe de réalité de Freud serait alors travesti en principe de soumission.). Qu’est-ce qui fait qu’il n’y a pas consensus pour reconnaître la légitimité de l’indépendance de l’Irlande, plus de 200 ans après celle des États-Unis ? L’idéologie dominante, qui s’est faite matérielle, est redoublée par le consensus. Par un effet rétroactif, on dit qu’il y avait consensus de la part de tous les ordres sociaux pour faire la Révolution de 1789. Par conséquent, tout s’est fait dans la continuité, même s’il y a eu quelques excès. C’est comme si la Révolution n’avait jamais eu lieu et peut-être aurait-il été plus judicieux de ne pas la faire.

Des anciens révolutionnaires ont constaté qu’il leur a fallu vingt ans pour être une copie, comme dirait Platon, de Hersant. Ce qui, avouez-le, est une performance médiocre quand il s’agit de gagner du temps, leçon que les dirigeants nommés et désignés par les médias, du mouvement étudiant de 1986, ont intégrée. Ce mouvement n’était-il pas un bon mouvement social à la Touraine ? Ces jeunes savent ce qu’ils veulent, ils disent qu’ils ne font pas de politique, ce qui est moins original car aussi bien Chirac que Mitterrand se lancent comme pire injure : « Vous faites de la politique ». Dans un certain sens, ils ont raison. Comme dit Badiou, « la politique se fait rare ». Et ainsi, ces honnêtes et efficaces dirigeants étudiants ont pu se présenter comme députés un an plus tard, comme légitimes. Est-ce un effet de l’accélération de l’histoire ou du progrès ?

Les groupes de lutte armée ne peuvent être reconnus comme légitimes car leur lutte ne se réfère ni à un passé ni à un avenir qui soit un État (il n’est pas question ici des groupes nationalistes). Le consensus prétend, on ne sait au nom de quelle fatuité, bêtise, lâcheté, crapulerie, dénier — au sens psychanalytique du déni — toute légitimité à des révoltes ou à des guérillas urbaines. Et qui plus est, il prétendrait interdire, souvent par l’intimidation, une réflexion sur ces mêmes groupes de guérilla urbaine, alors qu’il cultive les ouvrages qui, en guise d’analyse, pratiquent l’exorcisme. Pour leur défense, il est vrai que la civilisation technicienne voit se développer une recrudescence des superstitions

Au nom de quoi le consensus dénie-t-il toute légitimité aux groupes de lutte armée ? Au nom des États ? Au nom du système ? Des millions de gens meurent de faim et dans les pays « riches » des gens ne peuvent même plus survivre, les animaux sont en voie d’extermination, le monde est compromis de façon irréversible. Qui ose encore parler de non-violence ? Qui la respecte le plus : les groupes de lutte armée ou les États qui tentent de s’approprier le pouvoir moral ?

On nous dit encore : « À vouloir mieux, on risque le pire ». C’est vrai, mais il est aussi vrai que cet énoncé a permis et justifié la complicité avec les pires dictatures. Comme le faisait remarquer Deleuze : « Ce n’est pas dans l’anarchie que les tyrans naissent, vous ne les voyez s’élever qu’à l’ombre des lois ou s’autoriser d’elles ». Cela va-t-il rompre le consensus de rappeler qu’en 1974, Robert Dérathé, professeur à l’université de Nancy II, déclarait dans un recueil de textes consacrés à l’injustice et à la violence : « il va de soi qu’en régime libéral la révolte ou l’insurrection n’a plus de raison d’être ». Le consensus parle-t-il au nom de la majorité ? La majorité est souvent synonyme d’oppression sur les minorités, et de plus, cette majorité est construite à travers des appareils à sérialiser ; c’est une majorité statistique inauthentique et même pour Rousseau, la majorité n’a jamais été volonté générale. Au nom de l’unanimité ? Pas encore…

Faites-vous une différence entre violence révolutionnaire et terrorisme ?

Oui, évidemment. Il ne s’agit pas simplement de décrire et d’analyser deux réalités différentes. La distinction ou la non-distinction correspond en plus à une prise de position politique. « Terrorisme » est un mot fourre-tout, dont l’avantage idéologique pour le pouvoir et les médias est de confondre des pratiques et des réalités qui sont souvent incomparables ou inconciliables : mouvements de libération nationale, services secrets des États, groupes fascistes para-étatiques, organisations de guérilla urbaine.

Le terme terroriste employé par l’État (médias) désigne avant tout l’ennemi intérieur car un ennemi extérieur est toujours un État, donc a droit à une reconnaissance. Il est toujours bon de rappeler que le résistant au régime nazi et au régime de Vichy était un terroriste, y compris pour la majorité des Français de l’époque. Barthes rappelait à propos de la guerre d’Algérie que la dépréciation du vocabulaire sert de façon précise à nier l’état de guerre. La terreur est avant tout une pratique d’État : chacun doit être menacé pour se comporter en bon citoyen. Le terrorisme consiste à plonger et à maintenir dans la terreur des populations civiles prises comme otages. Nous pouvons dire que toutes les guerres entre États depuis 1914 sont terroristes. Toutes les commissions de droit international sont contre la torture, à moins que des exigences militaires ne les justifient. On sait, par Vergès, que l’amiral américain responsable de la flotte du Pacifique avait donné l’ordre rigoureusement identique à celui de l’amiral nazi de « ne sauver de la noyade que les gens susceptibles de parler ». Depuis Hiroshima et Nagasaki, le développement de la stratégie nucléaire a transformé les populations civiles en otages. Leur mort est un argument de dissuasion. Vaneigem nous disait : « Les règles du jeu terroriste, ce sont les flics, les juges, les patrons, les chefs, les défenseurs de la Marchandise et de son système de mort qui les imposent et en multiplient la présentation ». L’acte terroriste consiste à exercer un chantage sur une personne ou un groupe qui n’est pas un adversaire. Les mouvements de libération nationale ont eu parfois recours au terrorisme en plaçant une bombe dans un endroit public. Ces mouvements se sentent autorisés à agir ainsi étant donné que l’État qu’ils combattent a la même pratique. Nous retombons dans le schéma classique des guerres impérialistes et ce n’est certainement pas à l’État en place de donner des leçons de morale à un futur État qui a au moins le mérite de ne pas encore exister. C’est une guerre où petit à petit, suivant le rapport de forces, les mouvements de libération nationale sont reconnus. Le terrorisme exercé par les services secrets des pays du Moyen-Orient, comme la vague d’attentats qui a eu lieu à Paris en 1986, est très bien géré par l’État, étant donné que le but des deux parties est d’arriver à une négociation. D’ailleurs, les déclarations outragées des ministres ne trompent personne et lorsque l’on tient un des responsables, il est vite relâché après une parodie d’audience (Gordji). Enfin, le terrorisme des groupes fascistes, souvent lié à la police (GAJ/GANE, Delta) ou à l’armée (massacre de la piazza Fontana), ne désempare à aucun moment l’État. Plus récemment, lors de l’attentat contre le cinéma Saint-Michel, on a vu les médias être très compréhensifs et même le ministre de la police appeler à la tolérance, en traitant les auteurs de l’attentat de « mauvais chrétiens », ce qui, après réflexion, n’est pas étonnant car le but de ces attentats est d’empêcher la liberté d’expression. Le véritable déchaînement des hommes d’État et des médias est réservé à des groupes comme la RAF en Allemagne, les CCC en Belgique ou Action Directe en France, qui n’ont jamais pratiqué le terrorisme ; ils ont abattu des adversaires directement liés à l’appareil d’État. Et les Cellules Communistes Combattantes déclaraient : « Nous avons donc souligné que nous mettrions tout en œuvre pour que nos attaques se réalisent avec le plus grand discernement, la plus grande sélectivité ».

Qui enlève ou exécute les juges, les généraux de l’OTAN, les patrons des patrons, les chefs de gouvernements réactionnaires ? Les communistes ! Qui place des bombes dans les gares, dans les marchés, qui tire sur les grévistes ? Les fascistes, les services secrets, l’armée, la gendarmerie ! Voilà ce que sait très bien la population qui vit dans ce pays, et c’est pour cela qu’elle n’est pas traumatisée. Une violence révolutionnaire ne peut se définir que par rapport à une politique qui n’est pas liée à l’État ni à la mise en place d’un État futur. Ainsi, c’est une monstruosité de parler de la violence révolutionnaire de l’Armée Rouge commandée par le général Trotski qui sous les ordres du révolutionnaire Lénine allait massacrer les ouvriers de Petrograd et les marins de Cronstadt. À ce moment-là, on n’a plus affaire à des révolutionnaires, mais à des chefs d’État qui gèrent leur État, qui comme chacun sait a beaucoup de nécessités.

Une violence révolutionnaire n’a jamais pour finalité une négociation. C’est ce qui distingue un mouvement révolutionnaire d’un mouvement réformiste ou d’un mouvement de libération nationale. Ce qui ne veut pas dire que des mouvements réformistes ou des mouvements de libération nationale n’ont aucun intérêt. Le principal reproche que l’on peut faire aux réformistes, c’est qu’ils ne font pas beaucoup de réformes. La violence révolutionnaire doit être liée de façon indissociable à une éthique et un énoncé du genre : « Tout est bon du moment que cela va dans le sens de la révolution », soit ne veut rien dire, soit le plus souvent est un énoncé contre-révolutionnaire. En morale comme en politique, la justesse d’une action n’est pas due au nombre qui approuve ou désapprouve cette action. Il faut savoir qu’un groupe révolutionnaire, comme tout groupe, a une tendance à la réification. La théorie peut être un moyen de lutter contre ce raidissement, à condition qu’il existe un processus ouvert de discussion et ainsi, la théorie ne se transforme pas en simple mot d’ordre d’où toute réflexion est bannie. Le dogmatisme guette tout groupe et même tout militant. Ainsi, la violence des masses n’est pas forcément révolutionnaire ; les masses peuvent retourner leur violence contre elles-mêmes. Et donc cette violence peut être récupérée par des mouvements réactionnaires (intégristes). Ce qui évidemment ne sera jamais une raison pour utiliser les tanks contre les masses.

La violence des sidérurgistes de Longwy n’a pas été une violence révolutionnaire. Il faut dire que l’État, les médias, les syndicats ont contribué à rabattre cette révolte sur la défense de leur travail, c’est-à-dire un objectif où chacun peut trouver une fausse identification et, par-là, désigner ceux qui allaient au-delà comme des brebis galeuses. On est amené à faire une distinction entre la violence révolutionnaire d’un mouvement et la violence révolutionnaire de groupes constitués, comme ceux des guérillas urbaines. On peut repérer comme mouvements révolutionnaires du vingtième siècle : Russie (1905, 1917-18), Berlin (1918-20), Shanghaï (1927), Catalogne (1936), Pologne-Hongrie (1956), France (1968), Portugal (1974-75), Italie (1977). Que ces mouvements soient qualifiés de révoltes ou de révolutions n’est pas l’essentiel. Ces mouvements sont révolutionnaires car ils visent l’installation immédiate de l’anarchie ou du communisme, c’est-à-dire un bouleversement radical de tous les rapports dans la société et non un seul changement de place. Les historiens ou les politiciens disent qu’une révolte est locale, contingente, subjective, alors que la révolution serait globale, nécessaire, objective.

Cette opposition n’est là que pour tenter de disqualifier les révoltes qui déplaisent. D’ailleurs, presque toutes les révoltes ou révolutions ont été qualifiées à leurs débuts « d’aventuristes » et ceci y compris par les théoriciens révolutionnaires. Des mouvements révolutionnaires qui ont été considérés par la doxa comme des échecs ont souvent laissé plus de traces positives que des réussites. Quant à l’argument d’objectivité, c’est l’analyse du point de vue de l’État et de l’oppression : l’objectivité et la nécessité ne sont le plus souvent que des arguments rhétoriques et idéologiques. Les groupes de guérilla ont souvent été traités de volontaristes, subjectivistes et, parfois, ils sont tombés eux-mêmes dans le piège affirmant que leur lutte ou leurs actions étaient nécessaires, objectives. Il faut quand même savoir que les sciences les plus élaborées, mathématiques et physique, affirment comme non seulement indispensable mais primordial un processus-sujet. Ici encore, des concepts de topologie : intérieur/extérieur, frontière/singularité, permettraient de sortir de l’opposition classique sujet = intériorité/objet = extériorité7. En fait, l’idéalisme et la réaction ont toujours surestimé l’objet et même en dialectisant le rapport objet/sujet, on reste dans une perspective idéaliste. Beaucoup de militants confondent sujet et conscience séparée, c’est-à-dire aliénée sur le modèle de la propriété privée.

Les mouvements de libération nationale ont une composante révolutionnaire au moment où les pauvres, les gens humiliés, se redressent (insurrection). Ils gagnent ainsi par la violence une dignité. La plupart des mouvements de libération nationale ont mal tourné et en fournissent les preuves régulièrement : par exemple, les tortures récentes en Algérie ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’était pas juste de soutenir le FLN. D’ailleurs seuls des trotskistes, léninistes ou staliniens n’ont jamais perçu les signes, pourtant manifestes, de leur futur État réactionnaire.

On pourrait faire la même remarque pour le Vietnam. Maintenant on a la quasi-certitude que presque tous les mouvements de libération nationale mettront en place une théocratie qui tombera sous la domination russe et/ou américaine, étant donné le regain d’importance des grandes religions qui n’ont plus rien d’authentique et qui ne peuvent servir qu’à la soumission et/ou au sacrifice. Ce que remet en cause un groupe comme Action Directe est la règle du jeu des guerres impérialistes ou des guerres de libération nationale qui se font en partie sur le dos des masses pendant que les états-majors négocient autour de bouteilles de champagne8.

La négociation est d’autant plus aisée que la tendance révolutionnaire qui s’est battue en première ligne a été éliminée. Pour Action Directe : « Jamais nos actions n’ont pu prêter à confusion ; les moments et les cibles choisies apportent eux même la preuve de nos lignes fortes : guerre de classe et anti-impérialisme. À l’époque du bombardement des Sahraouis par les Jaguars français, à l’époque de la répression sanglante des mineurs de Gafsa, nous avons répondu par l’attaque de l’impérialisme français dans le pillage du tiers-monde : le ministère de la Coopération ».

Action Directe a une éthique : il ne faut pas être complice des crimes du système par sa passivité ; il faut lutter et il faut lutter ici et maintenant. En tuant le général Audran, Action Directe s’attaque à un haut responsable et porte un coup, même momentané, au système. Pour preuve, l’identification irrationnelle à ces hauts responsables de tous les gens qui ont du pouvoir, irrationalité qui est génératrice de panique. Action Directe met au grand jour qu’il est difficile d’un côté de se lamenter sur les méfaits des armes chimiques, et de l’autre, de se réjouir, et peut-être même avec bonne conscience, des contrats de ventes d’armes passés. De même lorsque Action Directe élimine Besse en le tuant, elle le fait car elle est en guerre contre l’État. Besse est un haut dirigeant qui appartient autant à la sphère économique que politique. Le système lui reconnaît une compétence : en fait, il passe très bien d’un secteur à l’autre, du nucléaire à l’automobile. C’est avant tout un gestionnaire du système et du système quel qu’il soit. Gageons que l’Union soviétique, elle qui vient de découvrir les bienfaits de l’économie de marché, aurait été contente d’utiliser ses services ! Besse a une réputation de patron de choc et ce n’est pas sérieux de lui reprocher d’être immoral. Comme tout grand dirigeant, le champ de la morale et de la justice lui est hétérogène. Le système, pas plus que le capitalisme, n’a jamais eu pour but de donner du travail aux ouvriers pour leur permettre de survivre ; et il devient de plus en plus difficile de demander des comptes, à ce propos, aux différents partis, socialistes et communistes, qui, eux, ont toujours affirmé qu’ils entendaient faire une politique sociale car ils répondent quand ils sont dans de bonnes dispositions : « On aimerait bien, mais c’est impossible » ou : « De toute façon, vous n’avez qu’à créer votre entreprise et devenir patron ». D’ailleurs, les « bons » immigrés peuvent en faire autant, SOS racisme peut se féliciter de l’intégration.

Le problème des gestionnaires de l’État est de gérer la société. Il n’existe entre eux que des divergences minimes sur les questions du chômage, de minimum garanti ou non. Pendant un certain temps, les gouvernants craignaient les luttes de classe et pensaient qu’il existait un taux de chômage à ne pas dépasser. De même que l’on parle d’un « taux de respect des droits de l’homme » ! Maintenant, la tendance est inversée : elle est au renforcement des contrôles et de la police. Il reste un souci de prestige : comment être un pays modèle, avancé, alors qu’il y a une grande partie de la population qui n’a plus le minimum pour survivre.

La guérilla urbaine harcèle le pouvoir et l’État. Il existe certainement d’autres formes de harcèlement à expérimenter et aucun groupe ne peut s’attribuer le monopole de la lutte révolutionnaire. Les luttes sociales actuelles ne vont pas dans un sens de subversion révolutionnaire. Elles sont plutôt tendanciellement des luttes défensives, tentant de préserver les acquis sociaux : une relative stabilité de l’emploi, la sécurité sociale. Le prolétariat s’est laissé détruire et atomiser. Peut-être que le projet socialiste ou réformiste n’avait rien d’exaltant ; comment lutter avec conviction pour conserver une place dans la production, alors qu’elle n’est qu’une place de dominé et d’exploité ? Les actes de guérilla n’ont pas de rapport avec les luttes sociales et la population reste dans sa majeure partie indifférente à l’élimination de Besse et d’Audran, malgré les efforts déployés par les médias. Encore une fois, il ne suffit pas de dire : « C’est bien d’avoir tué Besse » ou « Ce n’est pas bien d’avoir tué Besse », pour que cela ait une répercussion ou une efficacité parmi les gens. C’est tout le problème de la censure et d’ailleurs McLuhan, avant de mourir, avait conseillé de ne pas parler du tout des actes « terroristes ». Si vous en parlez en mal, vous en parlez quand même ! La pédagogie est souvent vouée à l’échec.

En conclusion, les groupes de guérilla urbaine montrent que la violence révolutionnaire est toujours à l’ordre du jour. Et comme le déclarait Henri Lefebvre : « … les membres d’Action Directe et leur mouvance font partie, qu’on le veuille ou non, d’un courant d’opinion qui agit au nom d’une société communiste future (…) même s’il n’a rien d’homogène ». La révolution, destruction radicale des rapports de domination et d’exploitation, est toujours la question non résolue de notre temps, et c’est une prise de position politique d’en affirmer la possibilité imminente, même si les modèles révolutionnaires se sont révélés des anti-modèles. La révolution aujourd’hui ne peut s’inférer de rien, s’appuyer sur une quelconque positivité. Il lui reste cependant une éthique : il faut lutter ici et maintenant en étant du côté des dominés pour ne pas être complice des crimes du système. Cette éthique annonce une politique de la non-domination, donc une politique qui est en extériorité radicale avec toute pratique étatique, même à venir. Des groupes de lutte armée non nationalistes, comme la RAF ou AD, soulignent que l’on assiste à un tournant stratégique des luttes, où l’universalité cède le pas à la singularité9. Singularité qui procède, qui tire sa force d’un ancrage local, mais celui-ci peut-être n’importe où, c’est un lieu délocalisé, il ne s’apparente ni à un sol, ni à ses origines, ni à ses racines. C’est à cette condition qu’il sera un espace de liberté qui pourra, plutôt que de s’universaliser, devenir multiple à partir de sa puissance singulière.

La violence révolutionnaire — mais comme disait Marcuse, c’est un abus de langage en comparaison de la violence de l’État — ne se trompe pas de cible ; l’enjeu et le but de sa lutte ne sont pas une négociation. Elle ne respecte ni étage ni rythme et elle ne relève pas d’un processus cumulatif. Elle ne frappe pas ce qui est faible et ne pratique ni le chantage ni le terrorisme, à la différence des autres violences qui relèvent presque toujours d’une institution ou d’une parodie d’institution, d’un pouvoir hiérarchisé dont le grand modèle est l’État. Les propagateurs de ces violences ne sont pas des individus, mais des pions interchangeables qui reflètent et diffractent les retombées du concentré de violence qu’est l’ordre institutionnel, même dans son fonctionnement banal. L’État n’assume sa violence que comme contre-violence nécessaire pour empêcher, anéantir ce qui le conteste, le subvertit. Presque toutes les morales et religions, tous les États ont non seulement toléré la guerre, mais en ont fait un devoir. Or, comme disait Clausewitz, « la guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence » et ce sont ces mêmes institutions qui ont posé, posent et imposent la non-violence, mais pour leurs adversaires et victimes.

L’État, les médias, le consensus ressassent que les seules améliorations éventuelles de la société ne peuvent être apportées que par une meilleure gestion des nécessités, c’est-à-dire du système tel qu’il est. Ce bon sens ajoute que le dialogue est préférable à la violence, mais oublie que le présupposé du dialogue est l’égalité des adversaires, ce qui est précisément l’enjeu de la lutte. De plus, la raison est non seulement compatible avec la violence, mais elle a développé ses effets meurtriers par la technoscience, où la science « pure » a été nécessairement antérieure à l’application technique (bombe atomique, informatique…). Le choix n’a jamais été entre violence et non-violence, car une non-violence authentique qui ne fait pas de concessions se heurtera tôt ou tard à une violence institutionnelle. Faut-il rappeler que la non-violence de Gandhi était avant tout tactique ? D’ailleurs, entre la violence et la lâcheté, ce même Gandhi préconisait la violence. Enfin, comme le disait Adorno, la pensée seule est impuissante face au mal. Dans l’Allemagne prénazie, les penseurs en effet ne manquaient pas. La violence est partout et une politique de la non-domination exige que ses causes soient historiques et donc dépassables. La violence révolutionnaire doit être indissociable d’une éthique et la question de l’éthique est difficile et sérieuse. Elle ne sera probablement jamais réglée (d’ailleurs serait-ce souhaitable ?). La violence révolutionnaire doit également être liée à une pratique subversive où l’humour, l’irrespect rejoignent la pensée authentique et font un trou dans le système, seule façon de le garder à distance.

L’État a de plus en plus tendance à réduire le délit politique à un délit de droit commun. Que pensez-vous de cette évolution ?

Je ne suis pas certain de cette évolution. Je pense que l’État a toujours traité par ce qu’il pensait être le pire ses opposants les plus radicaux, ceux qu’il jugeait dangereux, ceux avec qui il n’avait ni envie ni possibilité de négocier. À cet égard, le traitement réservé à Blanqui, qui a passé près de quarante ans de sa vie en prison, est révélateur. Il possédait de relativement bonnes conditions de détention ou était mis au cachot selon que son arrestation survenait ou non après un mouvement d’insurrection. Pendant la Commune, il a eu le privilège d’être traité par Thiers : « Le plus scélérat de tous les Communards. » Le plus étonnant est qu’il existe un boulevard à son nom à Paris ! De même Louise Michel n’a été reconnue comme politique qu’après coup. Rosa Luxemburg a été arrêtée sous l’Empire, alors qu’elle était social-démocrate. Elle s’opposait à la guerre impérialiste et plutôt sur des bases pacifistes. Elle a eu des conditions de détention relativement bonnes qui lui ont permis d’écrire. Alors qu’en pleine insurrection de Berlin, elle a été exécutée ainsi que Liebknecht par le pouvoir social-démocrate : les Spartakistes avaient été rendus responsables de cette insurrection. Gramsci, sous la dictature de Mussolini, a été condamné à vingt ans de prison (« Il faut empêcher ce cerveau de fonctionner ») ; il a pu pendant des années de détention écrire et penser, alors que l’anarchiste Shirru, qui venait de New York pour essayer de tuer Mussolini, a été arrêté et fusillé aussitôt (1931). Les anarchistes russes, ensuite l’opposition de gauche, et enfin les trotskistes, n’ont pas été reconnus comme des opposants politiques mais comme des criminels. Les ouvriers qui se révoltent à Berlin en 1953 sont également traités de criminels. Dans les prisons, même s’il n’y avait pas la reconnaissance d’un statut pour les prisonniers politiques, ils ont bénéficié, lorsqu’il n’y avait pas d’enjeu, d’un régime relativement plus souple que les droits communs. Mais souvent ce régime ne leur était accordé que dans la mesure où ils étaient plus sensibles ou plutôt plus accessibles à la « raison ». C’est ainsi que dans une mutinerie très violente de droits communs aux États-Unis, l’État avait accepté comme médiateur un des leaders des Black Panthers, alors que le parti des Black Panthers pratiquait encore la guérilla urbaine. L’État avait espéré que ce leader, comme il était un « politique », allait rendre à la raison les insurgés. Car le politique, quand il collabore avec l’ennemi, cela s’appelle tactique, qui elle, est subordonnée à la stratégie. En fait, il est bien intervenu et a dit aux révoltés : « Je ne suis pas à votre place, c’est à vous de décider ». Ces mutins ne se sont pas rendus et la police a fait un carnage.

Il y a quand même une évolution : les États de droit réservent aux détenus politiques un sort généralement plus dur qu’aux détenus de droit commun, ceci de façon évidemment a priori. Un État de droit ne peut pas accorder un statut de prisonnier politique sans reconnaître de fait qu’il n’est plus un État de droit. Cependant, l’Allemagne, qui a pourtant inauguré en réservant la torture blanche à certains de ses prisonniers politiques, a quand même cédé par moment, et regroupé les prisonniers dans une même prison, à un même étage, et laissait pendant une partie de la journée, les portes ouvertes.

Voyez‑vous une continuité entre les luttes amorcées en France depuis la fin des années 60 et Action Directe ?

Je pense que si on se cantonne à un cadre français, on ne peut pas comprendre les luttes. Il faut au minimum se situer dans un contexte européen et c’est d’ailleurs le sens des différentes revendications des groupes de guérilla urbaine. En outre, pour répondre à cette question, il faut regarder les textes et la pratique d’Action Directe, ce qui exigerait une étude minutieuse et un long développement. Toutefois, il est possible de repérer les grandes lignes dans la stratégie du groupe ainsi que les éventuels changements. Dans son communiqué d’avril 1982, le groupe déclare : « Action Directe n’est pas apparue par génération spontanée. Des individus ou des groupes, ayant eu des expériences diverses de propagande armée, ont ressenti la nécessité, au-delà d’actions ponctuelles ou de campagnes politiques (comme en 1977 après l’assassinat des camarades de la RAF, comme les campagnes sur le nucléaire) de se donner un instrument afin de promouvoir une stratégie communiste ». Action Directe fait référence au mouvement autonome de 1977 dont un des axes de lutte en France avait été précisément le refus de l’espace judiciaire européen que les pays essayaient de mettre en place pour coordonner leur répression. Action Directe est issue, comme elle le dit, du mouvement autonome. Il faut savoir qu’en France, la composante la plus radicale et la plus active de l’autonomie se réclamait de l’anarchie. Ainsi, il n’est pas étonnant que le premier texte d’Action Directe s’adresse principalement aux anarchistes et qu’il se présente comme un « essai de dépassement des lacunes symétriques des marxistes-léninistes et des anarchistes », dans lequel il est développé la critique anarchiste du parti marxiste-léniniste. D’ailleurs, les militants d’Action Directe citent Malatesta pour convaincre de la nécessité de s’organiser. De plus, ils revendiquent la « forme conseil » : « Le conseil est la forme que se donnent spontanément les groupes en lutte car c’est elle qui exprime le mieux leurs aspirations et qui s’adapte le plus facilement à la multiplicité des conditions concrètes à partir desquelles émergent les mouvements sociaux ». L’enjeu de ce premier texte est aussi de faire la liaison entre le mouvement autonome français et le mouvement autonome italien à dominante opéraïste, malgré l’activité des Indiens métropolitains. Dans le premier texte, les axes de lutte sont impérialisme, emploi et logement, ainsi que la révolution du quotidien ; axes qui faisaient l’unanimité des autonomes, qui se trouvaient d’accord pour dire que si les ouvriers voulaient lutter, ils pouvaient le faire dans leurs usines par le sabotage, l’absentéisme, et devaient le faire aussi en dépassant le cadre de la production en dehors des usines avec ceux qui refusaient le travail ou en avaient été exclus. L’autonomie privilégiait le « front du refus, ses luttes étaient celles qui étaient négligées par le marxisme : lutte contre le nucléaire, lutte des femmes, luttes des prisonniers… Action Directe, dans ce premier texte, comme les autonomes, dit qu’elle est clairement contre tous les impérialismes : « Mieux encore, l’Union soviétique collabore maintenant avec les USA pour des implantations industrielles au Sud… Bien évidemment la collaboration des deux impérialismes ne fait que doubler les problèmes vitaux des pays sous-développés (…) il n’y a pas de bons ou de mauvais impérialismes : les combattre tous est une nécessité pour le prolétariat international ». De plus, elle ajoute : « Et, en bon impérialisme, nos communismes vrais à “bilan globalement positif” ne répugnent pas à l’intervention armée plus ou moins directe, de la Pologne à l’Afghanistan ». Action Directe revendique aussi « une appropriation communiste immédiate de la vie quotidienne » ; d’autre part, elle déclare : « Il ne faut pas confondre une organisation qui défend le principe de lutte armée et qui y a recouru, avec une organisation de lutte armée, si ce n’est avec la lutte armée, celle-ci en effet n’est pas une chose appropriable, mais un moment dans un processus ». Cette composante libertaire s’explique aussi par le passé politique de certains des membres fondateurs d’Action Directe qui avaient soutenu la lutte du MIL et avaient été militants des GARI. Le MIL était un groupe actif en Catalogne qui revendiquait les actions d’expropriation, attaques de banques, qui combattait l’Espagne de Franco et qui, surtout, luttait pour la révolution. Ce groupe, plutôt libertaire, à structure non hiérarchisée, préconisait également les conseils ouvriers. Le nom même d’Action Directe est une référence à une pratique prônée et appliquée par les anarchistes (les marxistes s’empêtrant dans leur longue chaîne de médiation). D’ailleurs, en 1972, un groupe en Espagne s’appelle Groupe d’Action Directe et il réclame : « Nous réaffirmons ce que la pratique révolution-naire mondiale a indiqué comme actuel dans la pensée socialiste libertaire et dans l’action de l’anarchisme : l’action directe populaire dans ses multiples facettes comme méthode anticapitaliste et pour la construction de la véritable société égalitaire ». Les GARI déclarent : « Après l’exécution de Salvador Puig Antich est apparue l’inefficacité de toutes les protestations pacifistes ; pour cette raison, devant le danger de l’exécution de militants révolutionnaires et pour faire face à la répression, décidant de passer à l’action, nous sommes convaincus que face au terrorisme du pouvoir, une des formes de lutte les plus efficaces est l’action directe révolutionnaire et nous exprimons notre ferme résolution de développer notre lutte pour la libération de l’Espagne, de l’Europe et du monde ».

Dans son texte de 1984, Action Directe dit que le prolétariat est « décomposé, différencié, parcellisé » et qu’il faut « travailler à la recomposition révolutionnaire du prolétariat ». D’autre part, le prolétariat de la métropole doit être considéré comme « une classe unique, répartie sur des territoires différents mais qui ont des caractéristiques fondamentalement semblables ». Dans ce texte, Action Directe fait une analyse assez proche du mouvement opéraïste, comme il a pu être théorisé par Tronti ou Negri, au moyen de la lecture de Marx qui s’appuie plus sur les Grundrisse que sur le Capital, œuvre jugée trop économiste. À la décomposition technique du prolétariat (on est passé de l’ouvrier de métier à l’ouvrier travailleur à la chaîne syndiqué pour arriver à l’ouvrier-masse inorganisé), il faut répondre par une recomposition politique. Le prolétariat est devenu une variable indépendante, par conséquent, comme le capital est devenu pur commandement. L’État est devenu la cible principale. Ce que les Brigades Rouges traduiront par « Frappons au cœur de l’État ».

L’exploitation a cédé le pas à la domination. Negri disait : « Le marxisme a vécu une longue et triste période de somnolence au service du pouvoir ». Les Brigades Rouges ont fait leurs premières véritables actions de lutte armée seulement quatre ans après la RAF, en même temps que le mouvement du 2 juin en Allemagne. C’est à ce moment-là que les Brigades Rouges reconnaissent que la RAF a été un modèle pour l’ensemble des forces révolutionnaires pour tout le continent européen, en montrant que la lutte armée était possible. Pourtant, les Brigades Rouges disaient que l’impérialisme était faible en Italie et fort en Allemagne, contrairement à la RAF qui disait que l’évaluation, même dialectique, des forces, n’était possible qu’après avoir attaqué. Elle réfutait ainsi la théorie léniniste du maillon le plus faible. Dans ce texte de 1984, Action Directe soutient une troisième position en disant que l’impérialisme tend à homogénéiser ses forces, et que la théorie du maillon le plus faible est une vue « statique ». D’autre part, dans ce texte, il semble qu’Action Directe, bien qu’elle ne le dise pas explicitement, ne considère plus qu’un seul impérialisme, celui du capital multinational, à la différence des Brigades Rouges qui ont toujours vu l’importance de l’impérialisme soviétique. Dans le texte de revendication de l’exécution d’Audran, signé en commun avec la RAF (1985), il est surtout question de la stratégie impérialiste US et de l’OTAN. Il y a l’affirmation de la « tendance à la guerre » et il est dit que « le but de l’impérialisme américain est la préparation de la guerre contre les pays socialistes de l’Est ». Il s’agit donc d’un tournant radical, qui reprend certains des textes les plus stéréotypés de la RAF. Passons sur « socialiste », après tout, ce mot est tellement déconsidéré qu’on peut bien l’appliquer aux pays de l’Est.

Qu’il y ait une « tendance à la guerre » relève tout au plus d’une simple constatation, les industries d’armement nucléaire ou conventionnel sont aussi en plein essor ; mais dire que les USA veulent attaquer les pays de l’Est est une affirmation de même nature que celle de la droite classique à laquelle se sont ralliés d’anciens staliniens qui disent que l’URSS veut attaquer les USA. Si l’on voulait à tout prix entrer dans un scénario de politique-fiction, on pourrait tout au plus imaginer une guerre entre l’URSS et les USA avec un accord préalable réciproque d’échange de bons services : « Tu me détruis une partie des pays de l’Est et moi je te détruis une partie des pays occidentaux ». Encore faudrait-il qu’il y ait eu des luttes plus fortes et plus menaçantes dans les deux camps qui auraient pu mettre en danger les deux impérialismes. Ce qui est clair, c’est qu’il existe au sein de l’armée, aussi bien américaine que russe, une fraction qui aimerait bien faire joujou un peu plus avec toutes les armes qu’elle a à sa disposition, les vols spatiaux ne la satisfaisant plus. De plus, une guerre nucléaire n’est pas à exclure, mais elle arriverait plutôt sous la forme d’un accident que comme l’effet d’une stratégie concertée. Et peut-être que l’énergie civile y suffira.

Enfin, dans le dernier texte de revendication, celui de l’exécution de Besse, l’action est présentée comme un saut qualitatif des luttes ouvrières et même du prolétariat. Tout au long de ce texte, qui se veut léniniste, on retrouve « prolétariat » qui est employé dans des sens différents. Par ailleurs, Action Directe se considère comme « l’avant-garde du prolétariat » (Ulrike Meinhof avait dit que la notion d’avant-garde avait sa place dans la classe dominante). Dans ce texte, Action Directe, en bonne logique, a tendance à se considérer comme garante et dépositaire de la ligne juste. En effet, elle dit : « Le militarisme ne conduit qu’à son propre échec et à la pantomime de la réalité d’une organisation révolutionnaire de guérilla ». Elle ne s’aperçoit pas qu’elle reprend ainsi les critiques que lui faisait l’extrême gauche. Le nom du commando, Pierre Overney, fait évidemment penser à la Gauche Prolétarienne. Overney avait été le symbole de la résistance à l’oppression patronale. Il y avait eu après sa mort une grande manifestation de l’extrême gauche qui scandait : « Pierrot ! Nous te vengerons », paroles en l’air ou inconsidérées, mais les NAPAP ont exécuté Tramoni. C’est terrible, il y a toujours des gens qui prennent tout au pied de la lettre ; et d’abord, un « nous » c’est plus compliqué que ça en a l’air, comme disent les linguistes et les révolutionnaires. Il faut préciser qu’à cette manifestation, les ouvriers ne se sont joints que de façon isolée (campagne du PC sur les provocateurs payés par la police). De même, lorsque la NRP, branche clandestine de la Gauche Prolétarienne, enlève Nogrette, qui était un petit chef qui harcelait les ouvriers de Renault, ceux-ci restent indifférents. La Gauche Prolétarienne voulait faire de la pédagogie en direction de la classe ouvrière et elle n’a fait effectivement que se substituer à elle… et elle a vite abandonné10.

L’action contre Besse a elle aussi laissé les ouvriers indifférents. Les gauchistes n’ont plus dit leur habituel : « je ne vais pas pleurer un dirigeant… mais ça ne va pas dans le sens de la révolution ». Si cette action se voulait pédagogique, il est évident que c’est un échec. Action Directe oscille entre une action pédagogique, un acte exemplaire ou encore une nécessité dans leur stratégie. Leurs explications sur les restructurations me paraissent en deçà de leur action et ce n’est pas par une analyse économique qui pourrait figurer dans Le Monde diplomatique que l’on peut déduire « la nécessité de supprimer Besse ».

En conclusion, Action Directe est isolée de la classe ouvrière, du prolétariat, même en faisant des extensions de ce concept. En Allemagne, la RAF, qui ne pouvait pas compter sur le prolétariat qui a été détruit en partie en 1920 et qui ne pouvait pas faire l’impasse sur le comportement de la classe ouvrière pendant le nazisme, a réussi à avoir une théorie cohérente avec sa pratique, en disant que c’était elle le sujet révolutionnaire et non le prolétariat ou les masses, tout en gardant les masses comme référent, c’est-à-dire qu’elle combattait dans le camp des masses, même si celles-ci étaient souvent solidaires de la bourgeoisie. On peut voir à quelle aberration conduit un marxisme-léninisme détaché de tout contexte. Ainsi les GRAPO disent : « La RAF est l’avant-garde du peuple allemand », ce dont la RAF s’est pourtant toujours défendue. Action Directe a, elle, tenu bon sur l’internationalisme du prolétariat. L’exploitation et la domination sont effectivement toujours d’actualité, mais on sait que la lutte n’a pas uniquement comme enjeu de hâter la destruction du système, et même l’alternative socialisme ou barbarie pourrait devenir capitalisme et socialisme et barbarie, avec un État mondial et un seul impérialisme.

Loïc Debray

Notes

1 – Loïc Debray, in Paroles directes, Acratie, 1990, p. 37-64.

2 – La force et la justice sont vues comme deux pôles à concilier. « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force » (Pascal.). La justice au sens d’institution est liée de façon indissociable à la force. La justice est une machine à produire le maximum d’inégalités.

3 – Pour une fois ce n’était pas une bavure et les policiers ont pu afficher une joie obscène sous les projecteurs des médias. Comme disait Marcuse, « l’obscénité véritable n’est pas la pornographie mais le général qui est décoré ».

4 – « État de droit, c’est droit de l’État ».

5 – Le contrat social est une fiction que l’on ne peut même pas qualifier d’unilatéral (comme le contrat de l’ouvrier avec son patron) car il ne relie jamais un individu-citoyen à l’État, mais la « citoyenneté », la globalité des citoyens à l’État. Les citoyens, dans cette globalité, sont contraints de faire abstraction de leur singularité.

6 – Les marxistes positivistes préfèrent parler simplement de justesse. Dans leurs fantasmes, cela fait plus rigoureux ou scientifique.

7 – Une éthique est également une question de frontière (une « ligne de démarcation », Lénine). Il faudrait comprendre processus sujet comme plus lié à une singularité qu’à une universalité

8 – La bourgeoisie a toujours manqué de goût, contrairement à ce qu’affirment les bourdieuseries dominantes…

9 – L’universalité, en fait, a toujours été une fausse universalité et il ne faut pas voir la singularité comme un processus d’individualisation, mais comme un concentré de future globalité.

10 – Voir les mea-culpa mêlés de concupiscence de ses anciens chefs.

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