Version imprimable de cet article Version imprimable

Al Qaeda un proto-État ? Confusions et méprises

par Temps critiques

Article extrait de : Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn (dir.) Violences et globalisation. Anthologie et textes inédits de Temps critiques, L’Harmattan, 2003]

Les derniers épisodes de violence infernale qui viennent de marquer l’histoire mondiale de ces dernières années ont plongé les hommes et les femmes dans un surcroît de désarroi politique et d’insécurité mentale. Aucun domaine de l’activité humaine n’échappe à cette instabilité. Le langage utilisé habituellement pour exprimer de tels paroxysmes de violences en est lui-même altéré. Ainsi, les anciennes théories de la violence dans l’histoire, qu’elles soient d’orientation spiritualiste ou matérialiste, étalent leurs déphasages, leurs confusions et souvent leur méprises à longueur de propos. De telles incohérences se sont manifestées récemment dans les écrits des individus ou des groupes politiques qui se veulent « critiques » lorsqu’ils ont cherché à qualifier le réseau islamiste Al Qaeda auteur des attaques du 11 septembre 2001 aux usa.

Parmi les « alternativistes » ou les « révolutionnaires », on a pu récemment observer une timide désaffection pour les anciennes théories critiques de l’État-nation ; qu’il s’agisse de celle, marxiste de l’État-de-classe-impérialiste ou bien de celle, anarchiste, de l’absolutisme de l’État-policier. Pour rendre compte des transformations des État-nations et des fédérations d’États-nations aux prises avec la totalisation mondiale du capital, on trouve souvent la référence à une puissance mondiale dominante (« l’Empire ») qui, déjà en formation après les années de « guerre froide » Est-Ouest, serait désormais assez largement établi. A ce sujet, on se souvient que, dans la seconde moitié des années 70, le philosophe marxiste Henri Lefebvre a proposé ce terme d’État-mondial pour désigner les « contradictions de l’État moderne » et la manière dont selon lui, la forme-État se parachevait dans un équivalent général mondialisé, le « mode de production étatique »1 (mpe). Mais restée trop dépendante de la notion de mode de production et partageant, à ce titre, son présupposé classiste liée à l’ancienne société bourgeoise, la théorie lefevrienne du mode de production étatique mondial ne prenait pas la mesure de l’émancipation qu’opérait le capital à l’égard des États-nations2. Étant de moins en moins actif dans la médiation que l’antagonisme des classes avait rendu nécessaire dans la domination de la société bourgeoise, l’État-nation s’affaiblissait au fur et à mesure que le processus mondial de totalisation du capital montait en puissance. Ce n’est donc pas à l’instauration d’un « mode de production étatique mondial » auquel nous avons assisté lors des grandes restructurations du capital dans les années 80 et 90, mais à un processus d’englobement de l’ensemble des régions du monde par le système de reproduction capitaliste se totalisant. Les institutions régaliennes et sociales de l’État se résorbant3 dans des dispositifs fonctionnels chargés de gérer les opérations de valorisation en capitalisant l’ensemble des rapports sociaux. Ce mouvement, non exempt de discontinuités et bien loin d’être achevé, s’est réalisé au dépend des États-nations qu’il a, au passage, désinstitutionnalisé, particularisé, mis en réseau, virtualisé.

Une telle situation pratique et théorique peut expliquer le recours à la notion de « proto-État » effectué par plusieurs courants critiques de l’extrême-gauche et de l’alternativisme écologiste ou anarchiste pour définir les vastes groupements politico-religieux relevant de l’islamisme qui interviennent pour « purifier la communauté des croyants »… en la capitalisant ! Objectif que « Le Grand Satan » poursuit également, mais dans sa version « sans barbe », d’où le conflit entre ce qu’Anselm Jappe nomme « le choc des barbaries ».

Le terme de proto-État a d’abord été utilisé par les pré-historiens, les historiens et les géographes pour désigner une organisation politique et sociale intermédiaire entre l’organisation de type communautaire (clans, tribus, chefferies, royautés pré-étatiques, etc.) et l’organisation politique de type étatique, qu’il s’agisse des empires-États, des cités-États, de l’État-royal, de l’État-nation, etc. Les notions de stade, d’étape dans un devenir, de développement, de formation sont toujours présentes dans les acceptions du mot proto-État. On le trouve d’ailleurs utilisé avec une large extension sémantique et pour des périodes pré-historiques et historiques forts diverses. Par exemple, il définit les sociétés de l’âge du bronze dans l’Asie centrale4, mais aussi l’organisation du pouvoir dans l’Amérique pré-colombienne5. Pour l’époque contemporaine on relève son usage dans des écrits politiques qui, nous l’écrivions plus haut, pour la plupart, se veulent critiques du système.

Ainsi, le Rassemblement de la gauche radicale européenne dans sa déclaration adoptée lors de sa conférence de Madrid en juin 2002, écrit : « L’offensive néolibérale s’appuie directement sur la coordination institutionnalisée du proto-État européen6 ». Dans son article L’islamisme : idéologie politique et mouvement, le groupe Mac Intosh affirme : « La connexion étroite entre l’islamisme et le capitalisme apparaît dans les deux dimensions de l’islamisme en tant qu’idéologie et projet politique. Malgré ses appels à la tradition islamique ; l’islamisme constitue une forme de proto-État ou de racisme étatique7 ». C’est dans un sens proche de ce dernier que Ronald Creag8 qualifie lui-aussi les réseaux Al Qaeda de proto-État. Ailleurs ce sont les territoires palestiniens9 ou bien encore « la marche inexorable vers l’État mondial10 » qui sont qualifiés de proto-État.

Mais ce n’est pas seulement pour des raisons sémantiques ou bien encore pour l’hétérogénéité des espaces et des temps historiques couverts par cette notion que nous affirmons qu’Al Qaeda n’est pas un proto-État. C’est surtout parce qu’un tel usage induit une méprise sur une dimension essentielle de la globalisation en cours, à savoir la dissolution de la forme-État-nation et sa mutation dans des réseaux de puissance qui opèrent la « création de valeur ». Les formes territoriales des États-nations (les anciennes, européennes, comme les orientales, récentes et introuvables), sont devenues des obstacles à la circulation des flux de valeur. Si l’on a pu dire, avec raison « qu’il n’y a pas d’État sans territoire », cet axiome de la modernité est aujourd’hui caduc. Ce sont les entreprises, les organisations, les réseaux, les associations, les mafias les plus déterritorialisés qui opèrent sur et dans la puissance de la société mondiale capitalisée. Pour s’accomplir pleinement, ce processus de totalisation du capital doit achever de dissoudre les anciens rapports sociaux liés à une terre, à une ethnie, à un peuple à une nation, à un État car ils présentent une trop grande « rigidité ». Dans ces conditions, on comprend pourquoi les anciens support religieux, à visée plus universelle sont réactivés. C’est leur capacité d’abstraïsation, leur potentiel de création d’équivalence qui est utilisé dans ce qui nous est donné comme un « choc de civilisation ». De ce point de vue l’Islam, religion individualisante, sans clergé ni hiérarchie ecclésiale permet une instrumentalisation stratégique beaucoup plus en phase avec les réalités de la capitalisation du monde que ne peut l’être le christianisme, même dans ses versions sectaires. Le bouddhisme offre lui-aussi de telle possibilités de réactivation en prise directes avec la virtualisation11.

Si les organisateurs des réseaux Al Qaeda ont choisi ce terme (qui signifie « la base, la fondation, l’assise ») pour nommer leur projet et leurs actions c’est qu’ils se veulent les nouveaux prophètes d’un vaste rassemblement d’individus dans la « véritable » communauté islamique universelle. Pour y parvenir cela implique une soumission de tous (les femmes n’y ont pas de place) à la parole donnée à Dieu et au serment collectif de liquider tous ses ennemis… Une communauté despotique donc, faite d’allégeance néo-féodale et de haute technologie, et en aucune manière un futur État islamique reconnu par l’onu !. L’Afghanistan, l’Iran, l’Irak, l’Arabie saoudite, etc. n’étant que des supports étatiques provisoires à capter pour les utiliser dans les conflits en cours, mais en aucun cas pour y convertir un supposé proto-État en État. La visée en donc bien concurrentielle de celle de la puissance dominante « sans barbe » mais en aucun cas antagonique. Dans les deux cas, il s’agit de capitaliser des êtres humains, des êtres vivants et leurs biotopes naturels (du moins ce qu’il en reste).

Notes

1 – Cf. Henri Lefebvre, De l’État, 4 volumes, 10-18, de 1976 à 1978.

2 – On pourra lire une mise en perspective critique des analyses d’Henri Lefebvre sur l’État, les classes sociales et le capital dans ma préface à la troisième édition de son livre : La survie du capitalisme, Anthropos, 2002.

3 – Cf. J.Guigou, « L’institution résorbée », Temps critiques no 12, hiver 2001.

4 – Dans la présentation de article de l’Encyclopædia universalis : « Irrigation et société en Asie centrale des origines à l’époque achéménide », on peut lire ces intéressantes mise en corrélation au sujet de ces cultures archéologiques homogènes étendues sur de vastes territoires : « Ces cultures sont souvent prises comme des expressions matérielles de formations socio-politiques appelées “proto-étatiques”. Cette notion de proto-État, ses implications socio-économiques, ainsi que la conception de l’Asie centrale comme périphérie d’empires moyens-orientaux font l’objet d’une discussion critiques depuis les premiers écrits sur le “despotisme asiatique”, les réflexions de Marx et d’Engels sur le “mode de production asiatique” et les propositions de Wittfogel sur les “sociétés hydrauliques”, l’on s’est beaucoup interrogé sur les rapports entre État, société et contrôle de l’eau dans les sociétés du Moyen-Orient ancien. »

5 – Cf. article « Amérique pré-colombienne » de l’Encyclopædia universalis.

6 – Citée par Rouge, journal de la lcr sur son site www.lcr-rouge.org

7 – Mac Intosh - International perspectives, New-York, oct. 2001.

8 – Cf. Ronald Creagh, Terrorisme. Entre spectacle et sacré. Éléments pour un débat. Atelier de création libertaire (ACL). Lyon, 2001.

9 – Franck Debié, dans un débat à l’ipsec (Paris) le 20 mars 2002. Cf. www.cafe-geo.net

10 – Cf. Marc Grunert : « Réchauffement de la planète : un autre exemple de constructivisme mondial », in Le Québécois libre, no 92, nov. 2001.

11 – Cf. Jacques Camatte : « Bouddhisme et virtualité », Invariance, no 5, série V, hiver 2002, p. 77-82.

Dans la même rubrique