Lettre au "Réseau de discussion"

À propos des "Insurrections arabes"

par Jacques Wajnsztejn

Max,

Les événements dans les pays arabes n'intéressent pas que vous deux (Adam et toi) et je vous ai par exemple envoyé une petite lettre de J. Guigou sur cette question. Greg a aussi écrit quelque chose qui n'est pas négligeable en insistant sur le fait que ces régimes n'étaient pas, contrairement à ce qui a été énoncé par Raoul, des démocraties mêmes formelles1.

Après, le problème est effectivement comme tu le dis de dépasser l'option programmatique où tout est vu à partir du prisme de la théorie du prolétariat qui est toujours celui de la majorité des membres du réseau. En effet, cela amène à se poser toutes les questions, mêmes les bonnes à travers un biais. Ce biais est même double puisque la théorie du prolétariat inclut la croyance en le progressisme du capital et sa forme politique démocratique. Dans les interventions des autres membres du réseau et particulièrement des « groupes », c'est le premier biais qui apparaît dominant et je pense que c'est pour cela que la discussion s'arrête aussitôt avec eux vu que tu n'es plus du tout dans cette perspective.

Ils n'ont en effet que deux possibilités de repli. La première est celle de l'indifférentisme2 absolu exprimé par la position d'HS3. La seconde consiste à rechercher parmi des formes qui se mettent en place (comités de quartier, etc.), des embryons de conseils ouvriers et s'ils ne les trouvent pas de passer à l'indifférentisme4.

Par contre, avec Adam, c'est le second biais qui est l'objet (caché) de la discussion. Celle-ci peut alors continuer, mais dans le malentendu. Je m'explique : pour toi (Max), le progressisme du capital est une théorie du xixe siècle. Tu ne poses d'ailleurs pas la question de sa justesse à l'époque, mais tu considères au moins qu'elle n'est plus utilisable aujourd'hui et tu en déduis qu'on n'a rien à retirer de l'établissement de la démocratie dans ces pays. Pour Adam, par contre on est toujours dans ce progressisme du capital et la démocratie est mieux que la dictature, y compris du point de vue « humain », même si ce terme en écorche plus d'un et bouleverse un peu l'idéologie anti-antifaciste ou anti-démocratique de la gauche communiste surtout d'influence bordiguienne.

Tu es tellement gêné par cette évidence délivrée par Adam (c'est pour moi une évidence en dehors de toute croyance au progressisme du capitalisme et de sa forme adéquate : la démocratie) et qui devrait l'être pour tous ceux qui tiennent pour acquis qu'une intervention politique, après toute l'expérience qu'on a de nos propres défaites, ne peut se concevoir que dans le respect d'une certaine éthique, que tu paniques littéralement quand il s'agit de justifier ta variante d'indifférentisme, au point de déclarer que les prisons torturantes de ces pays, ce n'est pas meilleur que les prisons dorées de la démocratie et ensuite de faire rectifier qu'il fallait lire « ce n'est pas pire » et non pas « ce n'est pas meilleur ». Voilà un exemple littéral de l'indifférentisme5. On peut remplacer une phrase par l'autre sans que ça soit choquant et la preuve, c'est que personne ne t'en as fait la remarque avant que tu ne rectifies toi-même.

La question de l'indifférentisme est liée à la critique de la forme politique à l'époque où celle-ci - et de manière plus générale son institutionnalisation au sein de l'État - constituait un élément de la superstructure du capitalisme. Et la théorie marxiste faisait dépendre ce niveau superstructurel de l'infrastructure, c'est-à-dire de la propriété des moyens de production et de l'état des forces productives. Finalement peu importaient les modifications produites au sein de cette superstructure, donc par exemple au niveau politique et au niveau de l'État, puisque tout cela ne relevait finalement que de la forme. Ce qui comptait réellement, c'est ce qui se passait au niveau du capital et des conditions de son développement, ainsi que des luttes de classe qui ne manqueraient pas de l'accompagner. Malgré certains textes politiques de Marx montrant que cette forme n'était pas indifférente (et cela ne concerne pas que le jeune Marx comme on peut le voir à son changement d'opinion sur la république en armes que fut la Commune), les communistes de gauche en sont restés là et ont en général dédaigné cette question parce qu'ils n'ont pas compris que cette forme était la meilleure expression possible non seulement d'une économie de marché, mais aussi de rapports sociaux organisés sur la base d'un consensus minimum entre exploiteurs et exploités (par exemple le travail et le progrès comme valeur commune), entre dominants et dominés (le pacte social sous le regard de l'État dans la forme État-providence). Dit dans un autre langage, ils n'ont pas considéré le capital comme un rapport d'implication (Théorie communiste) ou comme un rapport de dépendance (Temps critiques) réciproque.

À partir de là, tout et n'importe quoi pouvait être dit : par exemple Bordiga en 1945 disant que c'est le fascisme qui avait gagné la guerre et tous les « gauches » affirmant qu'en URSS régnait le capitalisme, confondant par là capital et capitalisme6. Il me semble que c'est une distinction nécessaire qui permet d'éviter tout ce discours sur la démocratie et finalement le discours sur la bourgeoisie qui va avec. Ainsi, Raoul en arrive à la fois à nous dire d'un côté, que la bourgeoisie est au pouvoir depuis longtemps en Tunisie et en Égypte... comme d'ailleurs la « démocratie » avec des guillemets certes (quelle est la démocratie réelle qui ne mérite pas des guillemets ?), mais que de l'autre, l'armée constitue la colonne vertébrale de l'organisation sociale de l'Égypte ! Or si la démocratie existe déjà, pourquoi la bourgeoisie voudrait-elle autre chose ? Veut-elle une vraie démocratie ? Non s'écrient les communistes qui savent ce que c'est que la nature de la démocratie. Alors est-ce le peuple qui veut la démocratie ? Mais alors le peuple est décidément indécrottable. Retour aux deux variantes de l'indifférentisme. Même Greg qui ne voit pas de la démocratie dans ces pays y voit une bourgeoisie développée sous forme de « clique cynique » plutôt que d'y reconnaître une oligarchie kleptomane et rentière assurant un minimum de circulation et d'accumulation du capital à l'intérieur des pays. La notion de bourgeoisie devient un fourre-tout et on peut parler de la « bourgeoisie » libyenne comme de la bourgeoisie chinoise (toujours Greg) pour terminer sur la bourgeoisie mondiale. On reste en terrain connu et c'est bien là l'essentiel.

Cela rendait parfaitement incompréhensible non seulement la victoire de la démocratie contre le fascisme dans la guerre et contre le stalinisme à la Libération, mais aussi la croissance de la période des Trente glorieuses reposant sur un mode de régulation fordiste et une « société de consommation » possible qu'à l'intérieur de cette forme. Cela rendait aussi incompréhensible les défaites ouvrières du dernier assaut prolétarien au tournant des années 60-70 (cf. par exemple Tronti déclarant en substance : ce n'est ni le pci, ni l'État, ni le capital qui a battu la classe ouvrière italienne des années 60-70, c'est la démocratie). Enfin, cela rendait incompréhensible l'écroulement du mur de Berlin aux cris de « des bananes et des baladeurs » ! Il en est de même aujourd'hui quand certains ne font pas de différence entre l'ugtt et les syndicats européens (cf. le texte d'Échanges sur la Tunisie), entre l'Égypte et la France ou l'Allemagne.

Comme tout cela est incompréhensible à l'intérieur de ce schéma de pensée, une grande spécialité de la gauche communiste est alors de voler au secours du capital en disant que tout cela constitue une sorte de « plan » du capital conduisant finalement à une rationalisation du « système », une meilleure intégration dans la mondialisation. C'est d'ailleurs ce que tu soutiens quand tu lâches le questionnement ou les interrogations - que j'espère pas feintes - pour énoncer une position. Or, pourquoi ne pas considérer que c'est plutôt l'inverse qui est constatable, à savoir que c'est parce que des pays comme la Tunisie et l'Égypte participent maintenant suffisamment au processus de globalisation du capital et à son devenir technologique et connexionniste que l'irruption démocratique a pu se produire. En effet, nous sommes, à mon avis, dans un tout autre cas de figure que celui des émeutes de la faim des décennies précédentes même si le désordre économique mondial joue son rôle, ce qui rapproche indubitablement ces pays de nos propres caractéristiques comme le montre « le problème » d'une jeunesse de plus en plus scolarisée et pourvue de diplômes universitaires, mais aussi de plus en plus surnuméraire7, une jeunesse dont les regards sont braqués, de façon certes très contradictoire, sur la France et... la révolution française. Les slogans anti-gouvernementaux énoncés en français : « Ben Ali, dégage », « Moubarak dégage » et pour l'Algérie « Système dégage » pendant les événements sont significatifs de cette attention et ils ne font que traduire et continuer l'intérêt des étudiants et plus généralement des jeunes de ces pays pour les émeutes et manifestations des jeunes en France et en Europe depuis 2005 et surtout en 2010. C'est aussi que dans ces pays-là, le processus d'individualisation a beaucoup progressé8.

Je vais sûrement en faire hurler certaines ou certains sur le réseau puisque Greeman a été vilipendé pour sa présupposée américanophilie et Longchamp pour sa présupposée franchouillardise, mais je crois que s'il y a encore quelque chose qui fait sens dans le monde, pour des populations, c'est la révolution française (et accessoirement ou de manière complémentaire, La Commune de Paris) et non pas la révolution russe ou la révolution allemande ou la révolution espagnole. Certes il y a du « droitdel'hommisme » là-dedans, mais ne peut-on pas concevoir qu'elle puisse constituer pour beaucoup, la dernière référence d'une révolution effectivement bourgeoise de par son résultat, mais grosse de tout le reste comme l'envisageait D. Guérin dans son gros ouvrage sur la question9 ?

Cette incompréhension de la puissance effective de la démocratie comme représentation se retrouve même chez des tenants « révolutionnaires » de la démocratie comme Guy Fargette dont la vision s'arrête à l'occident et qui adhère pour le reste, grosso modo, à la théorie du choc des civilisations d'Huttington, théorie qui vient justement de prendre un coup de vieux avec les derniers événements.

Je ne parlerai pas ici de la question de la démocratie en France et dans des pays de ce type car je compte y revenir plus tard. Je dirai simplement un mot sur le fait que cette forme politique ne peut plus être ignorée de la même façon qu'on ne peut faire l'impasse d'une nouvelle approche de la nature actuelle de l'État, comme c'est pourtant le cas dans le courant communisateur. Cela peut d'autant moins être ignorée que bien des événements nous renvoient à sa crise actuelle : délégitimation du personnel politique, crise de l'État-nation, convergence entre les tendances oligarchiques et la nouvelle organisation en réseau de l'État, processus de totalisation du capital qui rend caduque la distinction entre infrastructure et superstructure, etc.

JW

Notes

1 – Un camarade maghrébin me parle à ce propos de « démocrature », mais ce mot-valise ne forme pas un concept, d'autant qu'il suppose défini et la démocratie et la dictature.

2 – Pour ne pas rester « entre nous », je définirais rapidement l'indifférentisme comme la position qui consiste à ne pas intervenir en faveur d'événements qui ne correspondent pas au programme prolétarien et à son agenda historique. À partir de là toutes les variantes sont possibles, de l'opportunisme de Marx au moment de la guerre de sécession américaine jusqu'à l'indifférentisme absolu de la revue Bilan à propos de la révolution espagnole de 1936-37.

3 – Pour lui, toutes les révolutions du passé (et donc du présent) n'ont consisté qu'en la mise en branle de « petits soldats » au service de la classe dominante existante ou montante (comment une classe dominante peut être montante, c'est déjà de l'équilibrisme sans filet !). On y apprend aussi qu'une fois les buts politiques de cette classe atteints, les « petits soldats » seront envoyés à la « niche sociale ». Que diront les dizaines de milliers de prolétaires et révolutionnaires ayant participé aux diverses révolutions du passé de ces allégories ? On n'ose penser qu'ils croisent quelque part la route d'HS. Enfin, nous apprenons que « la révolution n'est pas à l'ordre du jour » (on a envie de demander à HS qui tient le calendrier des festivités), mais avec de telles affirmations, on se dit qu'elle ne le sera jamais. En effet, comment espérer ou croire à quelque chose qui n'a jamais existé... même dans la défaite ? Sur cette base, qui peut encore penser que ce mouvement (prolétarien) peut exister autrement que comme essence ou mythe ?

4 – Ce qui ne manque pas de se faire, car les comités de défense qui se sont crées, par exemple en Tunisie, n'ont eu apparemment qu'un rôle défensif de chasse aux collaborateurs du régime Ben Ali (si on en croit les deux « conseillistes » tunisiens interviewés par le groupe Lieux Communs), alors que dans les entreprises les salariés s'orientaient plutôt vers l'établissement d'un pacte social dans l'optique d'un redémarrage rapide des activités économiques. Seule une minorité restait fixée sur une remise en cause plus large et un blocage de la « vie normale ». Il semble vain de rechercher des formes radicales pour caractériser le soulèvement. Toutes les insurrections rencontrent inévitablement certaines formes d'organisation telles que les dernières révolutions historiques les ont pratiquées sans pouvoir d'ailleurs les dépasser : auto-organisation des producteurs ou consommateurs, auto-organisation des collectifs de lutte, démocratie directe et assembléisme, conseils ou comités de base. Mais ce ne sont plus que des moyens et des étapes, ce ne sont plus des buts correspondant à des idéologies. Le fil rouge est coupé et on chercherait en vain, au sein de ces soulèvements, des références au socialisme ou au communisme. Mais ça ne doit pas nous arrêter !

5 – Attention aussi à ce que cet indifférentisme ne se dévoie pas en un relativisme et sous sa forme absolue. Le « ce n'est pas pire que... » a déjà produit assez de ravage au sein de l'ultra-gauche avec les accusations portées contre elle à propos du révisionnisme et du négationnisme. Je ne soupçonne pas Max, bien sûr, mais je dénonce ici un certain mode de pensée.

6 – Sur cette distinction entre capital et capitalisme, cf. le premier article du no 15 de Temps critiques intitulé « Capital, capitalisme et société capitalisée » ainsi que, pour un exemple, mon article sur la Chine dans le même numéro. Si donc, pour moi, oligarchie kleptomane rend mieux compte de la nature rentière de ces anciens régimes, cette notion reste insuffisante car elle laisse de côté les compromis que passent ces pouvoirs avec les classes moyennes salariées en prise sur la globalisation. C'est notamment le cas de l'Algérie qui depuis deux mois injecte à hautes doses l'argent de la rente pétrolière dans les rapports sociaux pour acheter la trêve sociale : (300 % d'augmentation des salaires des universitaires ; subventions des produits d'importation de première nécessité, suppression des contrôles du marché noir et du trabendisme, attribution de logements à certains leaders des émeutes « retournés », levée des contrôles d'internet, etc.). L'oligarchie cherche à s'allier à d'autres couches ; de rakettiste elle se fait paternalo-distributive.

7 – Les étudiants algériens qui combattent la réforme LMD en train de se mettre en place là-bas l'appellent, par dérision « Laissez moi dormir ».

8 – C'est un point un peu oublié car beaucoup d'entre nous ont été frappés par la progression de l'Islam en Europe et aux USA, progression qui y a pris une forme communautariste. Si on constate la même progression dans les pays de tradition musulmane, c'est beaucoup moins sous une forme communautariste et beaucoup plus sous une forme privée. Ce n'est pas tant les insurrections qui ont pris de cours les « islamistes » que la transformation des rapports sociaux de leurs pays pendant ces trente dernières années.

9 – Daniel Guérin, La lutte de classes sous la Première République : 1793-1797, coll. « La suite des temps », Paris, Gallimard, 1968.

 

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