Projet de loi-travail et convergence des luttes : un malentendu ?
Le projet de loi El Khomri comme le projet de réforme du code de travail de Badinter ne peuvent se comprendre que dans la perspective plus large d’une dynamique du capital qui ne repose plus principalement sur la force de travail vivante, car celle-ci devient inessentielle dans le procès de valorisation. Ce n’est pas synonyme de fin du travail mais de crise du travail et la question de l’emploi et du chômage remplace aujourd’hui la critique du travail que portaient les mouvements prolétaires des années 1967-1975.
Ces projets de réforme ne sont pas des tentatives de revenir aux conditions du XIXe siècle comme on l’entend parfois dans les manifestations, mais correspondent à une volonté d’adapter les lois sur le travail aux transformations des rapports de production, en tenant compte des rapports de force actuels entre capital et travail. Les deux projets sont censés se compléter, le projet El Khomri vise le court terme et remplit des objectifs limités : tout d’abord et en priorité montrer que le gouvernement est capable de faire des réformes, alors qu’il est accusé d’immobilisme ; ensuite, essayer de parer au plus pressé en donnant des gages au patronat sur la flexibilité tout en espérant une embellie sur le front de l’emploi qu’il sait pourtant ne dépendre, dans les conditions actuelles, que d’une reprise conséquente d’une croissance pourtant introuvable. D’où un projet qui forcément mécontente tout le monde puisque son objectif de flexisécurité suppose justement cette croissance pour rester « équilibré ». Quant au projet Badinter il est plus stratégique et prospectif, car il enregistre bien la crise du travail. Puisque le travail n’est plus au centre de la société, mais que le salariat continue à régir globalement la force de travail en activité ou potentielle, le Code du travail doit évoluer vers un code de la personne au travail, ce dernier étant conçu non plus comme travail productif ou même déterminé, mais comme un travail-fonction « au service » de la société tout au long de la vie... Le programme de la CFDT en quelque sorte !
Face à ces grandes manœuvres, nous assistons (et participons) à un mouvement opposé à ce projet de loi-travail, qui a pourtant déserté les lieux de travail pour porter la contestation à un niveau plus général. Mais ce niveau n’est-il justement pas trop général vu un rapport de forces a priori peu favorable ? Les lycéens et étudiants n’ont-ils rien à dire sur l’école et l’éducation, les rapports maître/élève, l’organisation des savoirs ; les hospitaliers sur leur hiérarchie et la politique de la santé ; les salariés du secteur énergétique et nucléaire sur les stratégies de puissance de leur patron c’est-à-dire de l’État ? Ne faudrait-il pas y activer des luttes qui relayeraient ce niveau général ? Pour l’instant, cette absence de luttes intermédiaires se ressent au niveau des forces de contestation du projet de loi et des formes de lutte qu’elles développent.
En effet, contrairement aux mouvements anti-CIP et anti-CPE, ce ne sont pas ceux qui sont les plus directement concernés, c’est-à-dire les travailleurs, qui sont à l’origine du mouvement, mais une partie de la jeunesse scolarisée alors que le projet de loi ne s’adresse pas spécifiquement à la jeunesse.
La conséquence en est que le mouvement des scolarisés est minoritaire au sein même de la jeunesse. Il ne peut donc s’appuyer sur les bases arrières que constitueraient lycées et universités et encore moins des « quartiers » aux abonnés absents. Il est obligé de tenir la rue, d’où une convergence immédiate avec l’initiative « Nuit debout » qui se situe pourtant dans une toute autre perspective, celle de tenir les places dans une sorte de happening de la parole libérée. Une convergence s’est progressivement aussi établie avec la CGT dans la mesure où celle-ci, par rapport à une CFDT qui négocie et participe de la réforme, prend de plus en plus la place d’une force d’opposition dépassant le clivage parti/syndicat ou plutôt inversant la formule léniniste de la courroie de transmission. Elle prend de fait la place des partis et groupuscules de l’extrême gauche relégués en fond de manifestations avec pour tout viatique leurs drapeaux, leurs badges identitaires et une activité très discrète dans les AG.
Cette convergence est néanmoins très fragile, car ce qui s’exprime dans ces trois courants n’est pas de même niveau. Lycéens, étudiants et jeunes prolétaires maintenant en tête des manifestations, expriment une révolte générale à fleur de peau et un refus spontané du capital. Ils sont dans la négation de l’ordre établi, dans une perspective de confrontation avec l’État et sa police.
Les participants à Nuit debout sont, eux, dans l’affirmation d’une démocratie ici et maintenant qui pourrait faire sécession d’avec le pouvoir institué. Ils affirment la possibilité d’une Constituante issue des assemblées des places. Le modèle n’est pas celui des « indignés », ni des « occupy » anti-finance, mais implicitement celui de 1793.
Enfin, la direction de la CGT se pose d’emblée dans la défense des acquis et l’auto-limitation en ne demandant que le retrait du projet de loi. Son acmé serait une grève générale… sans perspective plus ambitieuse que le retrait du projet de loi ? On comprend mieux alors que certains hésitent à entrer dans la lutte et que d’autres, au contraire, comme ses fédérations les plus dures, cherchent à déborder les objectifs initiaux et à affirmer une identité ouvrière menacée. C’est qu’elles peuvent encore s’appuyer sur les restes de fierté ouvrière donnée par une professionnalité et un statut, alors que partout on n’entend plus parler (un peu trop vite d’ailleurs) que de précarité et de « boulots de merde ».
Mais y a-t-il vraiment possibilité de convergence entre la grève dans ces secteurs, où il suffit d’être déterminés et même peu nombreux pour bloquer production et circulation, et le reste du mouvement qui joue sur sa masse pour peser sur le rapport de force ? La convergence n’est pas non plus évidente au niveau des revendications car si les salariés de ces secteurs participent bien aux manifestations et réclament publiquement eux aussi le retrait du projet, il n’en demeure pas moins qu’en coulisse des négociations sont en cours dans ces secteurs. Les blocages sont un moyen de pression afin d’appuyer des revendications particulières avant tout et ils ne profitent au reste du mouvement que par ricochet.
La CGT affirme certes une identité ouvrière maintenant bien problématique, mais elle le fait surtout dans le cadre de l’économie nationale et des secteurs encore protégés de la concurrence internationale. C’est là qu’elle a concentré ses forces après la destruction des forteresses ouvrières au cours des restructurations des années 1980-1990. Or, Nuit debout se situe d’abord au niveau supérieur de la globalisation du capital car malgré les idéologues qui sont à son origine, et qu’on peut classer parmi les souverainistes de gauche, beaucoup de participants à Nuit debout sont spontanément eux, néo-internationalistes (ils sont branchés sur le « village global ») et néo-altermondialistes car ils raisonnent économie-monde, même quand ils entonnent des slogans anticapitalistes. Mais ils interviennent aussi au niveau inférieur de la globalisation, non pas eux-mêmes objectivement, mais idéologiquement, quand ils parlent au nom des « dominés », des « exploités », des migrants, des paysans sans terre des zones pillées par les firmes multinationales et les États dominants, qu’ils taxent d’impérialisme ou de néo-colonialisme.
Pour ces raisons, nous ne voyons pas, pour l’instant, se dessiner une convergence solide et durable entre ces trois fractions du mouvement même si l’incurie du gouvernement et le sentiment d’exaspération ressenti par de nombreux individus moins impliqués dans le mouvement, mais néanmoins actifs, laissent quelques espoirs de surmonter ces conditions premières.
Temps critiques, 30 mai 2016.