Sur quelques accords et désaccords entre Théorie Communiste et Temps critiques
(à propos de Théorie Communiste n° 27, février 2023)

par Jacques Wajnsztejn

Partie de la théorie du prolétariat au début des années 1970 pour ensuite envisager les Fondements critiques d’une théorie de la révolution (Roland Simon, Senonevero, 2001), le groupe-revue Théorie Communiste a enfin produit une théorie de la révolution comme communisation. Celle-ci, en l’absence d’une ancienne identité de classe (ouvrière ou prolétarienne) qui ne peut plus s’affirmer, intègre, à une lutte de classes pourtant toujours vue comme à l’ordre du jour, un certain nombre de surdéterminations (cf. infra, notes 4 et 6). Soit, successivement au cours de l’évolution récente du cursus théorique de cette revue : le genre1, la race et enfin, aujourd’hui dans ce no 27, la vie quotidienne avec cet intitulé évocateur : « Vie quotidienne et lutte de classes ». Il ne s’agit néanmoins pas d’ironiser sur ce qui serait une « dérive » de la revue par rapport à ses positions originelles sur une « théorie du prolétariat » qui n’est d’ailleurs pas non plus notre référence, mais de considérer cette dernière livraison de Théorie Communiste comme intéressante à plus d’un titre et plus « ouverte » qu’à l’habitude, d’où l’idée de cette mise en perspective comme nous avons pu le faire précédemment avec notre confrontation à l’évolution de la revue Invariance (cf. site, « Quarante ans plus tard : retour sur la revue Invariance [version 2] »

[La présentation des positions de Théorie Communiste est de couleur noire, mes commentaires sont de couleur bleue, le tout entre crochets. J’ai aussi utilisé des éléments des trois parutions précédentes de Théorie Communiste quand cela permettait de clarifier ou compléter des positions plus élaborées dans le no 27 mais énoncées antérieurement]

1) D’emblée il est annoncé que le « réencastrement » [Karl Polanyi, auteur du concept n’est pas cité] pervers du travail se fait non pas dans la société capitaliste en général, mais dans la vie quotidienne. Pour Théorie Communiste, les contradictions autres que celles du travail n’ont pas été « englobées » dans le cours historique de développement du capital, puis resurgiraient maintenant que cette contradiction principale du travail ne serait plus centrale ni du point de vue de la valorisation ni du point de vue des luttes contre le capital [ce qui est grosso modo la position de Temps critiques], car elles seraient constitutives de l’exploitation (les segmentations de sexe et de race existent dès l’origine). [c’est une affirmation discutable : soit cette segmentation existe depuis l’origine des sociétés et perdure encore aujourd’hui et alors le rapport social capitaliste n’est plus un rapport spécifié. Il devient une « nature » comme c’est le cas pour les autres espèces de mammifères ; soit elle est historique et on peut estimer que si elles peuvent être constitutives, elles n’en sont pas pour cela définitoires et définitives d’autant que dans certains textes de Théorie Communiste comme ce passage du no 26 : « … par définition, le capital pousse d’une part à l’universalité indistincte et abstraite des individus… et que, d’autre part, il pose dans la division du travail le caractère hiérarchisé et historique de la force de travail qui lui fait face. Le capital veut des races et n’en veut pas. Il veut de la distinction “naturelle” et il veut l’universalité du simple individu abstrait et libre » (p. 220). Nous sommes d’accord sur ce point et nous l’avons d’ailleurs souvent développé dans notre critique à propos de la segmentation de sexe en disant que le capital n’a pas de position essentialiste là-dessus, mais plutôt une position conjoncturelle qui varie au fil de ses grandes phases historiques, la position de la bourgeoisie traditionnelle sur les femmes n’étant évidemment pas la même que celle des dirigeants des GAFA ou des politiciens de la Commission européenne]. Pour Théorie Communiste, cette segmentation serait donc constitutive, mais aujourd’hui, l’identité ouvrière ne les subsumerait plus et avec elle l’unité a priori de la classe et du processus révolutionnaire ; une idée qui ne serait plus qu’un « fantasme de militant » (ibidem, p. 221).

2) La forme interclassiste des luttes actuelles signifie que le prolétariat produit son appartenance de classe comme extérieure à lui-même parce qu’il n’est plus au centre de la valorisation. Il faudrait donc dépasser la vision de Marx dans La Sainte Famille dans laquelle il posait la question du prolétariat et de sa mission en termes essentialistes (nature et rôle spécifiques dévolus au prolétariat). Théorie Communiste y oppose le « dépassement produit », la notion de « conjoncture2 » et celle de « situation ». Elles ne permettent plus d’utiliser les formules toutes faites ou devenues toutes faites du « jeune Marx » hégélien et humaniste sur ce que le prolétariat sera contraint de faire du fait de son être. Plus concrètement ce sont maintenant les impuretés de classe qui marquent cette extériorité [on est ici très proche de Temps critiques, mais pas forcément pour les mêmes raisons]. Le prolétariat doit donc perdre sa pureté pour que la négation puisse s’effectuer [malgré sa critique précoce vis-à-vis de la résurgence d’un néo-programmatisme succédant au programmatisme prolétarien dans les années 1970, on frise ici un néo-programmatisme inversé de celui de l’époque de l’auto-négation du prolétariat où ce qui était devait se nier. Mais aujourd’hui, pour Théorie Communiste, ce qui n’est pas encore où qu’à l’état d’abstraction théorique doit surgir et s’accomplir dans la « communisation »].

3) L’IS et la critique de la vie quotidienne (cf. Debord-Vaneigem) ont représenté le nouveau point de vue de la totalité par rapport à l’ancien représenté par la théorie du prolétariat [La classe qui à partir de sa particularité atteindrait l’universel négativement par le fait de subir et concentrer tous les torts]. Ces deux perspectives s’opposent à la stratégie du mouvement ouvrier et de ses organisations traditionnelles qui prônent l’affirmation d’une particularité de classe [qui ne pouvait déboucher que sur des alliances de classes, des fronts (populaires et même républicains), un bloc hégémonique (Gramsci)].

Mais jusqu’à maintenant, cette critique de la vie quotidienne n’a pas débouché sur l’idée d’un « dépassement produit3 ». En effet, dans l’IS comme chez Henri Lefebvre, la critique de la vie quotidienne n’est que l’expérience d’un « directement vécu » qui n’a jamais existé (cf. Thèse 2 de la Société du spectacle).

La vie quotidienne concerne le niveau de la reproduction plus que celui de la production. En effet, pour Théorie Communiste [comme pour nous], la crise se situe maintenant au niveau de la reproduction des rapports sociaux puisque la restructuration des années 1970 a réalisé « l’auto-présupposition du capital » [c’est approximativement l’équivalent de notre « révolution du capital » même si notre concept est bien plus tardif car le processus est plus long que ne le laisse penser Théorie Communiste]. Or, pour Théorie Communiste, ce niveau de la reproduction, c’est la vie quotidienne. Plus concrètement, la contradiction n’est plus dans la production, mais dans la distribution [c’est ce dont rend compte le discours médiatique redevenu prédominant sur l’accroissement des inégalités, alors que les questions de luttes contre les discriminations semblaient avoir pris le dessus depuis une vingtaine d’années. Mais ce qui est, pour nous, dans Temps critiques, analysé en termes de « totalisation », l’est dans Théorie Communiste, en termes de « surdétermination4 »]. La production n’apparaît plus que comme un moment de la distribution [« Tous est à nous, rien n’est à eux » clament la CNT et le NPA, il y a une baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée s’indignent les « économistes atterrés »] et, a fortiori, de la reproduction des rapports sociaux. La crise du rapport salarial s’élargit alors à la crise de la société salariale. Pour Théorie Communiste, « c’est en devenant la société que le prolétariat abolit le MPC et se nie ». Or, dès qu’on parle de vie quotidienne, on ne parle plus du travail salarié comme rapport de production, mais comme d’une activité nivelée avec les autres, simple source individuelle de revenu et non pas source de la valeur [cf. fin du point 5]. Cela s’expliquerait par le fait que les individus partent toujours de leur existence, or celle-ci serait davantage régie [ou ressentie] aujourd’hui par (dans) la vie quotidienne que par l’activité productive.

4) Théorie Communiste ne parle pas en termes de restructuration en réseau, mais à la suite de Saskia Sassen, de « dénationalisation » de l’État et de sortie du schéma keynésien qui prédominait dans l’ancien cycle de croissance défini comme celui du « national intégré ». S’en suit un discours qui n’est pas à proprement parler contre le capital, mais contre l’injustice. Il s’adresse et vise un État délégitimé parce qu’il serait entravé dans ses prérogatives par la multiplication des autorités indépendantes [Lesquelles ? celles des réseaux ? Celles qui dans leur activité techno-bureaucratique créent un maquis de réglementations ? celles des cabinets de conseil privés ?] À ce propos, Théorie Communiste no 26 parle « d’ère globale » dans laquelle il se produirait l’insertion de projets globaux dans les États-nations ce qui fait que « l’État n’est pas un tout » [sous entendu : comme il l’était dans sa forme nation originelle]. Mais « la mondialisation n’en est pas pour autant un affaiblissement général de l’État puisqu’elle le transforme par un travail de dissociation des éléments étatiques » [Dissociation qui explique que les décisions ministérielles semblent tirer à hue et à dia sans plan d’ensemble (abandon de la planification). Néanmoins, Théorie Communiste ne s’attarde pas sur les articulations de la puissance entre les niveaux : mondial, national, local comme nous pouvons le faire avec notre thèse de la restructuration en trois niveaux de domination reliés entre eux].

5) [Bizarrement, Théorie Communiste ne mentionne pas comme genèse du concept de « critique de la vie quotidienne » l’œuvre de Henri Lefebvre et le premier volume, pourtant explicite, de sa trilogie Critique de la vie quotidienne écrite en 1945 et publiée en 1947 aux éditions Grasset (cf. aussi l’Avant propos à la 2e édition, l’Arche, 1968, p. 9) ; ni d’ailleurs l’Internationale situationniste dont certains des membres, et non les moindres, ont d’ailleurs reconnu cette dette politique et théorique envers Henri Lefebvre lors de leur brève rencontre… avant de vouer aux gémonies leur ancien maître. l’accusant de les avoir spoliés en publiant seul le livre sur La Commune de Paris comme fête révolutionnaire.

Pour Théorie Communiste, il ne semble d’ailleurs pas être question de partir du concept de critique de la vie quotidienne, mais seulement de la notion de vie quotidienne]. Cette notion aurait pour origine l’école de Chicago au point de vue sociologique et Husserl et la phénoménologie au point de vue philosophique. Husserl pour qui il ne peut y avoir de sujet face à « ce monde de choses ». Réflexion que Théorie Communiste juge pertinente à condition qu’on la récuse quand elle met en avant sa dimension humano-essentialiste (le quotidien comme nécessité ontologique).

[Ce n’est qu’à partir de ce que nous considérons à Temps critiques comme l’événement Gilets jaunes, mais un événement non reconnu comme tel par Théorie Communiste pour qui c’est la notion même d’événement qui n’a pas de portée comme on peut le voir dans leur appréciation continue de Mai-68, que Théorie Communiste active la dimension seulement sociologique de la notion beaucoup plus générale de Lefebvre. Ce faisant, elle la débarrasse de la portée historique et politique que ce dernier lui donnait : d’une part politique à savoir la révolution communiste porteuse d’un homme nouveau dans une société socialiste en transition vers le communisme et d’autre part individuelle, subjective à travers sa théorie des moments (cf. La somme et le reste, Anthropos, 1959). C’est-à-dire le moment comme singularisation anthropologique du sujet (le moment de l’amour, du jeu, du repos, de la connaissance, de l’activité créative, etc.) ; une théorie qui influencera les situationnistes avec leur notion de « création des situations ».

Bien sûr Théorie Communiste ne considère pas cette dimension individuelle comme recevable puisqu’elle est « surdéterminée par la contradiction capital/travail », donc aliénée.

Leur recours à « la vie quotidienne » élude la dimension, justement, anthropologique de la révolution du capital.

Tout ce passage autour d’Henri Lefebvre est de Jacques Guigou]

À ces textes critiques politiquement fondateurs, Théorie Communiste semble préférer ceux de sociologues contemporains comme Bruce Bégout et son livre La découverte du quotidien (Allia, 2006). Pour ce dernier, le quotidien agit comme stabilisation du rapport au monde, ce qui lui donne une densité objective et le préserve d’une ouverture au monde… qui est celui du capital. Pour Théorie Communiste, c’est un point de vue en opposition avec celui de Bourdieu qui voit dans le quotidien non seulement une acceptation acritique de l’ordre des choses, mais pire, une justification idéologique de cet ordre qui ignorerait que le quotidien et le « monde de la vie » sont des constructions sociales [entre ces deux propos contradictoires de sociologues, il ne semble pas y avoir de sortie « révolutionnaire » possible].

Néanmoins, pour Théorie Communiste, la quotidienneté surdéterminerait la question de classes dans la mesure où elle les concerne toutes (il n’y aurait pas de quotidien typiquement bourgeois). Pour justifier cette position, Théorie Communiste s’appuie sur l’argumentaire de Bégout. Celui-ci analyse un processus nécessaire de mise à distance du monde qui permet d’émettre l’hypothèse de crises comme celle des Gilets jaunes [on pourrait rajouter, avec Théorie Communiste : et des pratiques d’écart]. Mais pour Théorie Communiste, l’échec des philosophies critiques de la vie quotidienne (Lefebvre, Debord, de Certeau) tiendrait à leur surestimation de l’activité créatrice au sein de celle-ci qui conduit en retour à la dévaloriser dans le cas contraire [soit la vie quotidienne est réduite à la « survie » et à la « misère » comme dans le discours situationniste (cf. leur manifeste De la misère en milieu étudiant) et surtout post-situationniste ; soit elle est réduite au quotidien domestique comme dans les différentes variantes du féminisme]. Théorie Communiste reprend : finalement, ce serait croire à un « vrai monde » caché par le fétichisme, or la connaissance de ce fétichisme ne permet pas de connaître le monde. Là résideraient toutes les idéologies y compris celle du prolétariat d’une conscience juste à partir d’une position propre dans les rapports sociaux de production. Or aujourd’hui, poursuit Théorie Communiste, c’est dans la vie quotidienne que se ressentiraient reproduction et exploitation, aussi bien chez les personnes « racisées », que chez les femmes ou encore parmi les Gilets jaunes où à l’occasion de la crise sanitaire (vexations, humiliations, aliénation, exploitation). En fait, pour Théorie Communiste, la vie quotidienne n’est pas ce qu’elle prétend être, car elle est contrôlée plus que libre et, en outre, le temps de travail et le temps libre ont tendance à s’y chevaucher.

Et Théorie Communiste de citer Lefebvre cette fois : « Elle ne peut plus servir aujourd’hui de base de repli pour la lutte de classe contrairement aux années 1930 car elle a perdu son autonomie relative au niveau de la reproduction. Alors la vie quotidienne devient le problème parce qu’elle s’est détachée de la vie au travail et des propres modes de vécu du prolétariat qui l’accompagnaient à côté de la réification sans qu’il y ait déjà réification des rapports sociaux (Henry Lefebvre, La proclamation de la Commune, p. 128-129). La réussite de ce processus se signalerait, selon Bruno Astarian (site Hic salta), par un nouveau degré « d’inessentialisation du travail » ; une formule ambigüe pour Théorie Communiste, car elle se situe en dehors de la problématique de la valorisation.

La naissance de la vie quotidienne, c’est aussi la naissance de la vie privée [à partir de là Théorie Communisme introduit le féminisme et les genres] et ce qui en découle du point de vue de la liberté fondant un sujet face à l’objectivité de ses conditions.

6) Pour Théorie Communiste, ce n’est que dans la période actuelle que l’on voit se développer un « réencastrement » du travail, mais sous un angle pervers. Il ne se produirait plus essentiellement au sein des rapports de production au sens strict, mais dans une vie quotidienne qui intégrerait progressivement un développement de l’économie informelle, du télétravail et du workfare, alors que dans la période précédente prédominait le welfare. Cela a modifié profondément les politiques de l’emploi les faisant passer d’un encouragement aux cessions d’activité (pré-retraites et plans sociaux) à une volonté d’accroître le taux d’emploi (prime d’activité, RSA conditionnel, etc.). Soit une nouvelle socialisation du travail et de la vie. La critique ne peut donc plus être simplement celle des années 1970 vulgarisée sous le slogan « métro-boulot-dodo ». Il n’y aurait en effet plus d’espace préservé [le cocooning consumériste pendant la crise sanitaire contredit pourtant cette affirmation]. Mais l’individu social qui en découle n’est plus social que parce qu’il est capitaliste [est-ce une autre façon de parler de la société capitalisée ? La position de Théorie Communiste apparaît sans doute sous la forme analytique suivante] : « (Le conflit des Gilets jaunes) exprimait bien les termes du rapport d’exploitation entre le prolétariat et le capital tel qu’il est entré en crise, mais seulement dans la mesure où les termes étaient reflétés dans un seul de ses pôles : le capital. Pour l’instant les termes de la crise sont polarisés à l’intérieur du seul pôle capital de la contradiction entre capital et prolétariat. Ils sont l’un et l’autre un des termes opposés du problème, mais aucun des deux n’en est la solution. Ils ne sont que l’apparition du problème ». C’est cela, à l’heure actuelle, qui serait la « dernière instance », alors que la disparition de la classe ouvrière n’est qu’une surdétermination5 [soit une reprise de la typologie althussérienne dans Théorie Communiste no 25, p. 61).]

7) [À propos de l’État, cette reprise d’un langage althussérien est mâtinée de références plus ou moins explicites à Poulantzas sur la différence entre pouvoir d’État et appareil d’État. Cela apparaît contradictoire avec d’autres passages où l’État est décrit par Théorie Communiste comme s’insérant dans les moindres recoins de la vie quotidienne d’une part et déterminant la répartition/distribution du surproduit social d’autre part et donc ce qui distinguerait revenu direct et revenu indirect avec ce qui en découle du point de vue des intérêts réciproques de ce qu’on appelait traditionnellement les différentes fractions de la classe (cf. la notion de composition de classe dans la théorie opéraïste : ouvrier collectif, ouvrier masse, ouvrier social, néo-prolétariat, salariés « garantis » et salariés précaires, etc)].

La situation de la France apparaît spécifique en ce que son État serait l’intermédiaire de tout, ce qui explique qu’il y a confrontation directe avec lui dans chaque mouvement d’importance et en particulier dans un mouvement comme celui des Gilets jaunes. Mais pour Théorie Communiste  l’État ne serait que le responsable immédiat, puisqu’il ne peut y avoir de fusion entre capital et État, le MPC nécessitant la séparation entre production (capital) et reproduction (État), ce dernier n’étant qu’une « instance » (Althusser) du procès d’ensemble [reprise de la position dominante de Marx sur l’État (dite aussi « théorie de la dérivation6 »].

Pour Théorie Communiste, les révoltes populaires recouvrent les combats de classes, mais sans coagulation. Ce serait une caractéristique d’un interclassisme qui fait ici coexister capital mérité et travail respectable [et même si des ouvriers ou salariés proches y participent, il ne peut s’y exprimer un « point de vue ouvrier » tel que l’opéraïsme l’a théorisé ; « l’imagerie » (Cf. J. Guigou) tournant autour de la figure de l’auto-entrepreneur est significative de ce mixte capital/travail qui se reconstitue aux marges de l’ancienne contradiction de classe, mais sans antagonisme] ; un interclassisme qui n’est pas celui des nouvelles classes moyennes en lutte, type Nuit debout, mouvement des places ou Occupy Wall Street, mais celui des anciennes classes moyennes [pourtant condamnées et enterrées par Marx et les marxismes depuis cent cinquante ans].

Pour Théorie Communiste, la question de l’État est toujours centrale, mais plus de la même façon ; en effet, elle ne l’est plus du point de vue de la perspective révolutionnaire [c’est un des présupposés de la théorie de la communisation qu’on a critiquée sur ce point en particulier dans la mesure où elle semblait en faire l’impasse comme si des mesures communisatrices immédiates avaient le pouvoir de dissoudre automatiquement l’État et ses forces de répression], elle l’est maintenant comme question à l’intérieur de la pratique revendicative ordinaire quand le peuple veut rompre son isolement par rapport au pouvoir et à l’État en se faisant immédiatement État comme dans les appels de Saint-Nazaire et de l’assemblée de Commercy. Ce serait la base d’un nouveau populisme, de gauche, qui exprimerait dans le refus de la représentation/médiation, l’exigence d’une démocratie au quotidien » et Théorie Communiste d’ajouter : « du quotidien ». Ce serait également « une alternative au devenir-parti du mouvement, contre la voie empruntée par le mouvement des Cinq Étoiles en Italie ou Podemos en Espagne » [pour une critique de l’Assemblée des assemblées de Commercy, on peut se reporter à nos textes sur le mouvement des Gilets jaunes, tous disponibles sur notre site].

Théorie Communiste définit le populisme comme la volonté d’abolition, dans la politique, de la distinction entre les mouvements sociaux et l’action politique, volonté d’abolition de la séparation entre l’État et la société et conclut « C’est l’État comme société civile7 » [ce que je pense avoir énoncé dans le no 20 de Temps critiques, c’est-à-dire la dissolution de la société civile comme étape du processus de capitalisation. Elle rend justement vain cette forme de populisme qu’on peut dire démocratique radical. Les formes religieuses, ethniques ou souverainistes qui se développent actuellement en réaction (mais pas forcément contre) ou en marge de cette capitalisation (par exemple dans des formes rentières ou/et oligarchiques) relèvent plutôt, à mon sens, de « L’État sans société civile » et non d’une transformation de la société civile.]

Mais de toute façon, pour Théorie Communiste, il n’y a pas de problème de « société civile » puisque cette dernière reste médiation des rapports de production soit à travers l’existence des classes, soit à travers celle du citoyen à laquelle s’oppose le peuple-communauté (Gemeinschaft) ou ses substituts : l’armée, le parti unique, le religieux. Pour Théorie Communiste, cette société civile existerait encore aussi bien dans l’État démocratique que dans l’État populiste, même si ce dernier exprime la crise de la médiation et au besoin la nécessité de la supprimer (in Théorie Communiste no 25, p. 153). [Théorie Communiste raisonne comme si on était encore dans la domination formelle du capital et la domination de classe d’une bourgeoisie progressiste promouvant son universalisme, alors qu’au moins dans le cas de la France et depuis au moins le projet de loi-travail, on peut dire qu’apparaît clairement et sans détour depuis Macron, un simple discours du capital qui ne s’embarrasse pas de grands principes… parce que justement il y a crise de la représentation politique (et non « malaise » comme la revue Théorie Communiste le sous-entend p. 229). [Cette crise de la représentation politique va de pair avec la dissolution de la société civile d’un côté et la restructuration de l’État en réseaux de l’autre. Elle fait que la situation électorale stricto sensu importe peu et qu’on peut être élu, aussi bien aux États-Unis qu’en France, avec un faible pourcentage de voix et sans référence à un quelconque programme. C’est aussi la fin du clivage droite/gauche ou conservatisme/progressisme et des politiques d’hégémonie qui les accompagnaient. C’est justement le propre de la société capitalisée et de la lutte de classes résorbée que cette lutte pour l’hégémonie se déplace de la question sociale vers les questions sociétales, mais en dehors de tout positionnement politique. Les polémiques autour de la pensée woke nous fournissent un bon exemple de cette dérive. Une dérive que Théorie Communiste semble occulter puisque loin de voir sa réalisation dans les thèses intersectionnistes, cette revue ne la perçoit que comme régression et retour vers le populisme]. « Quand le prolétariat n’est plus légitime pour faire société » et « à même de faire valoir (même transitoirement) son intérêt particulier comme intérêt universel » (idem)… « ce qui prédomine alors est « un émiettement qui occupe la place de l’ancienne hégémonie, émiettement que le peuple vient subsumer » (ibidem, p. 230).

8) [Mais pour en venir aux Gilets jaunes, puisque plusieurs dizaines de pages y sont consacrées dans ce numéro 27, où est-ce que Théorie Communiste a vu dans leur action une « pratique revendicative ordinaire » puisque par ailleurs la revue y décèle « un mouvement économique à âme politique » ? Nous renvoie-t-elle à une séparation entre révolution politique et révolution économique entretenue parfois à propos de la Révolution française que ce soit par Tocqueville, des marxistes ou H.Arendt ? Il est à noter que pour la première fois depuis longtemps nous sommes longuement cités, la plupart du temps de façon laudative à propos du mouvement des Gilets jaunes (parmi d’autres comme le collectif Ahou-Ahou-Ahou : La révolte des Gilets jaunes, histoire d’une lutte de classes (Niet éditions, avril 2020), le livre de Laurent Jeanpierre In Girum, les leçons politiques des ronds-points (La Découverte, 2019) ou encore l’article de Tristan Leoni « Sur les Gilets jaunes » sur le site Dndf)].

Ce chapitre s’ouvre sur une citation de Lefebvre qui sert de lien à Théorie Communiste pour relier lutte des Gilets jaunes et nouvelle centralité de la « vie quotidienne ». Ainsi, Théorie Communiste détourne une phrase de La vie quotidienne dans le monde moderne (H. Lefebvre, Gallimard, 1968) pour la raccorder à une citation célèbre de Lénine  : « Quand les gens, dans la société, ne peuvent plus continuer à vivre leur quotidienneté, alors commence une révolution. Alors seulement. Tant qu’ils peuvent vivre le quotidien, les anciens rapports se reconstituent (p. 66). Théorie Communiste en déduit que la révolte des Gilets jaunes (pour cette revue ce dernier terme est déjà faux en soi) est une révolte de la vie quotidienne non pour la contester ou la transformer mais pour la poursuivre et vivre quotidiennement une situation entravée par des mesures gouvernementales conjoncturelles et des difficultés structurelles [on a ici, involontairement et indirectement, un exemple de la difficulté que rencontrent certains courants issus de l’ultragauche historique à appréhender des événements et mouvements inattendus et qui ne correspondent pas aux modèles historiques et à un certain respect du rapport entre conditions objectives et conditions subjectives d’une situation potentiellement révolutionnaire. À partir du moment où ces « pré-requis » ne sont pas réunis, il s’ensuivrait qu’aucune transcroissance des limites d’origine ne peut être attendue, ce qui revient à nier toute dynamique à la lutte et in fine à n’accorder qu’une importance relative à l’événement et au mouvement qui lui est lié parce qu’il ne transformera pas les conditions réellement existantes créant la rupture sans laquelle rien ne serait possible]. D’ailleurs pour Théorie Communiste, le mouvement (des Gilets jaunes) ne serait qu’une « révolte économique à âme politique » pour reprendre une distinction que l’on retrouve déjà chez Marx [et qui appliqué en ce cas d’espèce apparaît très réductrice]. Le mouvement ne cherchait donc pas à bloquer le travail ni « l’économie » et quand cela arrivait les Gilets jaunes s’en excusaient. L’économie n’était pas leur ennemi et la bloquer était juste un moyen. C’est une « activité d’écart8 », mais sans perspective communisatrice. Pour Théorie Communiste le collectif Ahou a raison de poser la question : les gens peuvent-ils s’attaquer à ce qui fait d’eux ce qu’ils sont dans le capitalisme ? Pour ce collectif, là serait la limite de la pratique d’écart au sein du mouvement (p. 108-109 et 212 de leur livre). Une position proche de celle de Théorie Communiste à propos de « l’appartenance de classe comme contrainte extérieure » ou la lutte de classe comme limite d’elle-même, angle mort d’une « théorie du communisme » (Théorie Communiste, no 27, p. 233, note 168).

Continuant à parodier, l’IS cette fois, Théorie Communiste énonce : « Tous ceux qui parlent des Gilets jaunes sans une référence explicite à la vie quotidienne ont un cadavre dans la bouche ».

Les « conditions de vie » des Gilets jaunes [première citation de Temps critiques à propos d’un texte de février 2019 où nous disions que ce ne sont pas les conditions de travail qui unissent les Gilets jaunes] sont alors assimilées à la « vie quotidienne » ; mais pour Théorie Communiste nous confondrions (Temps critiques, disparition de l’identité ouvrière et obsolescence du concept de classe réduit à des collectifs de travail et à la professionnalité. Et cette revue revendique aujourd’hui [nous pourrions dire enfin !] que la lutte de classes puisse se faire aussi sur la base des « impuretés » de classes et de l’hétérogénéité et non pas de la pureté de classe (la pureté dans le Parti pour Bordiga, la pureté dans l’usine pour Rühle et peu des deux pour Gorter) [c’est la différence notoire avec une autre revue issue de l’ultragauche comme Échanges qui revendique ce refus de l’interclassisme comme un principe de référence des courants historiques de la gauche communiste. C’est une assertion juste, mais abstraite d’une position qui d’abord n’a pas été vérifiée historiquement même à l’époque où elle a été avancée (les années 1917-1923) et surtout qui a été mise à mal par l’évolution de la composition de classe au cours des luttes d’insubordination sociale en France, en Italie et dans d’autres pays dans les années 1960-70]. Théorie Communiste considère en effet ce problème d’un point de vue objectif et non pas programmatique ; « une difficulté actuelle mais qui était déjà présente dans la Commune de Paris ou en Mai 68 sans que la question soit posée dans ces termes ». Face à ce qui serait un déni de notre part, Théorie Communiste énonce bizarrement que « l’interclassisme » a au moins le mérite de maintenir l’analyse en termes de classes, sinon, il n’y aurait que magma indifférencié [cf. Castoriadis et le magma ou Negri et la multitude !]. Théorie Communiste fait d’ailleurs remarquer que si les Gilets jaunes ont stigmatisé les riches, ils n’ont pas spécifiquement visés les « salaires démesurés » des grands patrons à la Ghosn, mais surtout les niches fiscales et autres rentes des « mauvais » capitalistes ou de la technobureaucratie considérée comme clique ou caste préemptant ou captant le bien commun9. Une situation qui ne serait pas due à l’impossibilité des prolétaires à mener leur propre lutte, mais à la disparition de l’affirmation d’une identité ouvrière dont les revendications seraient légitimes encore pour tout le peuple [cela apparaît en contradiction avec l’affirmation, par ailleurs, qu’il n’y a plus de « point de vue ouvrier ». Le site Carbure cité par Théorie Communiste (p. 216, à propos de « Gilets jaunes et théorie, thèses provisoires sur l’interclassisme dans le moment populiste, thèses 5 sur leur site et sur Des nouvelles du front) semble plus cohérent quand il énonce que le prolétariat n’a plus la possibilité d’une politique autonome, c’est-à-dire de « se faire peuple à lui tout seul » ou de faire société et encore moins d’en dégager une vision programmatique. Pour eux, il est erroné de voir dans les Gilets jaunes un mouvement de classe moyenne, mais bien plutôt une fraction populaire qui trouve son intérêt dans la politique.

De façon plus prosaïque et pragmatique, on peut se reporter aux déchirements internes à LFI qui expriment aussi cette tendance.

Suit une citation d’une autre brochure d’avril où nous aurions eu raison en disant que nous serions passés de conditions de vie intégrées dans les conditions de travail, à l’inverse. Mais nous ne saurions pas reconnaître une lutte de classes dans cette « lutte pour le revenu » et « contre la rationalisation des coûts salariaux », etc.]. Je cite intégralement la note 144, p. 211 de Théorie Communiste : « Si nous nous retrouvons souvent, dans ce texte, en accord avec certaines analyses de Temps critiques, c’est que leur erreur fondamentale sur la disparition de la loi de la valeur, de l’exploitation, des classes et de leur lutte (en fait on est jamais sûr de la chose à la lecture de leurs textes) [Roland Simon ne semble pas avoir lu les textes signés B. Pasobrola ou J. Guigou !], leur permet d’aborder les luttes actuelles au niveau de la reproduction, même s’ils ne considèrent plus ce niveau comme celui de la reproduction de l’exploitation [effectivement puisqu’il s’agit pour nous de la reproduction globale ou d’ensemble d’un rapport social capitaliste dans la forme maintenant spécifique de la société capitalisée et non pas d’une société de classes] et comme contradiction fondamentale entre les classes. Dans un paragraphe précédent du texte de Temps critiques que nous citons, on peut lire : « … la conscience du mouvement des Gilets jaunes n’est pas forcément moins avancée que celle des ouvriers ou salariés s’attaquant à des patrons précis. Les premiers s’attaquent directement à l’hyper-capitalisme, via l’État, alors que les seconds en restent encore [c’est ici Théorie Communiste qui souligne] à une conception de la domination reposant sur les mécanismes de l’exploitation ». Ici, Temps critiques fait comme si les questions du revenu, de la fiscalité, des services publics, de la précarité10, n’étaient pas celles du partage entre travail nécessaire et surtravail, c’est-à-dire la question même de l’exploitation. Comme finalement, toujours dans leur ambiguïté, le reconnaît Temps critiques en écrivant dans un autre texte que le mouvement s’élève contre la “rationalisation des coûts salariaux” ». [Nous laissons ici à Théorie Communiste la responsabilité de leur critique pour ne pas surcharger. Suit une affirmation où c’est le quotidien et non plus les rapports sociaux de production qui font office] « Le quotidien étant une lutte, la lutte devient quotidienne ».

Pour Théorie Communiste l’assemblée de Commercy [jamais désignée par ce qu’elle est très rapidement devenue, c’est-à-dire « l’Assemblée des assemblées »] joue le rôle de courroie de transmission du mouvement des Gilets jaunes vers un mouvement social [ce que nous avons dit en d’autres termes, plus virulents puisque nous avons été au cœur de cette problématique de la représentation, quand, à la base, dans les AG régionales, il s’agissait de savoir, en tant que groupe de base de Gilets jaunes si on envoyait des délégués ou non et sous quel statut : représentants ou observateurs, cette seconde option étant la notre et l’a emporté pour les trois ou quatre premières Assemblées des assemblées. Mais, sans doute Théorie Communiste n’a pas eu à se poser cette question de manière pratique].

Contrairement à la vision de Guilluy d’une France périphérique se confondant avec la France pauvre11, maints géographes (et Théorie Communiste) parlent d’une « France des marges » (cf. Samuel Depraz) dans laquelle les périurbains ne sont pas exclus des centres parce qu’ils refuseraient un territoire qui n’est pas ou plus le leur avec en conséquence l’idée qu’ils n’hésiteraient pas à « détruire », pour se venger d’en avoir été chassés [il y a eu une part de choix individuel-social dans leur décision de quitter la grande ville ou la banlieue. Un choix en partie contraint par une logique financière, mais aussi en parti provoqué par l’accroissement de l’individualisme idéologique). Le capital est un rapport social de domination qui inclut justement tous les individus, y compris dominés dans sa reproduction et donc comme contradiction, par exemple entre liberté et nécessité/contrainte. Le rapport social de domination n’est pas un « système de domination sur le modèle des œuvres de science-fiction »]. Pour Théorie Communiste, ces périurbains et parmi eux maints Gilets jaunes, ne se révoltent pas pour prendre le pouvoir, mais parce que l’État et les pouvoirs en place les empêchent de s’organiser et de vivre comme ils le souhaitent, c’est-à-dire en marge (ils dévorent/consomment l’espace sous forme pavillonnaire, ronds-points, routes). Or, en augmentant le prix du carburant, Macron et son équipe auraient rompu le pacte de non-agression entre des centres mondialisés intégrés et un périurbain marginalisé plus dans son mode de vie que par son rapport aux flux dans la mesure où il est sujet aux taxes et impôts indirects plus qu’aux impôts sur le revenu. « L’État a coalisé les marges », celles qui calculent le « restant à vivre » une fois les dépenses contraintes décomptées. D’où le slogan des Gilets jaunes sur les « fins de mois » sans référence à la question des salaires ou par ailleurs, les références à une fiscalité injuste et répressive [qui détermine effectivement de plus en plus le rapport capital/travail en dehors du rapport valeur ajoutée/profit. Mais pour le collectif Ahou, s’attaquer à la distribution, c’est bel et bien se battre pour le prix de la force de travail ; c’est en quelque sorte un forçage théorique pour faire rentrer la lutte pour le revenu en général au sein de la lutte pour le salaire même si le modèle salarial est soumis à des variations qui dérogent plus ou moins au modèle. Une position comme celle d’Ahou revient à toujours vouloir sauver le couple travail nécessaire/surtravail comme si les variations de taux de TVA, tout ce qui relève de la CAF, les aides au logement, le rôle des services publics et leur distribution sur le territoire et enfin l’importance des prélèvements obligatoires ne jouaient aucun rôle]. Théorie Communiste reconnaît d’ailleurs que ce serait simpliste de considérer comme le Marx de 1847, que la lutte sur la fiscalité est un jeu à somme nulle. Ce ne serait pas tenir compte du fait qu’aujourd’hui, le partage se fait au niveau de la reproduction12.

À noter que Théorie Communiste relève une contradiction (secondaire) dans le processus actuel de redéploiement du capital dans l’espace. Elle proviendrait du fait que ce sont les « grandes couronnes » qui sont dynamiques (augmentation de population de 2,7 M d’habitants) et tirent la croissance et non les centres (perte de 1,4 M, in Le Monde, le 15/02/2019) où se concentre la nouvelle pauvreté avec les banlieues et encore moins des villages sans revenu qui n’ont pas les ressources d’accueillir les pauvres (l’exemple de Montpellier est cité). Mais pour Théorie Communiste, cette situation nouvelle ne doit pas conduire à inverser la relation de cause à effet : « Ce n’est pas l’espace qui produit la périphérie, mais les positions sociales ». La notion de « France périphérique » est une formule performative (pour Guilluy et les médias) qui accompagne le retour du « peuple » et du « vrai travail » et de l’identité : « C’est en se disant “périphérique” que le peuple devient “authentique” ». « La territorialisation devient une forme de conscience de soi » (cf. De Certeau in L’invention du quotidien). Cela débouche, en tendance, sur une territorialisation de la révolte forcément interclassiste dans la mesure où c’est le revenu et non le salaire qui fait l’unité du mouvement dans son opposition à l’État comme principal pourvoyeur de revenus [cf. les contributions de Bernard Pasobrola à Temps critiques sur la question de la territorialisation et de la « nécessaire reterritorialisation13 », une voie déjà amorcée dans la revue par Charles Sfar dans les années 1990, mais que nous n’avons pas poursuivie dans la mesure où elle s’éloignait de ce que nous disions sur « l’absence de base arrière » à notre époque pour le développement d’une telle perspective14].

Mais pour Théorie Communiste, le rapport social qui structure la lutte est aujourd’hui celui de la propriété foncière plus que le rapport capital/travail [cf. en contrepoint, la position de J. Guigou dans l’ébauche de discussion avec Loren Goldner dans le no 15 de Temps critiques. Si on considère l’évolution de la propriété terrienne et surtout de la propriété immobilière, il me semble que cela pose la question dans d’autres termes aujourd’hui]. Ces deux points expliqueraient le rôle plus important qu’à l’habitude, des femmes dans la lutte… sans que la contradiction H/F soit mise en avant puisque… le mouvement ne fait pas de critique de sa vie quotidienne, mais ne veut que mieux la reproduire [ !] Une unité qui n’aurait reposé que sur l’occultation des questions qui fâchent, par exemple celle du genre [là encore, perce l’extériorité de Théorie Communiste par rapport au mouvement des Gilets jaunes et au rôle qu’y ont joué les femmes ; et aussi une conception des luttes où il s’agirait de poser en préalable la question des segmentations, de sexe, d’âge, de couleur de peau afin de ne pas les occulter dans les décisions à prendre et les actions à réaliser parce que cela risquerait d’en déterminer (de façon occulte sans doute) le sens. En d’autres termes, les femmes n’auraient pas dû « jouer aux hommes » en roulant des mécaniques dans les manifestations gommant ainsi, dans le cours du mouvement, la distinction de genre qu’elles sont censées accepter ou subir dans les rapports hommes/femmes en général et dans la famille en particulier… mais jouer aux féministes… et demander la parité de temps de paroles et de représentation, la pratique de l’écriture inclusive dans les tracts et affiches, ce que l’Assemblée des assemblées de Commercy essaya effectivement d’imposer à partir de la quatrième ou cinquième assemblée].

9) « Voici venu le temps des émeutes » ; sur ce point Théorie Communiste oppose d’une part le livre de Glover, [critiqué par J. Guigou dans le no 19 de Temps critiques] qui met la circulation au centre de la tendance en cours à la forme émeute des manifestations ; et d’autre part le texte du collectif Aouh pour qui c’est le travail qui reste au centre, d’où la tendance à une giletjaunisation des luttes. Théorie Communiste interprète tout cela en disant que la circulation n’est qu’une instance à intégrer dans le procès de production, mais dans des pratiques qui l’excèdent. « La majorité des Gilets jaunes sont des prolétaires qui ne peuvent lutter dans le cadre de l’usine », mais ce n’est pas pour cela qu’il faut se lamenter comme Échanges pour qui « On n’est jamais insurgé dans la rue un jour par semaine » [pour cette dernière revue, une limite devient un jugement d’ensemble condamnant d’emblée le mouvement].

10) Comment définir le prolétariat et cette définition est-elle possible ? [pour qui connaît Théorie Communiste depuis longtemps, on voit le chemin parcouru du simple fait de l’existence du questionnement]. Théorie Communiste commence par une discussion autour des thèses de la revue ou site Temps libre en critiquant sa conception d’un prolétariat toujours déjà là. Elle souligne au contraire que le terme de prolétariat est quasiment absent du Capital et même des Grundrisse, alors qu’il est présent dans les œuvres de jeunesse où Marx dans les pas de Hegel15, mais en critiquant l’unité sujet/objet réalisée dans la société bourgeoise, fait intervenir la classe de la négativité, le prolétariat.

C’est à la fin des années 1960 -début des années 70 et la crise du programmatisme prolétarien que la notion de prolétariat devient problématique dans sa relation à la définition de la classe ouvrière définit, elle, comme classe productive de plus-value. À partir de là, le prolétariat devenait l’appellation sociologiquement élargie de la classe ouvrière se niant en tant qu’abolition du capital et de toutes les classes. Peu à peu, au gré de la lutte classes [et de la défaite du mouvement révolutionnaire]. La distinction entre les deux termes est devenue phraséologie, alors que ces deux termes appartiennent à des niveaux conceptuels différents (dit autrement, le prolétariat est un concept politique16 [à noter que cette discussion interne aux groupes informels en lien théorique avec les gauches communistes historiques, était aux antipodes de l’approche opéraïste d’origine et aux thèses de Mario Tronti dans Ouvriers et capital].

Loin de toute vision essentialiste des classes Théorie Communiste introduit la dimension à la fois historique et conjoncturelle de la révolution et énonce que c’est l’action de lutter en tant que classe qui devient alors la limite de la lutte des classes et le prolétariat comme étant la classe ouvrière en contradiction avec sa propre existence est alors un objet théorique et non une catégorie sociologique ou même socio-politique [qu’il est donc vain de chercher pourrait-on rajouter].

Théorie Communiste signale aussi l’utilisation, à l’époque de la crise du programmatisme, du terme de « sans réserves » d’origine bordiguiste pour désigner le prolétariat [c’est une autre tentative d’élargissement de la classe ouvrière]. Le terme serait ambigu car il amalgamerait rapports de distribution et de production occultant ainsi la contradiction de classes qui seule permettrait le dépassement.

Christian Charrier, ex de Théorie Communiste et alter ego de Roland Simon, revient là-dessus dans le recueil La Matérielle (Entremonde/ Senonevero, 2018) en disant qu’il n’existe en fait que des individus prolétaires et que le passage à la classe pose problème, surtout à partir du moment où le prolétariat n’existe plus en termes de sujet politique organisé. Le prolétariat n’est alors plus que révélation. Si on veut échapper à cela il faut alors dire que la lutte des classes se « fout de la contradiction », qu’il n’y aura pas de négation de la négation, mais seulement le heurt de déterminations finies à l’opposé du mouvement infini des concepts [c’est un peu sur cette critique ou à cause de ces apories d’une théorie autonomisée que j’ai cessé de participer, en 1980, à ces groupes plus ou informels des années 1970 auxquels Christian C, Roland S, Bruno A, entre autres ont participé].

Et Théorie Communiste de conclure à l’inverse de Charrier : « le prolétariat est toujours une construction théorique » et « la définition du prolétariat appartient, quelle qu’elle soit, à une “théorie de la révolution” et elle a toujours été un risque “politique” de la théorie ».

Jacques Wajnsztejn, le 23 septembre 2023

Notes

1 – Considéré maintenant par Théorie Communiste comme « l’angle mort » de la théorie de la communisation (Théorie Communiste, no 25, p. 14).

2 – Le concept de « Conjoncture » (2013), après la rupture avec SIC, indique comment tenir systématiquement, d’un côté la disparition du « sens de l’histoire », de la dialectique de l’histoire ; et, de l’autre, la compréhension du cours du capital et de la lutte des classes comme une tension à l’abolition de sa règle. La conjoncture dit qu’il n’y a pas de dialectique du dépassement, ce n’est pas une loi. Une conjoncture ou un événement, c’est une situation qui excède ses causes, qui se retourne contre elles. Or, toutes les instances qui constituent un mode de production ne sont pas au même rythme. Elles occupent une région dans la structure globale qui leur assure leur statut et efficacité de par la place spécifique assignée à une de ces instances. « Une conjoncture est une crise de cette assignation ». Elle peut donc être une variation de la dominante (politique, idéologique, rapports internationaux) à l’intérieur de la structure globale du mode de production sur la base de la détermination par les rapports de production (in Théorie Communiste : « 68, année théorique », janvier 2015).
Dans ce texte, la boite à outils althussérienne est utilisée (surdétermination, structure, dominante, instances, dernière instance) pour intégrer le concept de genre. En outre, il y est considéré que la théorie n’est pas utile mais nécessaire ; ce n’est pas parce qu’elle n’a pas un rôle pour faire exister le communisme qu’elle ne sert à rien, mais il lui faut éviter à la fois l’écueil d’Althusser-Balibar qui est de considérer la structure du capital en dehors du rapport de classes ; de la revue SIC, très proche de Théorie Communiste et pour qui la théorie de la communisation constitue d’abord un marqueur puis une posture ; et enfin de l’écueil sur lequel échoue la Wertkritik qui fonde le paradigme d’une « théorie morte de son absence d’ennemi ».

3 – Pour Théorie Communiste, la disparition de l’identité ouvrière et l’impossible affirmation de la classe elle-même posent à nouveau et de façon nouvelle la question de la relation entre les luttes actuelles et la révolution. Si la révolution et le communisme sont bien l’œuvre d’une classe du mode de production capitaliste, il ne peut plus y avoir transcroissance entre le cours quotidien de la lutte de classe et la révolution, celle-ci est un dépassement produit dans le cours de la contradiction entre les classes, l’exploitation.

4 – Un terme qui ouvrirait la possibilité d’intégrer « genre » et « race » dans la théorie communiste puisque ces deux caractères agissent non seulement comme surdétermination de l’humanité, mais comme surdétermination de la classe (in Théorie Communiste no 26).

5 – Un autre exemple de surdétermination est donné dans Théorie Communiste no 25 : « La subsomption réelle du travail (donc de la société) sous le capital est par nature toujours inachevée… car elle surdétermine les crises du capital comme inachèvement de la société capitaliste.

6 – Sur notre position, cf. « Marx, l’État et la théorie de la dérivation » in La société capitalisée, vol. IV de l’anthologie de Temps critiques, L’Harmattan, 2014, p. 154 et sq.

7 – Théorie Communiste la définit comme suit « Par “société civile” nous entendons l’ensemble des instances, associations, organisations, institutions, dispositifs de négociation et de traduction des conflits, par lesquels les rapports de production du MPC existent, dans leur histoire spécifique sur une aire nationale, en tant que représentations et articulation de leur reproduction vis-à-vis du pouvoir politique et des appareils directement politiques ».

8 – « Il s’agit de l’écart entre deux impossibilités historiques : l’impossibilité d’affirmer le prolétariat sans affirmer le capital et l’impossibilité de nier le capital sans nier le prolétariat » (cf. Théorie Communiste no 20, p. 11-12).

9 – La réhabilitation de la valeur travail [il faut plutôt entendre du travail comme valeur, cf. notre brochure « Sur la valeur travail et le travail comme valeur », Interventions no 19, novembre 2021], permet non seulement d’opposer travailleurs et assistés, mais crée la catégorie de “parasite” regroupant experts, diplômés de différentes agences de conseil, etc., (Théorie Communiste no 25, p. 49) [cf. la profusion récente des analyses en termes d’oligarchie].

10 – Pour Théorie Communiste no 26, cette précarité progresse avec les migrations parce que la classe ouvrière est aujourd’hui une réalité mondiale dont les travailleurs « garantis » des pays dominants ne forment plus qu’une fraction de l’ensemble de la force de travail mondiale. Mais cette précarité progresse même quand il y a accroissement des contrats fixes parce que ceux-ci adoptent les mêmes caractéristiques de flexibilité et de disponibilité que celles des contrats temporaires. Théorie Communiste cite la revue allemande Wildcat qui signale qu’à partir des années 1990, la population active disponible a tout d’un coup doublé par transfert de force de travail qu’elle assimile à un processus de prolétarisation [sous-entendant plus ou moins implicitement la reconstitution au niveau mondial d’une « armée industrielle de réserve », conception que nous avons critiquée en termes d’inessentialisation et de production de « surnuméraires » ; Néanmoins, Théorie Communiste no 26 p. 68 semblait tenir la même analyse]. Pour Wildcat, l’existence de cette classe ouvrière devenue mondiale fait qu’elle ne peut plus intégrer la classe ouvrière mondialisée dans le cadre d’un État-providence qui mettait en place un ensemble d’institutions et associations permettant progressivement le passage du prolétaire « nu » d’origine immigrée à l’arrivée vers un devenir citoyen. En effet, cette classe ouvrière mondialisée est multinationale et peu attachée à un territoire précis. D’où les réactions xénophobes ou racistes à son encontre [ne peut-on pas dire qu’elle est, si ce n’est « intégrée » du moins une composante de la force de travail potentielle, mais en déshérence du niveau III de la structuration en réseau ?].

11 – [Nous avons critiqué la distinction géo-socio-politique entre centre et périphérie très fréquente dans les années 70 et 80. Elle était dérivée des aspirations des courants des contre-cultures américaines puis européennes de la fin des années 60 sur « La marge » ou « se mettre en marge », etc. Des pratiques si ce n’est vaines, du moins sans perspective, puisque la forte tendance à l’englobement de la vie quotidienne et de toutes les activités humaines dans une société capitalisée était déjà active et opérante pour tous les individus (cf. L’échec des « communautés » ardéchoises et cévenoles délitées dans l’autoritarisme des gourous combiné avec une économie de la survie dès lors que cessaient les subsides des salariés et autres sponsors des villes…). Note de J. Guigou]

12 – [Ce que nous disons depuis vingt ans avec nos développements sur la reproduction des rapports sociaux et cela même si J. Guigou in « Vers une domination non systémique », no 14, 2006, a parfois critiqué l’origine structuraliste du concept et le risque d’employer, comme je l’ai fait à un certain moment, le terme de « système de reproduction capitaliste ». Sur ce point important, cf. Temps critiques no 9 : « Quelques précisions sur la notion de système de reproduction capitaliste », 2016), avant donc que je cesse d’employer le terme de « système » tout en conservant celui de « reproduction »].

13 – Cf. « Reterritorialiser et resocialiser les collectifs », p. 146-150 de « Remarques sur le processus d’objectivation marchand » in Temps critiques, no 15, 2010.

14 – Cf. « Les semences hors-sol du capital » in Temps critiques, no 12.

15 – Dans son no 25, à propos de l’utilisation du concept althussérien de « surdétermination », Théorie Communiste attaque le systématisme hégélien au profit d’une conception dans laquelle la structure est toujours une structure à dominante. Celle-ci serait incompatible avec l’analyse en termes de « capitalisme historique » [cette dernière à laquelle je me relie depuis mon utilisation de Fernand Braudel dans l’analyse de la structuration actuelle en trois niveaux du capital].

16 – « Dans cette construction conceptuelle, le prolétariat est un concept vide (une simple forme nécessaire au raisonnement) qui déboucha sur l’humanisme à travers, soit son essentialisation révolutionnaire ; soit la perspective de son autonégation qui relit Marx au-delà du programmatisme des œuvres de la maturité, en invoquant le retour/recours aux œuvres de jeunesse qui les place en deçà ; soit encore sur sa dimension humaine ([Cf. Invariance à partir de la série II et la notion de « classe universelle » reprise à Hegel, mais actualisée et Temps critiques avec l’idée de « tension de l’individu vers la communauté humaine) »].

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