Quarante ans plus tard : retour sur la revue Invariance
Le texte qui suit a fiat l’objet d’une édition revue et augmentée disponible ici
Pour rendre immédiatement lisibles les rapports entre les thèses d’Invariance et notre propre approche, nous placerons entre crochets nos remarques (avec, le plus souvent, un retrait).
Jean-Louis Darlet nous a adressé une lettre à propos du capital fictif. Son propos nous a conduits à revenir sur son apport à la revue Invariance à laquelle il a participé activement entre 1970 et 1975 (séries II et III de la revue). Dans le texte qui suit, nous confrontons notre propre approche à ce qu’à développé la revue Invariance durant cette même période.
Brève présentation de la revue Invariance1
La revue Invariance est issue de la fraction de gauche du parti communiste italien (PCI) qui s’est affirmée au début des années 1920. Elle est regroupée autour d’Amadeo Bordiga premier dirigeant du PCI avant que Gramsci ne le remplace avec l’appui de Moscou. Le PCI, à l’origine, se distingue des 21 conditions d’adhésion à la IIIe Internationale par son refus du parlementarisme et par son rejet d’une ligne antifasciste. La Fraction devient, de fait, la « Gauche italienne ». Lénine englobe la gauche italienne et la gauche germano-hollandaise dans sa critique du gauchisme comme « maladie infantile du communisme ».
Au congrès du PCI à Lyon, en 1926, la fraction de gauche présente ses thèses, mais elle est mise en minorité et quitte le parti. Bordiga qui y avait présenté ses positions principales, élabore, en les développant, une théorie de l’invariance. Pour lui, ce qui définit le Parti ce sont le Programme et la Théorie qui sont invariants. Cette invariance débute en 1848 avec Le Manifeste du Parti Communiste et court tout au long des œuvres de Marx publiées de son vivant, même si le VIe chapitre inédit du capital sera ensuite intégré dans « l’invariance » à cause de l’importance des notions de domination formelle et domination réelle du capital2.
À partir de là, toute nouvelle découverte théorique est suspectée au mieux d’opportunisme ou de modernisme, au pire de trahison. Et pour éviter cela le Parti doit être le garant sans faille de l’invariance. Il est à la fois parti-classe (en établissant une différence entre parti historique — « le parti-Marx » qui peut se réduire à deux individus comme après la dissolution de la Première Internationale — et parti formel d’avant-garde et non de masse) et parti-communauté (centralisme organique et non démocratique, absence de leader, anonymat des textes). Cette position invariante sera facilitée par le fait qu’elle est défendue en exil et que le parti n’a pas à se salir les mains sur le terrain. L’invariance est donc davantage tenable que pour la gauche germano-hollandaise qui vit révolution et contre-révolution sur le terrain en Allemagne, en prise directe avec le risque de l’immédiatisme.
« L’invariance » ne sera pas ébranlée par la révolution espagnole réduite par la revue Bilan à une guerre anti-fasciste, ni par la Seconde Guerre mondiale puisque Bordiga en tire la leçon que si les démocraties ont gagné au niveau militaire, politique et idéologique, le fascisme a gagné plus profondément en tant que forme dominante de la contre-révolution. New Deal et développement de l’État-providence des trente glorieuses ne sont que des variantes des politiques des États fascistes. Elle n’est pas entamée non plus par des contacts avec l’autre « Gauche » qui ne commencent que dans les années 1960 à la suite de l’implosion des groupes bordiguistes et du « Parti communiste International » (PCint). Lucien Laugier issu de la gauche italienne et Carsten Juhl de la gauche germano-hollandaise prennent contact3 et « l’invariance » va perdre de sa cohérence. En 1966, critiquant les orientations militantes et les régressions théoriques du PCint, Jacques Camatte et Roger Dangeville le quittent. Le premier fonde la revue Invariance, le second la revue Le fil du temps.
Le titre de la nouvelle revue Invariance ressemble un peu à une provocation, même si dans la série I il s’agit plutôt d’exhumer des textes anciens des deux Gauches plutôt que d’ouvrir des voies nouvelles, ce qui sera seulement effectif à partir du no 8 (fin 1969) de la série I dont l’intitulé « Transition » indique bien de quoi il s’agit. La revue passe de la restauration du programme prolétarien dans les numéros précédents à l’énoncé de sa caducité ainsi que celle de tout parti formel bientôt assimilé à « la forme racket ». Avec la série II puis la série III, s’amorce une remise en cause progressive de concepts marxistes devenus inadéquats pour décrire les transformations du capital. C’est à partir de là qu’intervient publiquement, dans la revue, J.-L. Darlet. Nous allons examiner son apport, sa différence d’approche par rapport à J. Camatte et l’influence et la résonance entre ces thèses et notre propre parcours théorique4.
Le cheminement de l’invariance
– Dans le no 1 de la série II (1971) et dans l’article « À propos du capital » (article non signé), le communisme est encore défini comme un mode de production.
Le capital domine la circulation dans la domination réelle du capital5 et aussi la valeur par l’intermédiaire des prix. Le capital est dépassement de la valeur donc de la marchandise et de l’argent.
Le capital tend à n’être plus qu’une forme dont le contenu est la dévalorisation (automation, moindre importance du travail vivant). Il devient évanescent6. Il pénètre dans la fictivité et le capital fictif constitue le triomphe de la spéculation.
[C’est très réducteur par rapport à nos derniers développements sur la financiarisation et la capitalisation. Cf. par exemple, le rôle du capital fictif dans l’innovation technologique et les développements des NTIC].
Par ailleurs, le capital n’est plus vu que comme puissance dominatrice et communauté matérielle et non pas aussi comme rapport social. Or les hommes sont bien derrière tout ça, mais ils ont été réifiés. En fait leur communauté matérielle serait l’aboutissement de la révolution anthropologique7 comme nous l’avons analysé depuis une douzaine d’année].
– Dans le no 2 de la série II (1972) et dans l’article « Au-delà de la valeur ; la surfusion du capital » (article non signé), la distinction est faite entre le développement chaotique du capital [cf. notre article dans le no 15 de Temps critiques] qui inclut la possibilité de son dépassement ou l’intériorisation de ses limites ; et le fait qu’il puisse être gros d’une catastrophe insurmontable.
Marx représente le capital à la fois comme mouvement dialectique du concret (la forme pour sujet) et modèle mathématique de la loi de la valeur (la substance).
[Une revue comme Krisis cherche encore le compromis entre ces deux tendances en rabattant la forme sur la substance, au moins dans son analyse de la crise actuelle].
Dans le capitalisme moderne, le travail nécessaire n’est plus celui de la production de valeurs d’usage, mais celui de la seule valorisation du capital. Il se produit une désubstancialisation du capital.
[La valeur devient évanescente et il y a inessentialisation de la force de travail tandis que tout le travail devient productif pour le capital. Un point sur lequel la revue Théorie communiste insiste aussi depuis longtemps].
Ainsi, la propriété foncière ne constitue plus un secteur parasitaire ; elle n’est qu’une forme de rente parmi les autres au sein de la concurrence monopolistique. Il en va de même pour l’éducation, la formation, la santé, la recherche qui sont des institutions et des réseaux formant les piliers de la capitalisation, [même si, suivant les pays, ces institutions-réseaux échappent tout ou en partie au processus de marchandisation qui est inclus dans la capitalisation, mais à une échelle moins large]. Dans cette mesure aussi, études de marché et sondages, information et communication, ne sont pas simplement des ponts entre production et consommation, mais sont les signes de l’unité du procès du capital [et de ce qui est appelé aujourd’hui « la chaîne de valeur »]. Le capital a unifié sa domination en niant les classes dans une « classe universelle » [cf. notre critique de cette notion dans Après la révolution du capital, p. 108-112]
La forme dernière prise par le capital est celle du capital fictif, quoique le terme de « capital imaginaire » serait peut être plus juste [non justement, le capital fictif n’est pas une fiction, il est bien réel].
Pour Marx, le capital fictif était formé des catégories du capital financier. Pour Invariance, le capital fictif signale une transformation du capital dans le sens où seule la forme subsiste, c’est-à-dire une valeur se valorisant. La valeur n’est plus qu’une représentation.
[Nous sommes d’accord sauf que nous pouvons ajouter qu’il n’en a jamais été autrement. Il apparaît là une différence. Pour Invariance, la loi de la valeur reste explicative du fonctionnement en « domination formelle » du capital. Elle a donc une matérialité et une vérité qui est caduque en « domination réelle ». Pour nous, elle a toujours été une représentation et la loi de la valeur a toujours été une approximation basée sur des postulats discutables pour ne pas dire faux : la force de travail n’est pas vraiment une marchandise car elle n’a pas été produite (cf. K. Polanyi et aussi Marx qui parle parfois de « quasi-marchandise »). En conséquence de quoi, la force de travail n’a pas de « valeur » objective et elle n’est donc jamais payée à sa « valeur ». Le salaire n’est donc pas le prix de la force de travail, mais le produit d’un rapport de force entre capital et travail qui se mesure de manière comptable au niveau du partage de la valeur ajoutée. Il ne reproduit donc pas simplement le niveau de subsistance nécessaire comme le montre par défaut la bêtise de la « loi d’airain » des salaires et la théorie de la paupérisation absolue.
Cette représentation dans la domination formelle collait aussi à la réalité d’une classe ouvrière qui semblait être la seule source de production de richesse tout en restant exclue ou en lisière de la société bourgeoise8.
Comme nous l’avons montré ailleurs, le développement de la techno-science et son incorporation dans le capital à la fois dans l’accumulation de capital fixe et dans la formation d’un general intellect bouleversent la donne. Nous ne développons pas davantage, mais cela remet en cause la division stricte entre travail vivant et travail mort. « Le mort saisi bien le vif » dans la substitution capital/travail caractéristique du capitalisme moderne, mais le mort s’en trouve vivifié… et source de valeur alors qu’il n’était censé que la transmettre.
Il n’empêche que cet article sur la surfusion du capital distingue d’abord capital réel et capital fictif, le premier étant encore gouverné par la loi de la valeur. C’est peu clair en tout cas car plus loin on peut lire que dans son existence réelle le capital n’apparaît pas sous ces deux formes (ce qui est la vulgate marxienne la plus courante), mais dans son unité (la séparation ne serait due finalement qu’à une facilité d’analyse pour décrypter le processus).
Dans ce nouveau cadre conceptuel c’est même la notion de classe universelle comme concept de remplacement du prolétariat qui ne tient pas le choc. Cette « universalité de la nouvelle classe » n’apparaît plus que comme une projection prolétarienne de l’universalité bourgeoise. Le concept sera d’ailleurs abandonné].
Le capital n’est plus extérieur à la communauté travail ; il l’englobe en formant une « communauté matérielle ».
Le capital domine la valeur en affirmant ses propres catégories : prix et coûts de production à la place de valeur, profit à la place de plus-value. Le procès de valorisation est vidé de sa substance : la plus-value et c’est alors le mouvement de la forme capital qui crée l’incrément de valeur supplémentaire que ce soit par l’intermédiaire de la publicité ou de la conquête de l’espace, l’organisation de la puissance nucléaire, etc.
[Le développement précédant sur la théorie de la valeur reste dans le cadre de l’orthodoxie marxiste, même s’il pointe les transformations auxquelles la théorie doit répondre].
Tous les théoriciens du marxisme ont développé soit le thème de l’équilibre du système à plus ou moins long terme [un point commun avec les classiques et surtout les néo-classiques] soit le thème du déséquilibre [par exemple entre la section I et la section II du Capital comme Rosa Luxembourg l’a analysé] et de la crise finale.
Cela conduit à un même échec car les deux positions ne conçoivent le capital que sous une forme réelle et non pas aussi sous une forme fictive [même F. Chesnais qui accorde toute son importance au capital fictif, n’arrive pas à en faire un outil opératoire et in fine retourne à la crise comme crise de surproduction]9 qui seule peut lui permettre de dépasser ses limites productives. En conséquence, le capital peut être en crise sans que cela soit une crise de production et conséquence de la conséquence, une crise de production ne revêt pas forcément un caractère de gravité extrême.
Si le capital se dépasse en autonomisant sa forme, la dévalorisation est le procès dans lequel sa substance rentre en dissolution.
[Il nous semble ici que la substance est constituée plus par le travail mort que par le travail vivant, mais le texte reste imprécis puisqu’à d’autres endroits la désubstancialisation se signale par le déclin du travail vivant dans le procès de production, ce que nous appelons « l’inessentialisation de la force de travail », mais dans ce cas nous ne voyons pas de rapport direct avec une dévalorisation, tout juste, si on reste dans le cadre de la valeur, peut-on parler de difficulté supérieure de valorisation].
La forme capital est donc maintenant étendue à l’ensemble de la société bien que le contenu du procès de travail ne soit pas réellement producteur de plus-value. La sphère de la circulation est une limite temporelle de la valorisation [d’où l’importance de lever les obstacles à la circulation des flux et à la liquidité en général], mais c’est l’échange qui a en charge de valoriser une valeur qui préalablement, dans la production est encore au stade de non valeur.
« Que cela se produise ou non, la dévalorisation reste un élément du procès de valorisation ne serait-ce que parce dans sa forme immédiate le produit du procès n’est pas valeur puisqu’il doit d’abord entrer dans la circulation pour se réaliser en tant que tel. Si le procès de production crée donc le capital sous forme de valeur et de valeur nouvelle, il le crée aussi et d’abord sous forme de non valeur, puisque l’échange doit par la suite le valoriser » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Anthropos, 1967, tome I, p. 359).
[Pour l’instant (1972), Invariance reste dans l’hésitation puisque, quelles que soient leurs avancées théoriques, les auteurs se situent toujours dans la perspective de la loi de la valeur et son modèle lié à la domination formelle. Ils ne peuvent donc encore théoriser le procès de totalisation du capital même s’ils l’anticipent. La revue reste d’autant plus fixée à ce stade qu’elle se situe toujours dans la perspective bordiguienne d’une révolution pour 1975, une révolution prolétarienne encore conçue, sur le mode des révolutions du début du siècle, donc de l’époque de la domination formelle].
– Dans le no 3 de la série II (1973), on démarre par un article de J. Camatte sur « l’errance de l’humanité ».
La fin de la loi de la valeur est aussi parallèlement l’époque de la fin des valeurs et codes qui emprisonnaient la dynamique du capital. Ce que les individus vivent comme libération est en fait fixation à cette dynamique qui s’accommode de tout type d’homme : normal/anormal, moral/immoral.
[Toutefois tout n’est pas si simple. Dire que cette nouvelle dynamique du capital s’accommode de toutes les particularités laisse penser qu’il n’y a plus de contradiction, qu’il n’y a plus qu’un sens univoque, ce que, d’ailleurs, la phrase qui suit laisse penser : « c’est le capital qui donne sa matérialité à la communauté ». Cela voudrait dire qu’il y a bien totale effectuation de la tendance, qu’il y a d’ores et déjà communauté matérielle, parachèvement de la domination, etc. Mais si on y regarde de plus près, il y a certes poursuite de la tendance par une séparation accrue avec les dimensions naturelles de la vie humaine : virtualisation des réalités comme on peut le voir avec toutes les nouvelles questions biosexuelles qui deviennent « questions de société », avec la mise en place d’une urbanisation démentielle aujourd’hui bien révélée, par exemple, par la crise immobilière aux États-Unis et en Espagne, mais il y a des garde-fous qui se manifestent : la crise donc et aussi, au point de vue idéologique une « révolution conservatrice » capable d’englober aussi bien des réactions vitalistes que certains aspects de la critique écologiste.
Certes, pour le moment, beaucoup de choses convergent vers une dominante, mais on ne peut pas parler de communauté matérielle et de parachèvement de la domination et encore moins d’échappement. Tout reste relativement sous contrôle à partir du moment où la dynamique n’est pas simple fuite en avant et qu’elle s’institutionnalise comme le montrent la reconnaissance du mariage homosexuel, bientôt de l’adoption, la légalisation des drogues douces, etc. Il y a en fait une double tendance : la tendance institutionnelle persiste même si globalement l’Institution traditionnelle est « résorbée10 » comme nous l’avons dit maintes fois, mais elle co-existe avec la tendance à la formation de nouveaux dispositifs mis en réseaux. Il ne s’agit donc plus ici de parler — selon les termes habituels du marxisme — de tendances et contre-tendances, mais de saisir des articulations, des combinatoires, pour reprendre un terme beaucoup utilisé par Invariance.
Il y a bien toujours société, lois (même si elles n’ont plus la force de la Loi), contrats, intérêts, participation à la reproduction des rapports sociaux. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons choisi de parler de « société capitalisée » et non pas de communauté matérielle du capital. Entre parenthèse, ces particularités et particularismes que nous avons analysés dans Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût11, tendent à former de nouveaux corps intermédiaires de la société capitalisée et semblent relativiser fortement l’analyse en termes d’atomes du capital ou même d’individu particule du capital, notions développées par Invariance dans les années 1970. Le procès d’individualisation est beaucoup plus contradictoire et complexe qu’on ne l’avait imaginé à l’époque].
L’autonomisation du capital (son run away), son échappement, par exemple, des contraintes naturelles, lui permettrait de poursuivre sa route même si en bout de course ces contraintes se dressent à nouveau devant lui et à un niveau supérieur [la « crise écologique »].
[Ces termes nous semblent indissociables de la prédiction bordiguiste de la crise révolutionnaire pour 1975. Pour notre part, n’ayant rien vu venir du côté de la perspective communiste nous avons opté pour le terme de « révolution du capital » qui évite le caractère d’échappement en insistant sur le caractère relativement contrôlé de la dynamique et sur la possibilité d’englobement des contradictions internes au sein de ce processus. Nous avons aussi rompu complètement avec l’idée d’un « capital automate » et nous envisageons plutôt aujourd’hui le capital comme puissance12. En parlant de « révolution du capital » nous restons en partie fidèle à la vision de Marx d’un mode de production capitaliste (MPC) révolutionnaire ; mais sans lui accorder le moindre sens progressiste et a fortiori sans lui accorder une portée politique dans un possible devenir-autre].
Certains voient dans cet « échappement » une décadence, un point que Marx avait perçu en postulant une tendance à l’auto-négation du capital quand il cherche à échapper aux contraintes humaines (cf. Althusser), tendance contredite par la loi de la valeur et par l’action du prolétariat qui est justement la seule destruction possible du capital. Cet échappement produit aussi un effet de vérité sur ce qui était mystification : le renversement du rapport qui donnait l’impression que le travail n’était pas le producteur de la richesse, mais que c’était le capital… est devenu réalité. On aboutit alors audespotisme du capital.
[La tendance devient alors un advenu, une sorte de parachèvement de la domination réelle. Ce n’est pas le cas comme nous venons de le voir. Nous en restons à la société capitalisée dans la mesure où nous refusons la notion de communauté matérielle du capital, même si la communauté du travail est aujourd’hui sans conteste détruite (d’où l’impossible affirmation de toute identité ouvrière et donc de son programme « prolétarien »).]
Il ne s’agit pas de revenir à Marx mais de reconnaître la fin d’un cycle.
Le communisme n’est pas un nouveau mode de production [rupture avec ce qui est dit dans le no 1 de la série II]. Il est l’affirmation d’une nouvelle communauté. Le concept de mode de production n’est valable que pour le MPC de même que celui de classe n’est valable que pour la société bourgeoise [et non pour la société du capital]. Le communisme n’est pas non plus une nouvelle société avec des droits et des contrats, mais une union entre individus, entre individualité et Gemeinwesen.
Précision sur la Gemeinwesen
[Il faut donner ici une précision : pour J. Camatte, l’individualité ce n’est pas l’individu. L’individualité est un « moment d’émergence et d’unité avec le phénomène-vie », alors que l’individu est un résultat, un advenu, un aboutissement réifié. Pour Camatte, l’individu est le résultat de la séparation entre l’individualité-Gemeinwesen et le phénomène vie. Dans sa théorie il n’y a pas de séparation entre l’individualité et la Gemeinwesen. Il écrit d’ailleurs en un seul mot : l’individualité-Gemeinwesen. Il se distingue par là-même de tous ceux qui insistent sur une opposition individu/société ou encore Homme/Société. C’est pour la philosophie politique, pour les religions et pour le sens commun que les individus existent en dehors du social puis dans les rapports sociaux. (Pour le christianisme et les religions monothéistes, la « créature de Dieu » existe d’abord en dehors du social dans la création divine, puis dans la société. C’est le sens du mot d’ordre évangéliste « rendons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». C’est aussi le cas du diktat stalinien : « l’individu n’est rien en dehors du Parti, il est tout dedans », etc. Rien de tout cela chez Camatte13.
Le terme de Gemeinwesen, référence centrale d’Invariance prend des acceptions nuancées entre la série I et la série V de la revue. La première référence majeure14, encore marquée par la théorie communiste, reste celle des « Manuscrits de 1844 » dans lesquels Marx pose explicitement l’affirmation : « Seul l’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’homme ». Commentant le texte de Marx « Gloses critiques marginales à l’article : “Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien” » dans lequel se trouve cette affirmation, J. Camatte écrit : « L’importance de ce texte pour la caractérisation du mouvement et de la révolution communiste n’est pas à démontrer15 » et il ajoute : « Gemeinwesen (communauté) : nous traduisons plus littéralement par être collectif ; le mot communauté impliquant des formes surannées et illusoires de communisme. Gemeinwesen est au fond la traduction purement allemande de communisme16 ». Nous en avons tenu compte dans notre conception d’une tension individu-communauté qui traverse toute l’Histoire sous différentes formes, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires et qui se manifeste avec des niveaux variables d’intensité17.
Quarante années plus tard, dans le Glossaire qui figure sur le site d’Invariance, à l’entrée Gemeinwesen on lit : « Concept très utilisé par K. Marx et par G.W.F. Hegel. Il n’indique pas seulement l’être commun, mais aussi la nature et l’essence communes (Wesen). C’est ce qui nous fonde et nous accomune, participant au même être, à la même essence, à la même nature. C’est le mode de manifestation de cet être participant. Je puis ajouter une interprétation personnelle au sujet de gemein. Ge est une particule inséparable qui exprime la généralité, le commun, le collectif. Mein indique ce qui est individuel : mien. Ainsi affleure sous-jacente, l’idée d’une non séparation entre ce qui est commun et ce qui est individuel ; ce qui implique le concept de participation où l’on se perçoit soi dans un tout qui est comme consubstantiel. La Gemeinwesen se présente donc comme l’ensemble des individualités, la communauté qui résulte de leurs activités dans la nature et au sein du monde créé par l’espèce, en même temps qu’elle les englobe, leur donnant leur naturalité (indiquée par wesen), leur substance en tant que généralité (indiquée par gemein), dans un devenir (wesen). »
Ces approfondissements successifs de la notion de Gemeinwesen et d’individualité laissent cependant ouverte la question du rapport entre l’être générique et l’être social de l’homme. Ouverture dans laquelle s’engouffre L. Dumont dans Homo aequalis I18, en avançant que Marx emploie Gemeinwesen pour exprimer la nature sociale de l’homme (l’être commun), mais que le terme serait insuffisant pour tenir compte de toute l’étendue de la socialité humaine et Marx parlerait alors de gesellschaftliches Wesen (l’être social). L’explication la plus plausible est que cette gesellschaftlicheswesen ferait le pont entre la Gemeinwesen et la Gattungswesen (l’être générique), les deux ne pouvant coïncider que dans le communisme.
Pour ressaisir ces éléments on peut dire que Camatte reconnaît l’ambiguïté d’une démarche qui a systématisé ce qui semblait encore valable chez Marx dans la description de la domination formelle, en en gardant donc les catégories, tout en cherchant à décrire le nouveau de la domination réelle. « La théorie dont nous avons pris l’invariance, c’est le communisme » (avril 1973), mais on ne peut plus lier cela au prolétariat [ce résultat correspond à ce que plusieurs groupes informels autour de quelques revues (Négation, Le mouvement Communiste, Intervention Communiste, Invariance) ont développé dans les années 1970, refusant par-là de réduire la théorie communiste à une pure théorie de classe, à une théorie du prolétariat. Cela ne nous semble plus possible aujourd’hui19. Contrairement à ce que croient nombre de personnes issues de groupes bordiguistes, « l’invariance » affirmée dans cette revue ne signifiait pas lutter contre toutes les formes de révisionnisme dans la théorie ou répéter inlassablement les canons du marxisme pour user jusqu’à la corde leur valeur d’usage, mais à garder une perspective, celle du fil rouge du temps]
– Lettres du no 1, série III (1975)
La convergence mode de production capitaliste/mode de production asiatique (MPC/MPA) va être régulièrement mise en avant par Camatte.
[Nous l’avons parfois reprise et nous en parlons encore dans le no 15 de la revue Temps critiques à propos de la situation du capital en Chine. Toutefois, si on peut admettre qu’elle persiste, il nous semble nécessaire de rectifier le sens de la convergence. Dans l’optique originelle d’Invariance, le sens est celui du MPC vers le MPA avec la tendance au capitalisme d’État qui serait commune aux deux formes (« le capitalisme sans capitalistes » de Camatte) et aussi avec la prégnance de plus en plus grande des problèmes écologiques. Si cette dernière tendance demeure et devient même plus importante, la première s’avère avoir fait long feu avec d’une part l’effondrement du bloc soviétique et d’autre part les politiques néo-libérales de remise en cause de l’intervention de l’État à partir des années 1980. De plus, l’idée que le capital se développe en Chine à partir du pôle travail (la Chine « atelier du monde ») n’est que partiellement vraie dans ses développements récents. La Chine s’incorpore à la marche générale de la révolution du capital ne serait-ce que par sa participation importante aux flux mondiaux commerciaux et financiers et au niveau I de la domination à travers sa participation aux institutions internationales.
Néanmoins cette comparaison, peu utilisée en général, peut nous permettre de fonder une analyse du développement du capital en dehors même de sa forme principale et la plus développée au sein du MPC, à savoir, sa forme industrielle.]
Puis, c’est un retour sur les contradictions du capital : la barrière de la réalisation (et avec elle celle de la tendance à la surproduction) a été dépassée, non pas par les politiques impérialistes [comme le croyait Rosa Luxembourg], mais par une extension du marché intérieur (État-Providence et politique des revenus).
Dans une lettre de 1970, Darlet dit que la valeur n’a pas été éliminée mais surmontée (dévalorisation par inflation, fictivisation) et il conclut : « À la limite, le capital social et sa reproduction ne sont que l’intérêt d’un capital entièrement fictif et seule subsiste la reproduction simple de cet intérêt20 ».
[cf. notre notion de « reproduction rétrécie21 », mais c’est impossible de parler de reproduction simple quand, depuis les années 1980, tout flux de revenus espéré devient une opportunité pour une capitalisation future22. Les agences de notation jouent d’ailleurs un rôle essentiel dans les prises de décisions de capitalisation23].
Réponse de Camatte : le plus important c’est la transformation de la loi de la valeur en loi des prix de production. À ce niveau, le capital domine la valeur et c’est lui qui semble donner « valeur ». Il se pose en source à travers la domination du travail mort (immense accumulation de capital fixe).
[Mais Camatte fait ensuite marche arrière : « La solution n’est pas en dehors de la loi de la valeur car le capital est la valeur parvenue à l’autonomie ».
Non, nous pensons plus juste de dire alors que c’est la valeur qui devient « évanescente24 ». Nous y revenons plus bas en commentant la position de Darlet à ce sujet.]
Camatte développe alors la notion d’anthropomorphose du capital ». Le capital devient homme car il en prend les attributs. Il se présente comme un être social et parallèlement l’homme devient capital.
[Nous préférons en rester à l’idée d’une tendance à la capitalisation de toutes les activités, ce que nous avons essayé de rendre par le terme de société capitalisée, mais sans repréciser le pourquoi de notre refus des concepts d’anthropomorphose et de communauté matérielle du capital, des concepts que J. Guigou a parfois utilisé au début de Temps critiques, mais qui n’ont pas été repris par d’autres ni par lui-même depuis.
Par ailleurs, la fictivisation qu’analyse Camatte se situe dans un contexte de montée des taux d’intérêt, ce qui est logique si on estime que le capital cherche une opportunité de gains et sa capitalisation, plus que des investissements productifs d’une rentabilité incertaine. Mais aujourd’hui, la fictivisation continue à taux d’intérêt très bas et sur une base beaucoup plus large. Nous sommes maintenant dans un processus devenu structurel et non pas simplement conjoncturel.
Darlet répond mais sans marquer la différence, à savoir que ce n’est pas le capital mais la valeur qui s’autonomise. Sinon, le risque est de retomber sur les banalités de base autour de l’autonomie du capital financier, de sa domination sur le capital productif, etc. Aucune catégorie de capital ne peut s’autonomiser (même pas des formes modernes comme celle dite du capital cognitif ou celle de capital connexionniste défendue par B. Pasobrola25 dans Temps critiques) à partir du moment où ce que nous développons depuis 2007, c’est un processus de totalisation du capital.
Pour Darlet, le capital ce n’est plus la valeur en procès dans la production et le travail, mais le propre procès du capital dans lequel la valeur se perd dans un mouvement plus large (nous n’en sommes pas loin avec notre « évanescence »). De la même façon, le travail devient travail général et non plus travail producteur de plus-value (ce qui correspond à notre « inessentialisation de la force de travail » dans la valorisation). Nous disons alors que la contradiction est portée au niveau de la reproduction du rapport social].
Dans une lettre du 16/09/71, Darlet signale bien le point de basculement. La crise des années 1970 n’est pas une crise de production, mais le problème de l’équivalent-or se pose encore malgré le développement du capital fictif.
[Ce n’est bien plus le cas aujourd’hui. C’est le dollar comme pure représentation de la puissance qui colle le mieux à cette fictivisation avec la fin du Gold Exchange Standard, la démonétisation progressive de l’or, la flottaison des taux de change. On peut dire aussi que son rôle double de monnaie nationale et internationale, ainsi que les manipulations de valeur monétaire que peut réaliser le gouvernement américain, renforcent ce caractère de représentation par rapport à toute notion de valeur objective.
A contrario, la crise actuelle de la zone euro montre à quel point il est difficile de s’opposer à la fictivisation puisque la lutte apparaît comme à front renversé. Alors que c’est la politique allemande, la Bundesbank et la Banque centrale européenne (BCE) qui vont dans le sens de la lutte contre la fictivisation, F. Hollande, la gauche et l’extrême gauche réunis voient dans le refus de la BCE d’appuyer une relance de la demande, la marque du décrochage entre économie réelle et économie fictive].
Réponse de Camatte : La domination du capital sur la valeur s’exprime par des prix arbitraires administrés ou anticipés [idée que nous reprenons dans le no 15 de Temps critiques, à partir de l’exemple des luttes dans les DOM-TOM]. Les prix peuvent continuer à augmenter alors que les quanta de valeur baissent.
[J. Camatte reste encore dans le cadre conceptuel de la loi de la valeur. Les catégories abstraites de l’économie classique et de Marx sont quantifiables. Très logiquement donc il en déduit qu’il y a là une mystification du capital au détriment de la valeur.
Ce n’est pas ce que nous pensons et c’est pour cela qu’il faut se recentrer sur les prix et non sur les valeurs parce qu’ils expriment la vérité de la valeur. C’est de toute façon ce à quoi les économistes et les statisticiens… et donc les théoriciens critiques doivent se rapporter pour établir mesures et comparaisons. Les prix sont par ailleurs un indicateur des rapports de force entre unités de capital en fonction de l’état de concentration des marchés (cf. par exemple, les prix de l’automobile, mais pour le moment cela ne semble pas être le cas dans les NTIC)].
[Remarque personnelle de JW : Je viens de faire la critique de cela dans mon dernier texte qui est une critique du livre Crises de Léon de Mattis, (Entremonde 2012), où je crois montrer que cette quantification chez les marxistes actuels ne se fait qu’en rabattant les valeurs sur les prix donc comme si les valeurs ne servaient à rien, mais alors pourquoi les garder ? Le second tour de passe-passe est de dire que si on ne retrouve pas d’équivalence, au niveau d’une entreprise, entre prix et valeurs et entre plus-value et profit et bien elle se retrouve au niveau des grands agrégats.
Une des meilleures expressions de cette façon de faire se trouve chez Barrot (Dauvé) dans son livre Le mouvement communiste (Champ Libre, 1972) qui tentait un bilan des positions communistes radicales et qui eu, à l’époque, une certaine influence. Je le cite aussi parce que Barrot fut critiqué sur un autre point par Invariance comme nous le verrons par la suite.
Voici ce qu’écrit Barrot : « Les capitaux qui se rencontrent sur le marché s’échangent non seulement en tant que marchandises, mais surtout en tant que produits de capitaux. À ce titre ils reçoivent une part de profit proportionnelle à leur importance, mais cette part est calculée (non pas consciemment mais dans les faits) sur la base du profit total de la société, c’est-à-dire du capital social total, et non à partir de la composition organique individuelle de chaque capital » (p. 64). Comment quelque chose peut être calculée inconsciemment ou dans les faits, on ne le saura pas. Peut être le « capital automate » de Marx ou alors la structure d’Althusser ?
Barrot continue et c’est là où je voulais en venir : « La masse totale des prix des marchandises correspond à la masse totale de leur valeur : la masse totale des marchandises s’échange bien selon la quantité de temps de travail moyen qu’elle contient. Cependant au niveau de chaque marchandise-capital, la loi ne joue pas. Un taux de profit moyen tend à se former au niveau de la société toute entière, et chaque marchandise-capital est vendue, non à sa valeur, mais à son prix de production » (ibid.). Et Barrot de conclure : « C’est le triomphe de la loi dans le capitalisme moderne, à travers son apparente négation » (ibid.).
Aujourd’hui, il faut dire stop à ce genre d’argutie qui ridiculise la dialectique en s’en servant comme d’une corde de pendu.]
Camatte poursuit en citant Marx : « Le temps de circulation est le temps du capital qui peut être considéré comme le temps de son mouvement spécifique en tant que capital, à la différence du temps de production en lequel il se reproduit » (Marx, Grundrisse, vol II, Anthropos). Le capital trouve sa vérité dans son mouvement autonome par rapport à la production. Le capital dissocie l’espace et le temps pour le reconstituer à sa façon. La réalisation de la plus-value est mise en suspens.
[Il tend ainsi à dépasser la contradiction valorisation/dévalorisation en mettant l’accent sur la capitalisation des flux de revenus et non sur l’accumulation de capital productif et de profit qui lui est directement lié. Il ne cherche pas à maximiser le profit, mais à anticiper un niveau de profit général (plus ou moins indépendant de la part productive, au sens traditionnel, de l’activité) qui soit à même d’assurer un taux de rendement du capital satisfaisant. Du point de vue du pouvoir ou de la puissance, il y a un processus de captation qu’on retrouve aussi dans la résurgence des phénomènes de rente.]
Là encore on a un rôle important du crédit, c’est-à-dire d’un capital qui se transforme en équivalent général et qui comble le hiatus espace-temps26. Pour cela, il ne peut exister qu’en tant que grandeur idéelle, comme capital fictif. C’est cela que Rosa Luxembourg a négligé dans son analyse de l’accumulation, des crises de réalisation, l’impérialisme, etc. Il y a bien surproduction de capital, mais d’un capital non matériel, formel, fictif ; un capital qui atteint sa pleine réalité en tant qu’être (la « communauté matérielle du capital »). Cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir surproduction de valeurs d’usage et parallèlement dévalorisation.
Il faut distinguer la période d’origine pendant laquelle le crédit semble à l’extérieur du capital et vient combler le hiatus espace-temps pour assurer une continuité, d’avec la période actuelle de maturité dans laquelle le capital a autonomisé sa forme et crée du crédit pour dominer le futur : les dettes deviennent l’argent qui fait tourner la machine [De ce point de vue là, la crise de 2008 constitue une alerte].
Camatte pose aussi la question de savoir dans quelle mesure le travail ne devient pas lui aussi fictif [ce que nous envisageons avec la notion d’inessentialisation de la force de travail et la description de différents procédés de simulation de travail (stagiarisation généralisée de la force de travail « jeune », y compris étendue aux plus diplômés, emplois « aidés », emplois intermittents, etc. )]
– Lettres de 1971 et 1972 (no 2, série III)
- Remarques de Camatte (p. 23-24)
Les développements de Darlet tendent à prouver, une fois que le crédit a envahi tous les domaines de l’économie, qu’il n’y a plus de contradiction interne au capital. Que la destruction ne peut être qu’auto-destruction.
[Il ne précise pas si c’est du fait de la guerre ou d’une dévalorisation sauvage ou encore du développement d’une barbarie sociale. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui pensent que des contradictions mortelles ne peuvent venir que de l’extérieur (catastrophisme). C’est un effet à la fois de la perte de référence au prolétariat et de la conscience que les contradictions du rapport capital/travail n’épuisent pas toutes les contradictions de la société capitalisée.]
La discussion continue autour des thèmes de la polémique posthume Marx-Luxembourg.
Camatte rejette une séparation rigide entre le secteur I des biens de production et le secteur II des biens de consommation. Le problème de la reproduction élargie ne se poserait plus.
[Nous le répétons à nouveau, plutôt que de maintenir le principe d’une reproduction élargie comme nécessité pour la survie du capital et donc de chercher à savoir s’il y a un ou des obstacles insurmontables ou non à cette reproduction élargie, il vaut mieux envisager une possibilité de « reproduction rétrécie » dans laquelle ni la production pour la production, ni la maximisation du profit ne constituent les objectifs premiers qui sont ceux de la capitalisation. Cela présente l’avantage d’être plus pragmatique et c’est d’ailleurs la méthode qu’à utilisée Keynes par rapport à l’école néo-classique en développant sa thèse de « l’équilibre de sous emploi »]
Mais restons avec J.-L. Darlet et donc avec l’hypothèse de la reproduction élargie. Il montre que la distinction est toute théorique et que le secteur des biens de consommation participe à l’accumulation du capital.
[Il semble possible d’arriver aux mêmes conclusions que Darlet à partir de ce qu’on appelle le « multiplicateur keynésien » qui indique qu’une augmentation de la demande (dépenses en investissement de l’État + dépenses de consommation des ménages) aboutit à un redémarrage de la croissance et donc de l’accumulation privée des entreprises. C’est la politique préconisée par Keynes pour sortir de la crise des années 1930 (le « cercle vertueux keynésien ») et qui sera appliquée massivement pendant les Trente glorieuses donnant lieu à cette « société de consommation » complètement incomprise des marxistes pour trois raisons au moins : premièrement, parce que pour eux ils n’existe que des sociétés de production (les MP) ; deuxièmement parce qu’elle contredit leur credo sur la loi d’airain des salaires, la paupérisation et la force de travail payée à sa valeur (excusez du peu !) ; troisièmement parce que son avènement implique une adhésion du travailleur à la dynamique du capital et en conséquence sa transformation de producteur de richesse en usager du capital. L’École de Cambridge et Kalecki conscients des apories de la théorie marxiste ont essayé de créer des passerelles ou des points de rencontre entre marxisme et keynésianisme, à l’inverse de P. Mattick qui, dans son Marx et Keynes maintient le principe d’une incompatibilité des thèses en présence.
Mais si on reste dans l’hypothèse de la reproduction élargie, ce qui semble au moins aussi important que la question de l’équilibre des secteurs, c’est que le développement des NTIC brouille complètement les frontières entre secteur I et secteur II puisque certaines participent des deux comme, par exemple, les logiciels].
– Un correspondant nommé Gérard (lettre du 30/11/1971) apporte des éléments sur la dissolution des caractères du travail productif et surtout sur le changement de nature du travail dit improductif. On passerait des improductifs hors du capital parce qu’ils ne sont pas producteurs de plus-value [par exemple les travailleurs des services (l’exemple qu’il donne des petits artisans et paysans n’est pas convaincant)] aux improductifs du capital parce que consommation et circulation sont incluses dans la production.
Camatte rajoute : ils sont improductifs de plus-value, mais ils sont productifs de profits.
[Le capital se totalise en réunifiant son procès, en rendant continue ce que les économistes appellent aujourd’hui « la chaîne de valeur ». Mais tout ce processus, au niveau de l’ensemble des rapports sociaux et non plus seulement du procès de production, n’est compréhensible qu’à partir du moment où on admet l’inhérence entre capital et État et en l’occurrence, à partir de la domination réelle, tout le développement des systèmes de sécurité sociale, les politiques de revenus, la « société de consommation », toutes choses qui rejettent la loi de la valeur aux oubliettes.
Il nous semble, malgré la relecture, que cette analyse de l’État est très peu présente dans Invariance, à ce moment et sur ce sujet. En fait, c’est une constante d’Invariance puis de J. Camatte, d’être plus concernés par l’analyse des « États de la première forme » et le lien qu’ils entretiennent avec la naissance et le développement de la valeur, c’est-à-dire des États qui prédominent dans le MPA, que par l’analyse de l’État moderne. Aucune référence n’est faite à Braudel alors que la revue multiplie les références érudites. L’étude des premières formes d’inhérence entre développement de l’État sous sa deuxième forme et capital qui permettent pourtant de comprendre les origines du capitalisme et d’en voir les articulations semble négligée. Plus généralement on reste dans l’optique marxiste d’une sous-estimation du rôle de l’État dans le capitalisme moderne. Une sous-estimation qui s’explique premièrement par le maintien d’une analyse qui sépare superstructure et infrastructure du capital alors que la domination réelle tend à rendre cette distinction caduque ; et deuxièmement parce que la question politique est sacrifiée au profit de l’économie]
– À partir d’un article du journal Le Monde sur l’École de Cambridge, Darlet signale l’importance accordée par cette École au capital fictif, mais sous le terme ambigu de capital global27.
[C’est une critique de la théorie marxiste de la valeur qui se situe encore dans le cadre du procès social de la production matérielle et donc de la plus-value.]
Dans ses démonstrations sur la valeur, J.-L. Darlet utilise encore les schémas marxistes mais dans une lettre du 8/12/1971 il déclare que le mode d’être du capital étant celui du capital fictif, sa représentation ne peut plus être faite à l’aide des concepts de la loi de la valeur. On doit faire la théorie de la négation de la loi de la valeur par le capital
[C’est par exemple ce que J. Wajnsztejn a entrepris de faire, mais plutôt à partir de Cardan-Castoriadis28 que d’Invariance. Ce qui est paradoxal, c’est que ce travail et cette position restent aujourd’huiassez marginale au sein des milieux communistes radicaux, alors pourtant que toutes les dernières transformations du capital aurait dû lui donner plus de consistance et d’audience. On assiste plutôt, et de manière assez stupéfiante, à l’éclosion et surtout à la médiatisation relative d’un « courant critique de la valeur » autour de Krisis, Postone et Jappe qui représentent, par certains côtés, une véritable régression théorique. Ils voient dans la situation actuelle le triomphe de la valeur (de la forme-valeur pour être plus précis), mais pour expliquer la crise concrètement, ils en reviennent à l’explication par la valeur-travail. Ils restent dans le compromis entre forme-valeur et loi de la valeur, compromis incohérent puisqu’il contredit leur affirmation d’une coupure entre un Marx ésotérique et un Marx exotérique29.
Darlet propose lui aussi un compromis en restant dans l’entre-deux : il faut continuer à partir des schémas marxistes, mais en même temps montrer leur limite par le fait que s’ils étaient vrais le capitalisme ne pourrait pas survivre, ne suffirait même pas à assurer sa reproduction simple].
Le mode d’être du capital n’est pas de se dédoubler (un côté réel et un côté fictif) mais de tendre vers l’unité des deux moments, c’est-à-dire vers une identité de toutes les formes de capital. C’est de cette identité que naît la négation de la loi de la valeur, qui elle, affirme la différence, par exemple entre capitaux productifs et improductifs. Il faut donc « dépasser la loi de la valeur sans la nier »
[C’est sûrement pour respecter ce compromis que Darlet et la revue Invariance ne pousseront pas plus loin pour voir si la loi de la valeur n’était pas déjà fausse dans la domination formelle, voir si la force de travail est vraiment une marchandise, voir si le capital constant ne fait que transmettre sa valeur, voir si les valeurs correspondent aux prix, etc.
Il semblerait que ce soit un compromis Camatte-Darlet qui établit que le capital ne nie pas la loi de la valeur, il la dépasse dans un nouvel espace où l’Homme n’est plus objet du capital mais sujet en tant qu’il est le capital fait Homme (l’anthropomorphose).]
– Lettres de Camatte, janvier et février 1972.
Les impasses des théories de la valeur sont ressentis par tous, y compris par ses tenants et on assiste à une tendance à remplacer les théories absolues (valeur-utilité ou valeur-travail) qui pensent que les choses ont des propriétés en elles-mêmes avant l’échange, par des théories relativistes comme celle qui pense que le prix de production rend compte d’une utilité, mais une d’utilité pour le capital. En conséquence, dans la mesure où le capital domine maintenant la valeur, il ne s’agit pas de créer une théorie relativiste de la valeur, mais plutôt une théorie relativiste du capital. La limite n’est plus le temps de travail que le capital domine, mais l’Homme lui-même. C’est parce que le capital est démesure qu’il exige constamment d’être mesuré. Le procès de production d’ensemble englobe le procès immédiat aussi bien en amont qu’en aval.
[C’est ce que nous développons dans les nos 15 et 16 de Temps critiques].
La loi de la valeur est remplacée par la loi de capitalisation : comment un quantum de capital s’accroît de façon concrète ou fictive, mais dans tous les cas de façon réelle (ou avec des effets réels).
[Là aussi c’est en correspondance avec ce que nous énonçons dans la critique du livre de de Mattis, Crises]
– Réponse de J.-L. Darlet : il faut attaquer la phrase de Rancière dans Lire le capital (Maspero, 1965, vol I, p. 200) qui est pourtant le texte le plus important de l’ouvrage : « Au contraire, si le capital produit naturellement du profit, s’il fonctionne comme un automate30 […] ». Mais justement, le capital n’a jamais été un automate et aujourd’hui moins que jamais. Le capital s’est intériorisé l’intelligence des Hommes.
[« Le mort saisi le vif » comme disait Marx, mais le capital (constant ou le travail mort) peut-il être considéré comme « mort » s’il a cette capacité ? Cela renvoie à notre questionnement déjà évoqué sur le fait que le capital constant ne ferait que transmettre sa valeur et non en créer par sa combinaison avec le capital variable (ou travail vivant).]
Darlet maintient l’idée que le capital est un rapport social. Il s’oppose à Camatte en disant que c’est la valeur qui est sujet du développement. En conséquence c’est bien d’une théorie relativiste de la valeur dont nous aurions besoin et non pas d’une théorie relativiste du capital, ce dernier ne représentant qu’une forme de la valeur [c’est nous qui soulignons]. Une forme qui s’exprime dans un discours [« le discours du capital », formule que nous utiliserons fréquemment].
Puis il perçoit l’opposition ou la contradiction avec ce que dit Camatte et il précise : finalement, le problème et l’erreur c’est de vouloir fonder une théorie relativiste de n’importe quoi. Or il faut changer de terrain et retrouver celui des Manuscrits de 184431.
Le seul moyen de nier le capital ce n’est pas d’être révolutionnaire32, mais d’être communiste.
[Nous ne pouvons pas aujourd’hui être d’accord avec cela et nous avons abordé ce point dans la conclusion de notre article-édito du no 16 de Temps critiques et aussi dans différents passages où nous critiquons la notion de « communisation33 ».]
Camatte rajoute, mais dans le même sens : à la fictivité du capital (moment d’affirmation positif), il faut opposer le négatif du communisme.
[Idée de rupture absolue qui nous semble datée aujourd’hui où se discutent les liens entre alternatives et révolution, où l’insurrectionnisme se manifeste comme processus et où, malgré ses limites, il questionne le concept de Révolution]
Darlet poursuit : la loi de la valeur n’est qu’une représentation des Hommes à une époque donnée (celle de l’économie classique), mais Marx a cherché à en faire un système structural, une véritable combinatoire qui ne laisse plus aucune place à la dialectique. À partir des schémas marxistes (synthèse p. 88), il aboutit au fait que pour qu’elle fonctionne encore, il faudrait intégrer potentiellement (en théorie) de plus en plus de travailleurs productifs… et encore bien plus de travailleurs improductifs or, en pratique seul le nombre des travailleurs improductifs augmente vraiment, ce qui entraîne normalement la dévalorisation. Or, pour Marx, une situation comme celle où on trouverait un plus grand nombre de travailleurs improductifs que de travailleurs productifs devait aboutir à la révolution. Statistiquement, cette situation semble atteinte, par exemple aux États-Unis, depuis 1956.
[Darlet ne dit pas que c’est la définition même des caractères productifs et improductifs des travailleurs ou du type de travail qui est devenue impropre dans le cadre des transformations du procès de production et de travail. Par contre il fait référence au fait que Marx a perçu dès son époque l’avènement d’une science devenue force productive quand le capital s’incorpore le capital fixe qui devient lui-même force productive (cf. supra nos remarques sur le « travail mort » bien vivant) et fait que les Hommes tendent à n’être plus que des usagers du capital (des consommateurs finalement).]
Le passage à la domination réelle est en effet affranchissement par rapport au référentiel humain (temps de travail, besoin) et il conduit à un changement des mentalités34.
[Dès 1975, Pasolini parlait, dans ses Écrits corsaires35, de révolution anthropologique, terme que certains d’entre nous utilisent aussi depuis quelque temps, mais sans aspects nostalgiques contrairement à nombre de thuriféraires actuels de Pasolini (cf. Longchampt, par exemple, promoteur d’un site éponyme). Camatte ou Invariance citaient aussi parfois ce terme de Pasolini.]
Même Keynes reste dans la référence à l’humain avec ses développements sur le plein emploi ou l’État-providence. Mais ces politiques keynésiennes conduisent à une augmentation formidable des travailleurs improductifs de plus-value, du moins si on reste dans le cadre de définition du travail productif propre à la loi de la valeur. Parallèlement, on a la fin de l’étalon-or et sa démonétisation à partir de 1971 ; pas de révolution du prolétariat mais une révolte de la jeunesse dont toute une partie est exclue du procès de production.
[Le plein emploi de la période des Trente Glorieuses s’achève avec un chômage qui atteint quand même les 600 000 individus au printemps 1968 en France (d’après les syndicats) ou ne se définit plus essentiellement par rapport à lui. Il y a un problème de représentation et crise de l’idéologie du travail (avec développement de pratiques anti-travail aussi bien aux États-Unis qu’en Europe qui culmineront en Italie avec le pic de 1977).]
La révolution que Marx prévoyait quand le nombre de travailleurs improductifs dépasserait celui des travailleurs productifs se déroule en fait dans le cadre du développement des forces productives par substitution capital/travail [c’est un caractère de ce que nous appelons « la révolution du capital »], l’automation ne conduit pas à la communauté humaine [contrairement à ce que croyait l’IS36].
Camatte parle « d’échappement du capital37 ». La loi de la valeur n’est donc plus une représentation adéquate ; mais dès l’origine elle a été une vision réductrice qui ne voit pas dans le capital, et a fortiori dans son échappement, la réalisation d’un projet humain [« l’utopie-capital » pour reprendre une expression centrale chez Giorgio Cesarano38.]
Avec le capital, les hommes pensent avoir échappé à la nature, à l’animalité.
[Invariance parlera ensuite d’une « deuxième nature » produite par le capital. C’est quelque chose d’encore plus actuel avec le développement des bio-technologies et aussi avec la multiplication de nouvelles expériences trans-genres et l’essai de dépasser toutes les limites symboliques de l’ancien ordre patriarcal non pas pour y opposer une autre symbolique, mais afin de créer pratiquement un homme nouveau.
Toute la discussion Camatte-Darlet est encore centrée sur le procès de production, donc sur une crise à ce niveau (d’où encore la centralité de la question de la valeur) et non pas sur le fait que la contradiction est en train d’être portée au niveau de la reproduction. Processus qu’on perçoit bien mieux aujourd’hui. Le paradoxe de la discussion, c’est que Darlet semble aller le plus loin dans la remise en cause de l’analyse marxiste classique, mais sans appréhender cette crise au niveau de la reproduction, alors que Camatte qui paraît reculer devant certaines conséquences de la remise en cause du cadre traditionnel, perçoit peut être mieux les conséquences des transformations en cours, leur sens général].
– Remarques de J. Camatte rajoutées en 1975.
Camatte critique Barrot (Dauvé) et son livre Le mouvement communiste (Payot, 1972) en ce qu’il affirme l’autonomisation de la valeur d’usage (VU) sans voir que ces VU sont maintenant celles du capital. Tout naturellement, il en reste à une vision des débuts du communisme comme répartition de ces VU par l’intermédiaire des bons de travail.
[Solution envisagée par Marx dans sa Critique du programme de Gotha, puis reprise par les communistes de conseils hollandais (GIK) en 1946, mais il n’est pas vrai que Barrot en reste là. Il cite ces bons de travail (p. 104-105) pour caractériser le Programme du temps de Marx, c’est-à-dire du temps de la phase de transition. Mais pour lui elle n’est plus nécessaire. Il y a déjà chez lui l’esquisse d’une théorie de la communisation.]
Dans la fictivisation, le capital crée ses propres valeurs d’usage ; il bouleverse ses propres présuppositions. Par exemple, dans le capital porteur d’intérêt, un capital est prêté pour sa VU, valeur d’usage d’investissement en l’espèce. Il y a présupposition.
[On pourrait même dire : auto-présupposition si on tend vers une unification des fractions de capital. Le capital ne passe plus forcément par les cycles M-A-M ou A-M-A’, mais tente le cycle raccourci A-A’. C’est pour cela qu’il paraît peu adéquat de partir de la marchandise comme biais d’attaque critique, ce que propose Darlet aujourd’hui dans sa lettre à nous adressée39. Mais cela ne veut pas dire que la critique-en-acte des marchandises ne puisse pas être un biais d’attaque dans le cas de pratiques de survie, de révolte ou dans l’émeute.
La dualité du Capital entre ses deux pôles (capital et travail) tend à disparaître sous l’unité du Capital, mais ce dernier n’a pas encore triomphé car l’Homme n’est pas réductible à une force de travail et c’est pour cela qu’il veut se faire être humain, êtres-humains-capital ; les immerger dans sa communauté matérielle. Cette métamorphose, Camatte la nomme anthropomorphose du capital. Bien qu’elle ne soit pas réalisée, tant s’en faut, les récents et les actuels développements des bio-technologies, les greffes de prothèses informatiques sur le corps humain, les techniques de procréation artificielles, la gestion de la « ressource humaine » par le management, et bien d’autres formes de capitalisation des êtres humains confirment la réalité de cette tendance à l’anthropomorphose du capital].
Or le maintien d’une dualité capital/travail ramène à la loi de la valeur… et à la marchandise [cf. à nouveau la position de Darlet aujourd’hui comme hier].
Mais problème : le capital peut-il rester un rapport social en dehors de cette dualité ? Darlet semble en douter alors que pour Camatte la question est réglée puisqu’il développe le concept de « communauté matérielle du capital ». Camatte critique encore Barrot en disant qu’il a choisi de revenir à la dualité, au cycle de la valeur40 et donc à sa crise plutôt que d’insister sur la valeur en procès puis sur le capital en procès. Or il n’y a pas de crise de la valeur.
[C’est congruent avec ce que nous disons de l’évanescence de la valeur d’une part et avec notre opposition au courant critique de la valeur autour de Krisis qui voit dans la crise actuelle le triomphe de la valeur (en fait, de la catégorie ésotérique forme-valeur) parce que la loi de la valeur (de la valeur-travail, donc, qu’ils jugent pourtant exotérique) conduirait à la crise économique finale.]
La théorie de la valeur de Marx serait déjà une réduction de ce que les hommes visaient [cf. la polysémie du terme]. Camatte conclut sur l’exemple du marchandage comme signe de « survaleur » de la valeur. Et il émet l’hypothèse que le prix, dans la société capitalisée — encore bien plus que sous la domination formelle où on se préoccupait du rapport valeur/prix de production, avec référence centrale à la production au sens strict du terme (au sens productif pourrait-on dire) — représente une grandeur qui enregistre un maximum d’écart à la « valeur ».
[À travers la mode, la publicité, le phénomène des marques, la consommation de concepts et non seulement de produits, le prix retrouve le sens d’une « valeur », exprime une richesse, certes aliénée, des signes.]
La multiplicité des valeurs dans la société capitalisée constituerait un phénomène nouveau dans l’histoire du capitalisme.
[Il nous semble que notre concept « d’évanescence de la valeur » accompagne bien ce mouvement]
Temps critiquesseptembre/novembre 2012
Notes
1 – Dans la description de son « cheminement », J. Camatte dit que son point de départ a été « la théorie marxiste (ou théorie du prolétariat) » source : site de la revue Invariance :
2 – Les œuvres de jeunesse ne rentrent donc pas dans ce cadre, les Grundrisse non plus, sauf à partir de la revue Invariance à la fin des années 1960.
3 – Les écrits de Laugier sont parfois très intéressants comme ceux relatifs à son appréhension de Mai 1968, ceux sur la question des classes et du prolétariat. Plusieurs repères bibliographiques : un Lucien Laugier : les deux crises du PCI, textes rassemblés, annotés et présentés par François Langlet (2001), mais difficilement accessible ; le très polémique Lucien Laugier et la critique de « Socialisme ou Barbarie », éd. du pavé, 2003 ; et aussi À Stettin et à Dantzig comme à Détroit, texte ronéoté (1985) dont la postface sur Mai 68 est particulièrement éclairante de la rupture amorcée. Nous en reprenons quelques passages dans notre Mai 1968 et le Mai rampant italien, L’Harmattan, 2008, p. 9-10.
Au niveau des ouvrages, on peut citer L’histoire du maximalisme dit ultra-gauche de J.-L. Roche, ancien du CCI, éd. du pavé (2009). Il ne porte pas Invariance dans son cœur, mais au moins en parle-t-il, ce qui n’est pas le cas de L’histoire critique de l’ultra-gauche aux éditions Senonevero (2009) qui ne mentionne Invariance et J. Camatte que deux fois p. 147 et 151), en quelques lignes et indirectement à partir de la référence à d’autres groupes ou individus alors qu’il consacre plus de 60 pages à l’Internationale Situationniste, dont le lien avec l’ultra-gauche est pour le moins discutable. Par contre une notice de présentation judicieuse est faite dans Rupture dans la théorie de la révolution (Senonevero, 2003).
4 – Pour rendre immédiatement lisibles les rapports entre les thèses d’Invariance et notre propre approche, nous placerons entre crochets nos remarques (avec, le plus souvent, un retrait).
5 – Sur les concepts de domination formelle et domination réelle du capital, cf. Marx et le VIe chapitre inédit du Capital, UGE, coll. « 10/18 », p. 191. Cf. également l’interprétation qu’en donne J. Camatte dans son livre Capital et Gemeinwesen, Spartacus, 1978 et pour un « digest », cf. note 71, p. 49 du no 15 de la revue Temps critiques.
6 – En 2004, J. Guigou et J. Wajnsztejn ont titré leur livre de critique des théories de la valeur « L’évanescence de la valeur » et non pas l’évanescence du capital. Pour eux, le capital domine la valeur. La référence à la revue Invariance existe explicitement mais elle porte sur le phénomène historique de l’évanescence et non sur le contenu du processus.
7 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007.
8 – [Il a fallu plus d’un demi-siècle, en France, pour passer des « classes dangereuses » à la classe ouvrière et encore une guerre a été nécessaire pour y parvenir.]
9 – [Pourtant Marx se pose déjà la question : que dire de la pléthore de capital porteur d’intérêt et de capital-argent ? Même s’il n’y répond pas, il formule sa perplexité en ces termes : « Est-ce seulement une manière particulière de signifier la surproduction industrielle ou s’agit-il, à côté de celle-ci, d’un phénomène particulier » (Œuvres, La Pléïade, vol II, p. 1761]. Pour une critique des positions de Chesnais, cf. les notes d’entretien avec la liste Socialisme ou Barbarie (« soubis ») sur le blog de Temps critiques :
10 – Cf. J. Guigou, « L’institution résorbée », Temps critiques, no 12, hiver 2001, p. 63-82, disponible sur le site de la revue :
11 – L’Harmattan, 2002.
12 – Cf. notre critique récente du livre Crises de Léon de Mattis sur le site de Temps critiques.
13 – Voici la définition que Camatte donne de l’individualité dans son glossaire : « Aptitude à se poser en tant que moment d’émergence et qu’unité perceptible du phénomène vie. Pour tendre à éviter toute réduction, je parle d’individualité-gemeinwesenpour signifier qu’il n’y a pas séparation entre les deux, a fortiori d’opposition. L’individualité a la dimensiongemeinwesen, du fait même de son émergence, non suivie d’une séparation, mais du maintien de la participation au phénomène vie ».
14 – Invariance, série I, no 5, 1969.
15 – Spartacus, no 33, mai 1970, Karl Marx, Textes 1842-1847. Présentation de Jacques Camatte, p. 69.
16 – ibid. p. 65.
17 – Cf. L’individu et la communauté humaine, vol 1 de l’anthologie des textes de Temps critiques,L’Harmattan, 1998.
18 – Gallimard, coll. « Tel », 1985.
19 – Cf. le no 16 de Temps critiques, p. 31-37.
20 – Mais Marx ne l’avait-il pas déjà dit sous une autre forme : « Constituer du capital fictif s’appelle capitaliser. On capitalise toute recette juridique, en la calculant selon le taux d’intérêt moyen, comme un revenu que rapporterait un capital prêté à ce taux » (Marx : Le Capital, Pléiade, vol II, p. 1755). On a là les prémisses de l’auto-présupposition du capital. Nous retrouverons ce point (cf. infra).
21 – Nous avons utilisé cette notion, pour la première fois, dans Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007, p. 70-71 en essayant de la démarquer de son emploi par Guy Fargette dans la revue Le crépuscule du XXe siècle. Pour une définition rapide du terme, cf. « Le cours chaotique de la révolution du capital », Temps critiques,no 15, note 30, p. 98 et pour des précisions plus récentes notre critique au livre Crises de Léon de Mattis, disponible sur le site de la revue :
22 – Cela comprend aussi bien des obligations sur les dettes souveraines que des obligations sur le risque climatique.
23 – Nitzan et Bichler dans Le capital comme pouvoir, Max Milo, 2012, parlent à ce propos de « capitalisation continue », p. 273 et ss.
24 – Cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004.
25 – B. Pasobrola, « Systèmes fluidiques et société connexionniste », Temps critiques, no 16, printemps 2012 :
26 – [Cf. ce que nous disons sur le lien entre capital fictif et financement des NTIC dans « Derrière la crise financière, l’unification problématique du capital », Temps critiques, no 16).]
27 – Cf. L’article « Et le navire va… », Temps critiques, no 6-7, 1993, p. 29-31, ou site de Temps critiques,
28 – Thèses exposées à partir du no 31 (fin 1960) et jusqu’au no 35 (1964) dans la revue Socialisme ou Barbarie (SoB). Il est à noter que ces thèses sur la critique de la loi de la valeur et du déterminisme économique n’ont pas été prises en compte par le courant communiste radical des années 1960-1970 en France alors que certaines des thèses du groupe, plus directement politiques ou sociologiques, furent reprises en 1968 et après (cf. le texte de Cardan « La brèche » parue sous le pseudonyme de J.-M. Coudray). Cardan-Castoriadis marquait une rupture dans la théorie révolutionnaire, mais cela ne fut jamais mis à son actif parce qu’il n’avait jamais fait partie du sérail de la gauche communiste radicale. Il lui était reproché au moins trois défauts : l’origine trotskiste de la revue d’abord ; ses positions ambiguës par rapport au conseillisme de la gauche germano-hollandaise ensuite avec ses lettres avec Pannekoek ; enfin, le fait que son groupe ait réussi à dévoyer une partie des troupes de la gauche italienne autour de Vega. À cela s’ajoute aussi une analyse qui fut considérée comme ne marquant non pas tant une rupture dans la théorie révolutionnaire qu’une rupture avec la théorie révolutionnaire. Par exemple, aucun de ces textes ne se retrouvent dans la compilation pourtant bienvenue : Rupture dans la théorie de la révolution, textes 1965-1975,Senonevero, 2003 alors que le texte de Castoriadis, « Bilan » date justement de 1965. L’explication est simple : pour l’auteur qui se situe dans la proximité d’avec Théorie Communiste, les textes de 1965 retenus sont ceux de deux groupes qui ont scissionné de SoB, ICO d’une part — suite d’ILO, scission précoce de SoB — et Pouvoir Ouvrier d’autre part, scission tardive sur des positions très marxistes orthodoxes et opposées à la « dérive » de la majorité castoridienne.
29 – Cf. l’article de J.W. : « Une énième diatribe contre la chrématistique », disponible sur le site de Temps critiques :
30 – Là encore on perçoit l’influence d’Althusser et de ses suiveurs sur Krisis, via Kurz probablement, mais aussi sur Bodo Schulze dans les deux premiers numéros de Temps critiques, via la philosophie marxiste universitaire française.
31 – C’est ce que chercheront aussi à faire Jean-Yves Bériou, Nicolas Will-Bruno Astarian, la mouvance autour de la revue éphémère et confidentielle Crise Communiste (un numéro officiellement publié, même s’il y en eu un second resté interne).
32 – On peut penser qu’il s’agit d’une pointe en direction de Barrot-Dauvé et de la revue Le Mouvement Communiste qui tout en faisant une analyse poussée de la valeur défendaient aussi un certain « savoir-être révolutionnaire » mis à la mode par l’Internationale Situationniste.
33 – Cf. notre texte de critique du livre « communisateur » Crises de Léon de Mattis.
34 – On en a un aperçu dans les travaux théoriques de l’époque qui remettent en cause la théorie des besoins de Marx d’un point de vue communiste radical, mais aussi d’un point de vue moderniste comme chez Baudrillard et ses études sur la société de consommation, « le système des objets » et la critique de la notion de valeur d’usage et de la production comme « miroir » ; ou encore du point de vue de la psychanalyse révolutionnaire en exaltant les désirs par opposition aux besoins (Guattari).
35 – Coll. « Champs », Flammarion, dernière édition, 2009.
36 – Sur cette question, on peut se reporter au travail de J.-M. Mandosio dans D’or et de sable, Encyclopédie des Nuisances, 2008, p. 43-105.
37 – Cette formule ne nous a jamais paru satisfaisante et nous l’avons souvent critiquée comme dans « Et le navire va… » du no 6-7 de Temps critiques (1993), p. 52-53. « Malgré tous les discours sur le retour à l’entreprise, la politique économique des États est aujourd’hui une politique essentiellement financière. Le baromètre de l’activité boursière et le taux de change de la monnaie sont le nerf de la guerre. On ne peut toutefois parler “d’échappement du capital” car investissements et production doivent se perpétuer pour que la reproduction du rapport social (ce qui fait sa légitimité en tant que système le moins mauvais) et la représentation de la richesse (ce qui fait sa fiabilité) continuent. C’est pour cela que toute activité doit toujours plus être transformée en travail et que tout travail doit donner une “production” Que celle-ci ait une matérialité ou non, peu importe du moment qu’elle a une valeur comptable et qu’elle peut donc être intégrée au PIB ».
38 – Cf. G. Cesarano, Critica dell’utopia capitale, Opere complete, vol. III, Centro d’iniziativa sociale Luca Rossi, p. 1-213, malheureusement non traduit en français. De cet auteur, on ne trouvera en français que des textes parus dans Invariance comme Apocalypse et révolution avec G. Collu et encore Manuel de survie publié parDérive 17, 1981. Pour plus de renseignements on peut se reporter à notre Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008. Cesarano rencontre Camatte en 1972 et il est très influencé par l’interprétation que ce dernier fait du VIe chapitre inédit du Capital ainsi que par les thèses de Darlet de « Au-delà de la valeur ». Cesarano constitue une passerelle paradoxale entre les influences bordiguistes et situationnistes. Son projet est interrompu par son suicide en 1975.
39 – Lisible sur le Blog de Temps critiques :
40 – [Le meilleur résumé de la position de J. Barrot se trouve aux pages 65-66 de Le mouvement communiste,Champ Libre, 1972].