II. Le Biennio rosso (1968-1969)
Le mouvement étudiant
Le mouvement débute en janvier 1966 par l’occupation de l’Instituto Superiore di Studi Sociali de Trente puis l’année suivante à l’école normale de Pise, la Sapienza, à l’Université catholique de Milan et fin novembre 1967, à la faculté des sciences humaines de Turin.
« L’Université négative » de Trente
Tout d’abord, il faut signaler les caractères particuliers de cette université.
Elle correspond à un projet de la Démocratie Chrétienne pour créer, dans une petite ville, une université catholique de sciences sociales qui fasse pièce à la domination idéologique du marxisme dans les grandes universités d’État. La sociologie se trouvait exclue jusque-là, du champ universitaire, culturel et politique italien, car considérée comme une science bourgeoise, au contraire de la philosophie par exemple. Trente constituait la première brèche dans la forteresse du classicisme universitaire italien en développant de nouvelles filières comme agriculture, économie et commerce. Tout cela enseigné avec des méthodes plus modernes, plus actives. Des étudiants de toute l’Italie affluèrent bientôt. Ce fut la première université vraiment nationale et donc avec un brassage social important. En 1968, sur les 2830 étudiants inscrits, 2230 étaient inscrits dans des disciplines techniques. Elle est relativement plus populaire que les autres universités, mais loin d’être au service d’un néo-capitalisme, elle va se retrouver à la pointe des luttes avec une influence très forte de l’université critique de Berlin autour des thèmes anti-autoritaires.
La lutte à l’Université de Trente a des bases très profondes puisqu’il y a eu des actions du Movimento Studentesco Trentino (MST) dès 1962. On notera alors les moments fondateurs de ce mouvement : la première occupation en janvier-février 1966, la seconde en octobre-novembre de la même année, à l’initiative d’un tout petit nombre d’étudiants bientôt rejoints par plusieurs centaines. Elle débouche sur une très longue grève en novembre 1967. La grève, mais surtout l’occupation de l’université, sont alors des moyens de lutte éminemment radicaux, mais sur des objectifs complètement réformistes. En effet, les premières occupations sont liées à une recherche de reconnaissance pour un diplôme universitaire en sociologie puisqu’à l’origine, l’université ne délivrait qu’un diplôme privé sans débouché. On peut remarquer que cette lutte des étudiants pour devenir sociologue est aux antipodes de celle des étudiants de Nanterre contre la fonction capitaliste des sociologues ! Pourtant, en 1968, le MST va complètement rejoindre le mouvement révolutionnaire naissant au plan national en inscrivant ses forces de manière plus politique. Appel est fait à des personnes non académiques comme Lelio Basso qui revenait du Vietnam, le Living Theater ou Peter Schneider, militant et théoricien du mouvement extra-parlementaire en RFA. L’idée d’université négative se fait jour avec un Manifeste qui reprend des idées et des modes d’action proches de ceux des étudiants américains de Berkeley.
Le point d’appui pour l’élargissement du mouvement s’est fait à partir de deux axes, un théorique qui est la circulation et la diffusion des thèses des Quaderni Rossi, de Classe operaia et des Quaderni Piacentini, l’autre, plus universitaire, par la critique de toutes les formes d’éducation, que ce soit dans l’enseignement supérieur ou dans les autres niveaux scolaires. Ce sont toutes les formes d’organisation de l’éducation qui sont alors rejetées pour passer à une approche plus radicale de la lutte. Comme le souligne Mauro Rostagno497, la lutte entreprise alors n’est pas revendicative. En 1967-1968, le mouvement a pris ses distances avec les approches syndicales qui voulaient réformer le système d’éducation. La radicalité nouvelle des étudiants rejette toute possibilité d’élaborer un meilleur système d’éducation. Et l’étudiant est vu comme un élément du système, qui le détermine à être au service de la domination de classe. De ce fait, les étudiants en lutte rompent avec le devenir de classe qui leur est promis, ce qui est contradictoire avec l’esprit corporatiste d’origine visant à légitimer l’enseignement de la sociologie en Italie.
Son manifeste programmatique de l’automne 1967 est riche de références : il cite Ortega y Gasset et sa dénonciation de l’université comme lieu de formation de « nouveaux barbares », toujours plus instruits, mais toujours plus ignorants ; Wright Mills, pour sa critique d’une rationalisation sans raison, le simplisme technologique et la robotisation des individus ; Marcuse et son propos sur la capacité du système à intégrer toute opposition. Ce manifeste est d’autant plus étonnant que parmi les initiateurs du mouvement, se trouve le collectif Lavoro Politico, d’origine catholique, mais qui adhère ensuite à la pensée de Mao et dont Renato Curcio fait partie498. Mais en fait, le programme a surtout été rédigé par Mauro Rostagno, d’influence guévariste et surnommé « le Che de Trente499 ». Il va lui donner une coloration libertaire. Ce n’était pas évident au départ vu la diversité des composantes du mouvement de Trente. En effet, si Rostagno entretenait des liens avec le PSIUP, proche politiquement des fractions de gauche du PSU français, mais avec une composante plus ouvrière, Renato Curcio et Ducio Berio étaient plutôt néo-staliniens et Marco Boato catholique d’extrême gauche.
C’est à partir du dépassement de la lutte locale que les étudiants ont compris qu’ils se trouvaient isolés des autres secteurs de la société. Il y eut alors un réel manque de débouchés pour la lutte contre le système d’éducation qui ne se comblera que lors des grandes grèves ouvrières de l’automne 1969.
À l’été 68, un groupe se forme pour analyser le sens du mouvement anti-autoritaire qui vient de se dérouler. Reich et l’École de Francfort sont au programme de lecture critique. Le sens de la formule de Dutschke sur la nécessaire « longue marche à travers les institutions » est aussi discuté. Puis, début 1969, l’arrivée de Francesco Alberoni en tant qu’enseignant permet l’organisation de cours parallèles. Curcio en anime un autour d’Histoire et conscience de classe de Lukács. Mais la rencontre de certains camarades du groupe avec Raffaelo De Mori, du comité de base (CUB) Pirelli, va changer la perspective et l’histoire du groupe trentin. De Mori fait une critique de « l’université négative » qui, pour intéressante que soit cette expérience, ne peut que préparer le terrain révolutionnaire et non pas représenter le terrain révolutionnaire. De plus et fondamentalement, pour De Mori, cette maturité révolutionnaire que cherche le mouvement étudiant, existe déjà au sein de la classe ouvrière, à la Fiat et chez Pirelli.
Curcio est particulièrement touché par ces arguments, il part à Milan où il y rencontre le mouvement des techniciens, « la chaîne blanche », comme dira Potere Operaio. C’est pour lui, et quelques autres de Trente, une autre histoire qui commence, celle qui conduira aux Brigate Rosse.
Le mouvement étudiant à Turin500
C’est sous la forme d’occupation du Palais Campana que le mouvement étudiant prend forme à Turin, à la rentrée 1967-68. L’occupation s’accompagne de contre-cours et de discussions collectives libérés de l’autorité des enseignants. Mais le contexte est celui du risque permanent de l’expulsion policière qui va effectivement avoir lieu à partir du moment où le mouvement turinois montrera qu’il n’était pas prêt à s’éteindre de lui-même. En effet, le mouvement va surmonter les vacances de Noël et c’est après que la police va opérer des expulsions à répétition.
À partir du 10 janvier 68, les forces de police vont complètement s’installer dans la faculté, alors que se met en place la « grève blanche », dernière phase de l’agitation, où, après avoir envahi les amphithéâtres, une confrontation directe avec les enseignants est provoquée, qui vise à délégitimer leur savoir et donc leur pouvoir.
Le mouvement des universités turinoises élabore une critique approfondie de l’université comme mécanique de formation d’individus adaptés, au service de la continuité du capitalisme. Plus généralement c’est contre une société qui impose des positions fixes dans une hiérarchie de classe que vont se battre les étudiants et c’est par leur action qu’ils vont mettre à jour la dimension autoritaire de cette mécanique de formation.
Les étudiants veulent dépasser la simple parole de pouvoir sur la démocratisation de l’enseignement (ce qui signifie, en général, collaboration) pour affirmer leur propre pouvoir (ce qui implique l’antagonisme). Ce pouvoir sera appelé potere studentesco par ceux qui mettent l’accent sur la subordination sociale des étudiants par rapport aux enseignants. Cela peut alors déboucher sur un modèle d’université constituant une alternative radicale à l’école actuelle ; alternative qui ouvre, mais seulement dans un deuxième temps, sur une discussion sur la société socialiste. En fait, l’idée de base, c’est qu’il faut tenir compte du niveau de conscience de l’étudiant moyen. Il faut alors partir de ce niveau et non pas le nier dans un radicalisme verbal, pour ensuite aller vers une contestation plus ample. Voilà le sens du processus de politisation et non pas l’inverse. Le mouvement turinois ne s’est pas réfugié dans une optique réformiste et il a réalisé une mobilisation de masse sur des « objectifs intermédiaires »501. C’est ce qui a fait son originalité.
Le mouvement s’est donc dégagé de cette vieille conception léniniste qui cherche à instrumentaliser les étudiants pour dégager les futurs cadres pour la révolution. Cette théorisation sur des objectifs intermédiaires constituait aussi une réponse aux organisations traditionnelles implantées dans le milieu étudiant qui avançaient une conception gradualiste de l’élévation du niveau de conscience. Conception gradualiste qui se heurtait à deux obstacles majeurs : tout d’abord, le fait que la spécificité définitoire de la catégorie « étudiant » est d’être sans cesse en renouvellement ce qui empêche de pouvoir vraiment capitaliser les expériences de lutte et de définir des paliers de niveau de conscience ; ensuite, leur origine plutôt bourgeoise rendait difficile l’accentuation sur son caractère de force de travail en formation. Ne pas tenir compte de cela, c’est-à-dire de cette spécificité, conduisait le groupe politique du Movimento Studentesco à devenir un syndicat de la force de travail en formation, appuyé sur l’idée que s’il n’y a pas d’autonomie possible de l’université, les luttes en son sein sont forcément dépendantes de celles de la classe ouvrière. Dans cette optique, l’action des étudiants n’a aucune signification si l’organisation politique de la classe ouvrière n’est pas en mesure de recevoir cette expérience et de l’unifier dans une stratégie révolutionnaire502.
Or, l’expérience de l’occupation de l’Université de Turin a montré le contraire et elle a mis en évidence l’explosion de toutes les institutions représentatives des étudiants. La lutte s’est développée sans médiation, avec des AG permanentes503 et c’est d’ailleurs pour cela que ses opposants, par exemple les étudiants modérés, les déclarèrent non représentatives, alors que le mouvement tirait sa force de sa critique en acte des formes parlementaristes. C’est à partir de cette expérience que se développeront plus tard les formations politiques dites extra-parlementaires.
Durant l’occupation de l’Université de Turin, il n’y eut pas une claire conscience de tout cela, une théorisation de l’expérience qui finalement vint plutôt de Pise, pendant l’occupation de la Sapienza. Toutefois, pour Luigi Bobbio, il ne fait pas de doute que la stratégie des objectifs intermédiaires a été une réussite puisqu’elle a permis que se développe, ensuite, une contestation plus générale.
Les thèses de Pise
Les thèses de Pise vont rencontrer un fort écho dans les différentes villes italiennes en lutte. Ce document propose une série de points théoriques qui nous paraissent intéressants à restituer dans leur contenu. Paradoxalement, elles n’ont pas été rédigées par celui qui allait devenir le leader du mouvement pisan, Adriano Sofri, mais par Gian Mario Cazzaniga, un turinois d’origine transplanté à Pise, un militant assez réfléchi et renfermé, assez souvent en opposition à un Sofri qui est tout son contraire, impulsif et extraverti. En fait les thèses de Pise arrivent trop tard pour Sofri et sa tendance qui sont déjà très orientés vers les luttes d’usine et ont tendance à délaisser l’université.
Essayons de résumer ces thèses. Tout d’abord, elles comportent un volet anti-impérialisme qui affirme l’importance de cette composante pour la lutte. Or ce n’est pas un sentiment si partagé que cela parmi les militants influencés par les thèses opéraïstes, comme c’est le cas de Sofri et de Cazzaniga, malgré les critiques de ce dernier contre « les jeunes hégéliens du capital collectif » qui peuplent le groupe Classe operaia. L’impérialisme est, pour les thèses de Pise, fondé sur les disproportions dans les niveaux moyens de productivité. Par là est recherchée une explication qui permette de comprendre les luttes qui se passent dans le monde, mais qui ne sont pas compréhensibles à l’aide de la seule théorie léniniste de l’impérialisme. Cela entraîne un réel questionnement sur la composition interne des classes de la société impérialiste, qui n’est pas résolu, hormis par le constat que les masses dépassent sans cesse les partis comme les syndicats, constatation qui a elle-même peu de rapport avec la question de l’impérialisme.
En tous cas, les thèses font remarquer le peu de rôle joué par les syndicats dans les différents mouvements étudiants où la base dépasse les mots d’ordre syndicaux. Le rôle des partis, notamment d’un parti comme le PSIup, à la gauche du PCI, est plus flou dans la mesure où il permet à certains de se trouver une structure d’accueil lorsque la lutte retombe.
On trouve ensuite, dans les thèses de Pise, une analyse de l’étudiant comme force de travail en voie de formation et comme objet de la parcellisation capitaliste du travail intellectuel. Cette donnée est plus ou moins développée selon les universités, car elle permet de comprendre la place à partir de laquelle opère l’étudiant dans le système capitaliste. Mais, l’originalité des thèses était de réduire la spécificité étudiante et donc la spécificité de la lutte étudiante à néant. Un étudiant n’était plus, finalement, qu’un futur travailleur intellectuel de l’usine sociale et on sentait là l’influence des Quaderni Rossi et de Classe operaia. Il est évident que cette position était aux antipodes de celle de l’université critique de Trente. Toutefois, ce futur travailleur intellectuel est situé, comme d’autres, dans un programme capitaliste autoritaire qui amène à poser la question de qui détient le pouvoir. Cela ne pouvait que rapprocher les Pisans, plutôt sous influence opéraïstes, des tendances anti-autoritaires de Trente et Turin.
Les thèses de Pise tendaient aussi de formuler une critique synthétique de toutes les transformations du capital. Celles-ci se font dans le sens d’un accroissement du travail mort dans le processus d’élaboration du capital. Dans cette mesure, il est déjà noté qu’il n’est plus possible de restreindre la définition des classes au seul fait d’être producteur de plus-value ou non. En effet, la socialisation du capital atteint un tel niveau que les frontières entre certaines couches de salariés et les ouvriers d’usine tendent à perdre leur sens. C’est à partir de la division sociale du travail que les classes seront définies. Il s’agit de mettre à jour la distinction entre les fonctions sociales parcellisées et d’exécution qui peuvent inclure une fraction du travail intellectuel, et les fonctions sociales de direction-administration-contrôle, répressives. Cela va de pair avec le constat que la baisse tendancielle du taux de profit n’est plus un paramètre explicatif opérant dans le système capitaliste d’aujourd’hui. C’est la loi de la valeur qui est devenue caduque504. Cette analyse est finalement assez proche des analyses des derniers numéros de Socialisme ou barbarie et par exemple des articles de Cardan sur la division exécutants/dirigeants et de Sylvain Chatel sur les techniciens, dans les no 37 et 38 de cette revue.
Au niveau de la pratique, les Pisans recherchent fortement le lien avec la classe ouvrière. Dans un premier temps, ce ne fut pas facile, car la région n’était pas très industrielle. Les premiers contacts se firent plutôt dans des secteurs en marge de la grande industrie comme les éboueurs, les tailleurs de marbre ou les tractoristes de Massa ou Ferrare. C’est un peu après que les liens s’élargirent aux usines Olivetti de Massa, Saint-Gobain à Pise ou aux chantiers navals de Livourne. Un journal de fabrique est créé chez Olivetti-Ivrea (Potere Operaio). Son directeur est Lucio della Mea aux références encore anti-impérialistes, guévaristes (« Un, deux, trois Vietnam 505 ») et anti-révisionnistes, avec une grande méfiance vis-à-vis du « Printemps de Prague » et de gestes de résistance comme celui de Jan Palach (« Se suicider n’est pas communiste »). Mais pour le reste, on retrouve tout ce qui fera la ligne de Lotta Continua (LC) quant aux luttes d’usine : anti-hiérarchiques, égalitaristes, pour une guérilla permanente et avec l’apologie d’une nécessaire contre-violence. Une contre-violence qui éclate le 15 mars 1968, après l’arrestation de deux militants au cours de l’occupation de la faculté. C’est d’ailleurs en 1968 que Potere Operaio-Pise atteint son maximum de développement, avec un journal qui tire à 20 000 exemplaires et des noyaux actifs à Pise, La Spezia, Livorno, Firenze et Pistoia. Mais à l’automne 68 des divisions apparaissent sur la question de l’organisation avec la critique du spontanéisme du mouvement étudiant.
Le mouvement étudiant va imploser dans toute l’Italie.
Sofri506, pour sa part, théorise la fin de la théorie léniniste de la conscience apportée de l’extérieur. En effet, la lutte économique aujourd’hui est devenue une lutte politique qui exprime une révolte contre le « plan du capital » [c’est une terminologie opéraïste que Negri développera plus tard, NDLR]. Sofri retrouve aussi des aspects du Mouvement du 22 Mars français quand il met l’accent, dans les luttes actuelles, sur une « avant-garde interne » par opposition à l’avant-garde externe (dans le parti) des léninistes. Une avant-garde interne qui n’aurait pas pour but l’insurrection immédiate, mais une lutte armée de longue durée. Il y a aussi l’idée que c’est la lutte qui crée les conditions objectives et non l’inverse. « L’homme nouveau » ne vient donc pas après la révolution, comme dans le castrisme ou le maoïsme, mais dans le processus de lutte. Le groupe toscan va se fracturer une première fois sur ce point. Une seconde ligne de fracture va se produire après l’épisode de La Bussola507. Cazzaniga traite l’opération « d’aventuriste » et il crée le Centre Karl Marx. Della Mea crée de son côté, la Ligue des Communistes. Sofri reste donc le seul leader et décide de transférer le groupe sur Turin, avec comme objectif celui d’investir la Fiat.
Le mouvement étudiant milanais
Il est lié aux caractéristiques particulières de Milan. Tout d’abord aux particularités universitaires qui font de l’Université catholique l’une des universités les plus grandes et les plus cotées d’Italie. En 1967, la contestation s’y déclenche sous l’impulsion des étudiants catholiques, mais dans la volonté de se détacher de leur appartenance religieuse, au moins au niveau institutionnel508. L’Université catholique, comme sa rivale, la Statale, vont être souvent occupées par la suite. La Cattolica le sera à trois reprises (le 5 décembre 67, le 21 mars 68 et le 24 mai 68). À l’Université catholique va avoir lieu une lutte dure contre tout ce que l’université pouvait alors représenter. De novembre 1967 au 20 janvier 1968, un combat fait rage pour le droit à l’étude et pour un contrôle démocratique de l’université. Pour comprendre ces deux aspects, il faut savoir qu’au mois d’août 1967, la Cattolica a augmenté ses frais d’inscription de façon vertigineuse (54 % en plus). C’est ainsi que dès la rentrée le constat d’une gestion désastreuse, voire contre-productive du Conseil d’Administration (CA), converge avec la volonté de sortir l’enseignement de son carcan autoritaire. Un bras de fer est entamé avec le CA, l’occupation est votée le 18 novembre, mais les étudiants sont évacués par la police. C’est à ce moment que le recteur décida d’un lock-out, qui paralysa les étudiants par rapport à tout ce qui avait pu être envisagé comme activités à mettre en place une fois l’université occupée. Malgré ces péripéties, le mouvement étudiant de l’Université catholique poursuivit son bras de fer avec les autorités académiques en utilisant l’occupation comme la grève pour démasquer le dogmatisme académique. On peut dire que le combat fut d’autant plus intense que le CA et le recteur furent des ennemis décidés à en découdre.
Vers la fin mars 1968, la police évacue, de nuit, l’université d’État et la faculté catholique. Cela débouche sur la bataille du Largo Gemelli, mais sans aboutir à un quelconque renversement du rapport de forces. Les jours qui suivent voient le mouvement étudiant se contenter de longues manifestations visant à entraver la circulation dans le centre de la ville. Un ultimatum provocant fut lancé à la police : « Que la police évacue l’université d’État ou nous la lui reprendrons ! ». Le dirigeant étudiant Capanna509 invoqua le « sens des responsabilités » pour éviter un massacre ; il fit surtout la preuve de son absence de sens stratégique et de la faiblesse de sa réflexion théorique. Son appel à attaquer le Corriere della Sera pour ses articles diffamatoires, sur le modèle de l’attaque contre le trust Springer en Allemagne, auront un succès mitigé. Le journal paraîtra avec quelques heures de retard et les étudiants érigent de nombreuses barricades. Ce type d’action coup de poing va continuer avec la manifestation populiste contre La Scala de Milan. Mais Capanna et le MS ont vainement cherché à faire le lien entre une lutte spontanée qui leur échappe — la manifestation contre le Corriere a pris une tournure complètement incontrôlée — et une conscience révolutionnaire dont le mouvement étudiant ne peut pas être le dépositaire. Il ne lui semble alors impossible de faire autre chose que de la surenchère, au niveau pratique, sur des revendications de type syndical et au niveau théorique, de chercher à corriger la ligne des organisations traditionnelles de la classe ouvrière en faisant pression.
À ce titre, le MS n’est que la réunification historique, sous forme de représentation, du caractère double de Mai que nous avons déjà mentionné : d’un côté, la décomposition des images idéologiques du mouvement communiste international (le fil historique) qui suit, avec quarante ans de retard, l’écroulement du mouvement révolutionnaire et de l’autre, la reconstruction du projet révolutionnaire moderne tel qu’il apparaît encore en 1968-1969, avant que le mouvement de 77 décentre le projet et son sujet traditionnel.
Le mouvement étudiant italien et le mouvement étudiant français sont des symptômes de cette résurgence du projet révolutionnaire, mais les mouvements étudiants américain et allemand constituent déjà des critiques de ce projet, sans toutefois permettre, à eux seuls, de dégager de nouvelles perspectives. Nous pouvons simplement remarquer que toutes les interrogations théoriques de Marcuse, pendant cette période, portent sur ce point. C’est sur ce constat que la dimension giovaniliste et non plus seulement étudiante va se développer en Italie, pour atteindre son point culminant à Rome et Bologne en 1977. Mais si le mouvement étudiant se révèle davantage comme un facteur de désordre qu’un détonateur révolutionnaire, son caractère pré-révolutionnaire apparaît quand même dans le fait qu’il précipite contre lui toutes les forces de l’État et des organisations officielles de la classe ouvrière. Cela permet de faire éclater le discours lénifiant des forces de gauche et accélère le processus de maturation du Mouvement, par une extension progressive de la lutte à tous les secteurs de crise.
Nous pouvons observer d’autres particularités milanaises.
Dès janvier 1967 la Faculté d’Architecture de Milan impulse le projet d’une autogestion de l’université comme première phase de l’agitation. L’autogestion en tant que mode de lutte sera considérée comme l’antithèse du mode de gestion autoritaire alors en place (l’hétérogestion). Elle permet à la fois le démantèlement de la faculté au niveau institutionnel et la mise en place d’une certaine alternative à celle-ci. En effet le pouvoir de décision revenant en définitive aux étudiants, le sens de leur action, en accord avec les propositions d’enseignants qui ont rejoint le mouvement, n’est plus prédéterminé par le pouvoir autoritaire. On notera que la Faculté d’Architecture a véritablement élaboré tout un programme de cours alternatifs, avec des méthodes complètement différentes de celles utilisées jusqu’alors. À l’extérieur, elle dénonce le sous-équipement de la ville en logements étudiants ce qui permet de lier revendications politiques et revendications sociales, de rester en contact avec la base étudiante peu politisée.
En novembre 68, changement de niveau de la lutte. Les revendications pour obtenir des logements étudiants supplémentaires laissent place à la volonté de les prendre là où ils sont. Il est décidé de s’emparer de l’Hôtel Commercio en réponse à l’expulsion de trois cents étudiants-prolétaires de la Maison de l’étudiant. L’Hôtel devient rapidement la plus grande Commune urbaine d’Europe. S’y côtoient des jeunes travailleurs immigrés, des étudiants-prolétaires, de multiples personnes et groupes de la contre-culture — dont Giorgio Cesarano, sur lequel nous reviendrons — des membres des CUB et aussi l’Union des femmes italiennes, proches du PCI. L’occupation durera jusqu’à la fin juillet 69 quand, universités fermées et étudiants absents, des centaines de représentants des forces de l’ordre, en tenue de guerre, réoccuperont l’Hôtel avant que la mairie ne le livre à ses services de démolition !
Au cours de cette lutte, les contradictions et divergences de positions du mouvement vont apparaître avec de fortes tensions entre d’un côté, les partisans d’une ligne avant-gardiste organisée et propagée par le parti communiste marxiste-léniniste d’Italie et le MS510 ; et de l’autre, les tendances plus mouvementistes sur les positions de Potere Operaio de Pise, qui soutient la théorie de l’avant-garde interne. Cette présence constante d’une occupation de l’Hôtel ainsi que des universités proches occupées sans arrêt, soit par les étudiants, soit par la police, rendait tout compromis impossible. La manifestation contre La Scala, le 8 décembre, les incidents de la Bussola fin décembre et ceux de la Pirelli-Bicocca, le 16 janvier en sont la confirmation.
Mario Moretti, membre du groupe d’étude des techniciens de la Siemens de Milan et futur dirigeant des BR souligne dans son livre Brigades rouges, une histoire italienne, Amsterdam, 2010, que les ouvriers milanais entretenaient une attitude ambivalente par rapport aux étudiants. D’un côté, ils étaient fascinés par leur apparence de force et en même temps ils les méprisaient en les traitant de studentame, jeu de mot-valise péjoratif mêlant studente et lettame, ce dernier mot désignant le fumier en italien.
Le mouvement romain
Les leaders étudiants font des voyages incessants d’une ville à une autre, d’une université à une autre pour essayer d’influer sur le cours des choses et transformer les conditions de lutte dans un sens favorable. Ainsi, à Rome, il y avait initialement une hégémonie des groupes marxistes-léninistes (ML), mais l’influence théorique de Pise, Trente (Rostagno) et Turin (L. Bobbio) n’allait pas tarder à l’emporter. Rostagno insistait sur la nécessité de renforcer la créativité du mouvement plutôt que sur le développement d’une propagande idéologique abstraite qui, automatiquement, représenterait un frein à l’action. Autogestion de la lutte, refus des représentants et donc des organisations politiques traditionnelles de la gauche sont au programme. Le 28 février, l’administration universitaire décide de faire passer les examens dans la faculté occupée. C’est l’affrontement de Valle Giulia contre les forces de l’ordre, mais dans une impréparation à peu près totale des deux côtés. Pour la première fois et contrairement aux manifestations contre la guerre du Vietnam, les étudiants montrent qu’ils ne reculeront pas (Non siamo scappati più ! chante Paolo Pietrangeli). En fait, la police a perdu le contrôle de la situation en laissant la manifestation se déployer sur un très long parcours, parce qu’elle était obsédée par l’ordre de maintenir fermée l’université et de garder le cortège le plus loin possible de l’université. Oreste Scalzone, un des leaders romains de l’époque, reconnaît511 ce que cet événement a eu de fondateur dans la lutte pour l’autonomie, alors que jusque-là, le mouvement avait dû s’appuyer sur des médiations syndicales ou de parti. Mais d’un coup, le vase avait débordé car le mouvement ne cherchait qu’un prétexte qui fut donné par la fermeture d’un Athénée de Florence. Les assemblées succédèrent à des assemblées, des collectifs à des collectifs suivant un fil rouge ressemblant à un jeu de Monopoly. Que voulions-nous ? Que tout change dit Scalzone, que l’université soit autogérée, que la sélection soit abolie, le contenu de l’enseignement changé.
Nous relativiserons le ton triomphaliste de Scalzone. En effet, à la fin de la manifestation de Valle Giulia vers le Palazzo Chigi, les manifestants se retrouvèrent devant une présence massive des forces de l’ordre. Ils avaient perdu l’avantage de la mobilité et cela pouvait conduire à un carnage. Ce sont quelques dirigeants pcistes de la tendance de gauche comme P. Ingrao et R. Rodano qui invitèrent F. Russo, F. Piperno et O. Scalzone à négocier une fin honorable. On est donc loin de la pleine autonomie, mais le mouvement atteint, à ce moment-là une certaine légitimité dans la gauche qu’il aura du mal à conserver.
Le 16 mars, le problème de la violence va se reposer. La faculté de droit est occupée par des groupes ambigus comme les auto-nommés « nazis-maoïstes », en provenance de l’extrême droite, mais qui se trouvent comme fascinés par le mouvement étudiant. Ils étaient animés d’une révolte mal digérée ou mal dirigée qui reproduisait un peu celle, historique, des syndicalistes révolutionnaires qui allaient passer au régime mussolinien ou plus récemment et dans une plus petite dimension, les tenants de la « Troisième voie » (Scalzone, op.cit, note p. 49).
Toutefois, le MSI avait vite repris les choses en main en faisant venir des militants de toute l’Italie, pour une attaque frontale contre « les rouges ». Piperno interpelle la police pour lui demander d’évacuer la faculté sinon le mouvement s’en chargera. Devant le mutisme de la police, le SO du mouvement, organisé depuis Valle Giulia, commence à préparer l’attaque512. Toutes sortes d’objets volent en direction des vitres et portes de la faculté. Les fascistes sont enfoncés et délogés puis arrêtés par la police.
Des luttes étudiantes ont aussi eu lieu aussi à Naples en décembre 67, puis à partir de février 68. Elles théorisent le pouvoir étudiant. Comme ailleurs c’est le fait de garder la lutte à l’intérieur de l’université qui soulève le problème des limites propres du mouvement étudiant. Celui-ci, en effet, n’a aucune forme de débouché une fois l’université occupée et le travail politique engagé. Par ailleurs le mouvement se garde de favoriser le passage d’une université d’arrière garde à une université rénovée dans le sens d’un néo-capitalisme. La situation apparaît donc un peu bloquée, alors pourtant que le mouvement a exprimé sa force.
Pour résumer tout en anticipant la phase suivante, nous pouvons dire qu’à l’été 68, la tendance à sortir de l’université devient forte. Ce mouvement de concentration en direction d’un affrontement politique général conduit à essayer de tenir la rue, un peu comme dans le Mai français. Mais tenir la rue, ce n’est pas se projeter dans des mots exotiques provenant d’autres continents, par exemple dans une représentation de la lutte comme guérilla. Une bataille de rue, en Italie, c’est une bataille « pour pouvoir rester dans la rue, contre les interdictions, pour ne pas se faire arrêter. Ce n’est pas une guerre, c’est un adroit vol à la tire de quelques heures de manifestation. Nous ne libérons pas des territoires, nous prenons seulement la liberté d’être contre tous les pouvoirs constitués513 ».
Tout ceci est défini dans un article des Quaderni Piacentini comme : « le dernier et effectif saut qualitatif qui conduit l’étudiant à se qualifier comme militant révolutionnaire, niant non seulement sa fonction sociale, mais enracinant son propre désaccord dans des secteurs qui ne le concernent pas directement, c’est-à-dire qui se posent en dehors du contexte de sa condition sociale. Se plonger dans d’autres conditions sociales et dans d’autres secteurs d’oppression ne sert pas tant à trouver des terrains de lutte communs que d’autres thèmes efficaces pour une volonté subversive commune514 ».
Le mouvement étudiant à Pavie
Trente n’est pas la seule petite université en ébullition. Pavie a aussi produit un apport original. L’université y est occupée dès le 30 novembre 1967. À l’origine de l’occupation, on trouve l’ugp (Unione goliarda pavese) de S. Saviore et L. Bolis, un enseignant qui fonde un groupe et le journal Potere Operaio dont le directeur responsable officiel est P. Bellocchio. Les contacts vont s’établir avec les pisans et les étudiants radicaux de Pavie rejoindront massivement Lotta Continua (LC) malgré les tentatives de récupération de Corvisieri, d’Avanguardia operaia. Une des actions remarquables du mouvement à Pavie fut l’appui apporté aux grévistes de la Necchi qui firent grève huit heures contre le massacre de Mexico à l’été 68, alors que la CGIL avait donné le mot d’ordre de faire ½ heure de grève. Puis, les étudiants occupèrent le laboratoire de physique. Il Giornale di Pavia rend compte de cela dans un style qui ne fait pas de doute sur le décalage entre ces actions étudiantes/ouvrières et une opinion publique régionale façonnée par ces petites éditions de la presse locale.
Quelques caractéristiques générales de la révolte étudiante
La qualité historique nouvelle de la révolte étudiante est exposée par le quotidien Il Manifesto515 : « La contradiction fondamentale qui se reflète dans la figure sociale de l’étudiant, c’est la contradiction entre, d’une part, la croissance de la culture de masse qui, dans certaines limites, est une exigence du système et se trouve accélérée par la pression des masses, et de l’autre la capacité du système à employer ces connaissances ainsi que les qualifications professionnelles qui en résultent et de garantir les privilèges promis […] La révolte étudiante est un mouvement radical et anti-capitaliste : elle a mis directement en cause la fonction de sélection sociale de l’éducation, sans procéder d’un syndicalisme étudiant ni sombrer dans la défense corporatiste de ses propres privilèges vis-à-vis des travailleurs. Elle n’exprime donc pas un développement idéologique précipité et extrêmiste, mais la prise de conscience d’une situation réelle : le système n’offre aucune perspective au travail qualifié516 ». En effet, l’Italie de 1967-68 n’est pas encore entrée dans une dynamique du capital suffisante qui puisse s’appuyer sur l’essor de la consommation et le pays reste coupé en deux zones de développement inégal. Le développement des services est insuffisant et donc peu porteur d’emploi, alors que les usines du Nord créent surtout de l’emploi peu qualifié pour les immigrés du Sud. Cette réalité est ressentie beaucoup plus crûment qu’en France où un capitalisme plus avancé permet encore aux étudiants de dire qu’ils ne seront pas les futurs cadres au service de la bourgeoisie parce qu’ils ont une marge de manœuvre partielle vis-à-vis de leur avenir professionnel.
La fédération de jeunesse du PCI (fgcI) étant trop compromise avec la cogestion universitaire, elle ne peut participer au mouvement et nombre de ses adhérents ont quitté le navire pour rejoindre le mouvement. Le PCI est donc incapable d’intervenir directement au sein du mouvement étudiant, mais contrairement au PCF, il ne fait pas immédiatement du mouvement étudiant son ennemi. Il va essayer de le représenter de l’extérieur, au niveau politique. Il est parfois payé de retour quand certains leaders étudiants appellent à voter « rouge » aux législatives.
Un point, très différent par rapport au mouvement français, tient à la diversité du mouvement italien par rapport aux spécificités locales. En France la centralisation universitaire joue son rôle dans la centralisation du mouvement. S’il y a eu un mouvement original à Strasbourg précédant les événements de 1968, il n’y aura en mai qu’un seul phénomène vraiment localisé, à Nantes ; mais pour le reste, aussi bien au niveau pratique qu’au niveau théorique, le modèle sera celui du Mouvement du 22 Mars nanterrois, par exemple à Lyon.
Il en va tout autrement en Italie, où les spécificités entre villes universitaires vont être très marquées. Alors que Pise est plutôt opéraïste, Milan marxiste-léniniste, Turin et Trente sont très influencées par le mouvement extra-parlementaire allemand et sa dimension anti-autoritaire.
Ainsi, tandis qu’ils tentent de s’approprier le programme ouvrier, ces étudiants s’interrogent sur leur rôle révolutionnaire sans s’être vraiment affranchis de leur position sociale. La théorie des objectifs intermédiaires fit qu’ils ne parvinrent qu’à concevoir des réformes de structure, sans en accepter aucune.
Extension du mouvement… et limites
À la rentrée de septembre, les lycéens et les élèves du technique se lancent dans l’action, y compris dans de petites villes et non seulement dans les grandes auxquelles se limitait souvent le mouvement étudiant. Le Movimento dei medi (mouvement du secondaire) est, comme le mouvement lycéen français, centré sur la lutte contre l’autoritarisme à l’école. Ce centrage lui donne sa force, car il est repris sur tout le territoire national (à l’initiative de LC semble-t-il), mais il est limité dans son contenu. Turin et Rome en sont néanmoins les places fortes où ont lieu des affrontements avec la police parce que, finalement, les lycéens ont tendance à s’y retrouver pour les grandes manifestations.
Les élèves des établissements techniques ont une place plus importante dans la lutte qu’en France et cherchent à faire le lien entre discipline scolaire et l’autoritarisme propre aux conditions d’usine.
Edoarda Masi517, ex-membre des Quaderni Rossi (elle signait des articles sur la Chine), estime cette révolte anti-autoritaire logique, puisqu’en bonne matérialiste qu’elle est, elle la perçoit comme une réponse à ce que subit le plus immédiatement la catégorie sociale particulière que forme la jeunesse scolarisée, à travers la famille et l’école. Sur cette base matérielle de contrainte et d’insatisfaction, cette révolte peut alors rejoindre la lutte anti-autoritaire de la jeunesse ouvrière contre le despotisme de fabrique. Mais cela n’est pas suffisant si on ne relie pas cette lutte à la lutte contre l’exploitation. Ce que dénonce Masi, c’est la confusion entre une crise d’autorité spécifiée historiquement qui serait celle du capitalisme et une prétendue crise du concept d’autorité. Elle ne cite donc pas Marcuse comme référence, mais Mao qui serait en train d’orchestrer, par la « Grande révolution culturelle » une gigantesque révolte contre l’autorité de la bureaucratie révisionniste du Parti et des syndicats. Par contre, Masi touche un point juste quand elle signale que le système ne craint pas une polémique contre des abstractions, puisque sa propre dynamique, sa survie dépend de sa capacité à détruire (nous dirions, à englober) les vieilles idéologies et les vieilles valeurs.
En fait, le mouvement étudiant marque le pas, pris entre les réformes universitaires auxquelles participe son aile corporatiste et une contestation globale, mais abstraite, qui ne trouve de débouchés que dans des affrontements sporadiques avec la police. D’ailleurs, beaucoup, parmi les militants les plus actifs et décisifs théorisent l’abandon de l’université qu’ils laissent aux mains du MS de Capanna, de philo-pcistes ou d’opportunistes.
Les contradictions du mouvement se ressentent particulièrement au sein de LC qui en est comme une figure emblématique. Massimo Negarville par exemple, soutient encore que les luttes étudiantes doivent maintenir leur propre autonomie et non pas servir de simple force d’appui aux luttes ouvrières ; Sofri, de son côté, abandonne Turin et Milan pour descendre dans le Sud à Reggio de Calabre (été 1970) afin de se rendre compte de ce que sont les luttes prolétaires des plus déshérités. C’est le signe d’une reconnaissance du caractère prolétarien des luttes du Sud qui n’a été le fait jusqu’alors que des petits groupes de la gauche communiste et de la section italienne de l’IS. Elle tranche évidemment avec l’attitude du PCI et d’autres groupes gauchistes qui n’y voient que fascisme et agissements de la petite-bourgeoisie s’appuyant sur le lumpenprolétariat.
Guido Viale dirige alors le journal de LC qui annonce : Prendiamoci la città518. Dans la nouvelle ligne du journal, ce n’est donc pas (plus) l’ouvrier qui est au centre du nouveau monde mais le prolétaire au sens large. Ce n’est plus non plus une véritable ligne de classe qu’il faut affirmer et défendre, car les comités étudiants-ouvriers, les luttes des techniciens, les luttes urbaines ont relié les différents terrains d’une domination imposée par l’État des patrons. Tout est lié : exploitation au travail, misère des logements, cherté des transports, mauvaise nutrition, état sanitaire déficient. Mais il y avait un décalage important entre cette tendance exprimée par le journal et qui revenait à reprendre l’idée de Negarville d’un parti du mouvement se constituant sur une nouvelle composition de classe et une autre ligne, dans les usines qui visait à soutenir les ouvriers les plus déterminés, « l’ouvrier-social » comme déjà présent en tant que dépassement de « l’ouvrier-masse », sans tenir compte de la masse, des employés, des ouvriers du Sud, etc. Pouvaient donc co-exister à la fois des pratiques très ouvertes et pour tout dire des pratiques qui dépassaient la vieille opposition entre marxisme et anarchisme (dans les quartiers, sur la question des prisons, sur les rapports entre organisation et mouvement) et des pratiques gauchistes traditionnelles comme celle qui voit le congrès de LC du 23/24 juillet 71 à Bologne, prononcer le passage nécessaire à la lutte armée pour la destruction des forces de défense de l’État. Or, ce que nous disons là pour Lotta Continua était encore plus criant pour l’autre groupe qu’on pouvait distinguer du gauchisme ordinaire, à savoir Potere Operaio.
On peut s’étonner ici d’un paradoxe. Les liens assez étroits entre les leaders étudiants presque tous passés par le moule communiste et l’absence de critique libertaire vis-à-vis des organisations traditionnelles de la classe ouvrière auraient dû permettre au moins une certaine alliance au sommet, comme pour la grève du 13 mai en France. Pourtant il n’en fut rien. C’est que le problème de la liaison avec le mouvement ouvrier ne se pose pas de la même façon qu’en France. Le caractère éclaté des luttes, aussi bien dans l’espace que dans le temps ne permet pas la rencontre de deux grands mouvements. Radicalité dans les universités et radicalité dans les usines restent cloisonnées et les grandes organisations ouvrières mettent du temps à prendre la mesure politique des événements et des risques de rupture.
Cette liaison qui peine à se mettre en place, c’est le pouvoir qui va, bien involontairement la permettre.
Le 2 décembre a lieu une fusillade contre les ouvriers agricoles d’Avola, en Sicile, ce qui suscite nombre de manifestations et une première liaison entre différentes composantes de la lutte. Des réunions étudiants-ouvriers sont organisées conjointement à l’Université (Rome) et dans les usines (Alfa Romeo-Milan, Fiat-Grandi motori à Turin). Mais cela va rester sans suite.
Le désarroi des groupes extra-parlementaires
Le mouvement étudiant hésite sur la marche à suivre et se scinde en un courant qui cherche la sortie vers une conception morale et populiste de la lutte avec l’attaque contre la Scala de Milan et un autre qui cherche un contact plus pratique avec la classe ouvrière en participant à des piquets de grève et à des actions contre les « jaunes ». Toutefois, la démarcation n’est pas toujours très nette, comme le montre l’attaque contre le club de nuit La Bussola qui est organisée par le groupe de Pise de Potere Operaio qui intervient par ailleurs, avec ses militants ouvriers, dans les usines de la région. Mais d’une manière générale, dans ces deux types d’action, on n’a plus vraiment affaire au mouvement étudiant, mais à une avant-garde conscientisée.
Les groupes gauchistes ont quitté l’université pour rejoindre les usines et quartiers. Mais ce n’est pas forcément signe d’une plus grande ouverture. En effet, s’il y a ouverture des champs d’action, il y a aussi fermeture par un processus de groupuscularisation de ce qui reste du mouvement étudiant (concurrence, politicaillerie, pratiques de la « pêche à la ligne »). Cette tendance à la groupuscularisation correspond aussi à la difficulté pour trouver des médiations organisationnelles minimales519. Les groupes de la gauche extra-parlementaire connaissent un processus de destructuration/restructuration. Le PDUP-Manifesto, par exemple est déchiré en trois tendances, la première formée des ex-Manifesto autour de Lucio Magri, finalement assez proche du PCI tendance Berlinguer-Pajetta ; la seconde est proche de la gauche syndicale ; et enfin la troisième, qui représente l’aile gauche, fusionne avec le groupe Avanguardia Proletaria. Cette dernière tendance exprime la contradiction entre d’un côté, une ligne léniniste de l’avant-garde qui a foi en la mission révolutionnaire du prolétariat et de l’autre, l’approche basiste qui remet en cause et la théorie de l’avant-garde et le dogme selon lequel la classe ouvrière est le seul sujet révolutionnaire. C’est à l’intérieur de Lotta Continua que cette contradiction va être la plus explosive, car c’est ce groupe qui a poussé le plus loin la contradiction, dans une sorte d’aboutissement mêlé de décomposition du mouvement de 68. Le premier terme de la contradiction est intenable, car l’avant-garde qui pense diriger la classe se retrouve souvent à la remorque de ses actions et ne peut qu’espérer pouvoir y intervenir. Quant au second terme, il conduit tout bonnement à un désengagement520. De moins en moins influencés par les groupes gauchistes et même par la contestation proprement politique, les étudiants ont tendance à rejeter l’ensemble de l’ordre social plus qu’ils ne le combattent. La conséquence en est que cela les coupe d’une classe dont la majorité des membres, y compris jeunes, ressentent encore les problèmes comme étant liés à une intégration antagoniste au sein des rapports sociaux existants.
Cette queue de mouvement est incapable de résister à de multiples opérations de police visant à libérer les facultés de ses occupants. En mars 1969, le PCI rompt son alliance tactique avec le mouvement étudiant. Au xxIIe congrès, le PCI rejoint l’analyse du PCF en faisant la distinction entre les vrais étudiants et les autres521.
Les Luttes prolétaires
Les « étudiants-prolétaires », une courroie de transmission originale
Ces étudiants-prolétaires proviennent de familles prolétaires ou petites bourgeoises en voie de prolétarisation qui, au prix de gros efforts financiers familiaux, ont pu rejoindre des instituts techniques et commerciaux. Ils sont obligés de vendre leur force de travail tout en étudiant et ils constituent une passerelle objective entre mouvement étudiant et mouvement ouvrier, alors que les étudiants classiques des grandes universités concevaient l’autonomie des universités comme une autonomie aussi par rapport au monde du travail et surtout de l’industrie. Ces jeunes étudiants désargentés vont se retrouver à vivre leur condition précaire à la périphérie des grandes villes et sous une forme communautaire. La vie communautaire constitue une condition objective de survie et non plus un refus contre-culturel vis-à-vis de la structure familiale classique, de référence beat ou hippie. C’est ce mouvement particulier, certes minoritaire en 1967-68, mais majoritaire dix ans après, qui va venir se confronter au mouvement majoritairement anti-autoritaire pour qui il existe une véritable terreur à l’idée de travailler dans une usine capitaliste planifiant la destinée de la force de travail technico-scientifique. Face à ce nouveau destin, hier improbable, l’étudiant-intellectuel réagit en invoquant les valeurs humanistes que détruit le capital par l’aliénation du travail dans la fabrique. Cette réaction constitue, pour lui, une réponse au processus de prolétarisation de sa force de travail intellectuel.
Ce refus de la réalité de l’usine touche aussi les étudiants-prolétaires, mais pour d’autres raisons, parce qu’ils sont portés par leur propre misère matérielle et qu’ils ont une mémoire de classe qui les empêche de voir l’école et l’université comme le lieu de leur émancipation. Cela s’exprime surtout, dans un premier temps, par des actions radicales minoritaires ; plus que par des pratiques démocratiques assembléistes, pratiques qui auraient présenté l’avantage de montrer au mouvement ce qu’il était capable de faire, de montrer qu’il était possible d’élargir les barrières matérielles et mentales, de faire évoluer les frontières entre légalité et illégalité. Ces étudiants-prolétaires trouvèrent, le plus souvent, leur support théorique et logistique dans des groupes opéraïstes ou marxistes-léninistes, tout en poursuivant leur propre vision d’une révolte existentielle et anti-autoritaire. C’est cette conjonction entre force de travail ouvrière, force de travail technico-scientifique et force de travail en formation qui va porter ses fruits à la fois dans l’aire universitaire en empêchant toute réforme à la française522 et aussi au travail et dans la vie active en produisant le refus de l’organisation capitaliste du travail puis le refus du travail. L’alliage étudiants/ouvriers dont nous parlions pour le mouvement en France est donc ici de nature très différente et beaucoup plus facile à réaliser, car les frontières entre les trois composantes italiennes que nous venons de citer, sont moins nettes que celle, unique, qui sépare les deux composantes du Mai français.
En effet, à l’opposé de ce qui se passa en France, les rapports étudiants-travailleurs ne posèrent pas de problème à l’origine. Le rapport entre mouvement étudiant extra-parlementaire et organisations ouvrières est critique mais sans affrontement majeur. Le mouvement étudiant n’est pas vu comme un corps étranger, mais comme un complément du mouvement général, à canaliser et utiliser. De la même façon, mais de l’autre bord, les organisations ouvrières sont perçues comme des organisations légitimes, mais critiquables. Il faut dire aussi que le mouvement étudiant et l’extrême gauche ne forment pas en Italie un bloc politique précis et dangereux. Il y a peu d’implantation trotskiste, même si Avanguardia operaia (AO) provient de la Ive Internationale et opère à Milan dans plusieurs usines dont Pirelli et Borletti.
L’anti-stalinisme des militants, tels ceux des Quaderni Rossi et des opéraïstes est ferme au niveau des idées, mais nettement plus souple au niveau des pratiques523. Le travail de Potere Operaio sera ainsi souvent reconnu par les syndicats et par le PCI524. C’est ce qui va commencer à changer avec la lutte à la Fiat en 1969. La rupture va être soudaine et propre à exacerber les tensions politiques.
Un autre caractère distingue le mouvement italien du mouvement français. C’est que dès 1967 il est déjà assez implanté dans certaines usines comme à Sit-Siemens et Pirelli à Milan (Avanguardia operaia), Olivetti à Massa et Saint-Gobain à Pise (Potere Operaio de Pise). Certains leaders du mouvement ont déjà une expérience de vie ouvrière comme Guido Viale, ce qui fait que le mouvement n’a pas cette fascination ouvrièriste pour l’ouvrier qu’on retrouve souvent chez les gauchistes qui exhibent, quand ils le peuvent, leur propre spécimen de prolétaire supposément révolutionnaire.
Cela fit aussi, que le mouvement étudiant ne chercha pas à tout prix à se mettre au service des travailleurs, même si un groupe maoïste se nommait Servire il popolo.
Guido Viale fut d’ailleurs un de ceux qui freina les rencontres avec les ouvriers pour que le mouvement ne perde pas son autonomie, pour qu’il ne subisse pas une contre opération de syndicalisation du mouvement étudiant de la part de la CGIL.
Dès mars-avril 1968, les étudiants en lutte diffusent des tracts à Fiat-Turin, mais la position défendue par des ex-membres des Quaderni Rossi et des membres de Potere Operaio de Pise525, de façon à intervenir plus massivement est repoussée par la majorité du mouvement étudiant qui craint de dénaturer sa spécificité et une récupération par les syndicats. En mai 68, néanmoins, la Ligue étudiants-ouvriers de Sofri et della Mea intervient en tant que groupe dans la grève de l’usine Lancia et Sofri rejoint Turin pour animer l’assemblée étudiants-ouvriers de Fiat-Mirafiori. Sa dissolution intervient rapidement, car les ouvriers de la Fiat comme Bonfiglio, Laterza, Micciché, Platania, etc et Sofri lui-même, voulaient sa transformation en quelque chose de plus organisé, ce qui aboutira au futur Lotta Continua.
Le groupe Potere Operaio de Vénitie-Emilie est l’un des premiers avec celui de Pise, à essayer une liaison entre ouvriers et mouvement étudiant, mais sur la base traditionnelle d’une soumission des intérêts étudiants aux intérêts ouvriers. Nous sommes donc loin de l’essai d’alliage tenté par les comités ouvriers-étudiants en mai 1968 en France. Pourtant, les aspects nouveaux du Mai français ne sont pas ignorés en Italie puisque S. Bologna et G. Daghini526 sont fortement impressionnés par le rôle du Mouvement du 22 Mars dans le déclenchement du « refus de masse du travail le plus formidable et le plus déterminé jamais vu dans un pays capitaliste développé ». Bologna et Daghini en tiraient des leçons pour l’Italie. En se référant à la fois aux expériences des ouvriers turinois de 1920 restés enfermés jusqu’à la défaite dans leurs forteresses ouvrières et celle des ouvriers français bloqués dans des occupations fermées sur elles-mêmes et productrices de passivité, ils en concluaient à la nécessité de lancer des initiatives pour une organisation sociale des luttes qui dépasse cet enfermement. Cela supposait une réorientation complètement différente des rapports ouvriers-étudiants. Par rapport à la majorité de Potere Operaio (v-e), ils s’écartaient du modèle très ouvriériste de départ en s’appuyant sur la nouveauté conceptuelle représentée par la catégorie des travailleurs intellectuels. Cette catégorie présentait aussi l’avantage de faire plus facilement le lien entre mouvement universitaire et mouvement des techniciens et ouvriers qualifiés très présents dans les grandes usines électroniques de Milan et les centres de recherche du Nord et de Rome. Bologna y voyait la possibilité de formation d’une avant-garde interne, notion que Cohn-Bendit avait pu développer pour caractériser la place du M22 en Mai-68. Mais à l’époque, la vision de la tendance majoritaire du groupe s’apparente encore à des positions, qu’en France, on appellerait trotskistes et qui conçoivent la possibilité d’un entrisme dans les organisations traditionnelles de la classe ou qui reconnaissent, du moins, que la composition de classe de ces organisations les amène à se situer encore dans le camp prolétarien. Il est à remarquer que cette position n’est pas partagée par les pisans.
Les premiers contacts étudiants-ouvriers à Turin, ressemblent à ceux qui se déroulent à Paris à l’initiative du M22, c’est-à-dire que les ouvriers sont invités à venir aux AG de faculté, mais il n’y a pas encore l’idée d’une jonction des luttes, même si la question est posée comme il apparaît dans la convocation du congrès de Venise en septembre 68 où furent examinés les quelques exemples d’expériences d’intervention en liaison avec les ouvriers. En effet, contrairement au Mai français il y a un décalage entre le niveau important des luttes étudiantes en Italie dès 1968 et un mouvement ouvrier qui sera surtout actif à partir de 1969. Le mouvement en prend acte et organisera sur cette question le congrès de Turin, les 26-27 juillet 1969.
La reprise des luttes ouvrières
1966 est l’année d’une grande grève de métallos. Des débrayages ont lieu à Rome, Milan, Naples, Gênes et Trieste, avec chaque fois un débordement des syndicats et des incidents de rue. En 1967, c’est à Cutro et sur l’île de Capo Rizzuto en Calabre que les paysans et les chômeurs se révoltent. Les licenciements dans les usines textiles de Vibo et Catane, la domination de l’administration locale par la Mafia, l’absence d’électricité et de produits pharmaceutiques pour tous, la question de la propriété de la terre sont autant de raisons de se révolter. Dans la ville industrielle de Massa, les travailleurs de chez Olivetti réduisent leur temps de travail et obtiennent de meilleurs accords que ceux de la branche avec l’appui du noyau toscan de Potere Operaio animé par Sofri.
En 1967-68, de nombreux conflits montrent une remontée générale de la combativité ouvrière. Ainsi, dans l’entreprise Marzotto à Valdagno (province de Vicence), les ouvriers abattent, le 19 avril 1968, la statue du fondateur de l’usine et d’une dynastie du textile après quatre jours de manifestations et d’affrontements avec les carabiniers (l’équivalent de nos gardes-mobiles) et les celerini (l’équivalent de nos CRS) pour la fin du travail aux pièces (a cottimo), une grille salariale unique, de meilleures conditions de travail, le samedi férié. Le conflit de Marzotto est particulièrement significatif parce qu’il annonce une époque nouvelle où les luttes se produisent en dehors des grandes forteresses ouvrières, dans des usines peu syndicalisées, à très forte composante féminine et une forte proportion d’OS. Les nouvelles méthodes fordistes de rationalisation (particulièrement l’accélération des cadences de travail) introduites dans le tissu dense des PME locales vont mettre le feu aux poudres. En avril 1968, les ouvriers envahissent les bureaux de la direction de Marzotto et détruisent toutes les fiches, listes et plans de la nouvelle organisation du travail. Le 16 avril 1968 a lieu une manifestation de 4000 personnes, à laquelle s’étaient joints des étudiants de l’université de Trente, parmi lesquels on retrouve les futurs fondateurs des Brigades Rouges Cagol et Curcio ainsi que Rostagno et aussi les lycéens des établissements techniques et professionnels527. Toutes ces nouvelles données vont produire ce que Scalzone appelle « l’anomalie heureuse » de l’Italie, différente à la fois du Mai français et du mouvement extra-parlementaire allemand. Elle se caractérise par le Biennio rosso (le 68 des étudiants et le 69 des ouvriers). C’est ce que Tronti affirme dans son ouvrage, La politique au crépuscule tout en en soulignant la funeste contradiction : « Le slogan étudiants et ouvriers unis ensemble dans la lutte en 1968-1969, la réalisation de ce pont vertueux entre printemps de la jeunesse et automne chaud des ouvriers, entre les fils de fleurs et la horde païenne des ouvriers fut un miracle italien. Ce fut la démonstration que le cas italien contenait le meilleur de la condition politique européenne. L’ailleurs, à commencer par les États-Unis jusqu’au Mai-68 français, a été en substance anti-ouvrier et anti-politique. Et parce que les ouvriers et la politique étaient les deux seules forces de contraste à l’intérieur du capitalisme, une fois le terrain débarrassé de ces deux forces, la route est restée ouverte pour la nouvelle image gagnante du vieux monde ». Mais c’est aussi ce qui est arrivé en Italie, à partir de 1976-77. Le « miracle italien » de Tronti ou « l’anomalie heureuse » de Scalzone n’ont duré que deux ans. Le temps du Biennio rosso finalement !
Néanmoins, à partir de cette date, le mouvement étudiant n’est plus seul. Devant les mensonges de l’État et de la presse qui voient partout des étudiants révolutionnaires, ceux-ci attaquent le siège du journal vénitien Il Gazzettino. À l’usine Pirelli de Milan et dans la zone de Porto Marghera, la rage ouvrière se propage dans les hauts lieux du paternalisme patronal et syndical. À la Fiat de Turin, une effervescence générale est perceptible dès le printemps 68 avec des débrayages permanents, mais de quelques heures et à tour de rôle, sur des revendications comme les 40 heures la paye immédiate, le refus des heures supplémentaires, le contrôle des cadences528.
Le mouvement de Mai en France est accueilli favorablement en Italie par le PCI qui ne fait pas mention publique des positions du PCF. Le mai français redonne un coup de fouet à un mouvement étudiant qui s’essouffle quelque peu. Les manifestations de soutien se multiplient avec ça et là des participations d’ouvriers529. Le 8 juin, quelques milliers d’étudiants s’affrontent avec la police sur les bases du mouvement français ce qui leur vaut des critiques du CUB Pirelli pour qui ces pratiques relèvent du révolutionnarisme étudiant et de la théorie du détonateur qui est dénoncée à la fois comme étrangère au mouvement italien (elle est jugée marcusienne et française) et comme extérieure à la théorie du prolétariat. Mais il a un impact en milieu ouvrier dans la mesure où le mouvement ouvrier français a montré que la lutte était possible.
De juin à juillet 1968, la lutte gagne de nombreuses PME sans organisation syndicale. C’est aussi à ce moment que se produit le « juillet Montedison » de Porto Marghera (province de Venise). Les militants du groupe Potere Operaio (E-V)530 y participent avec une forte influence531 sur le comité ouvrier qui se met en place dans la lutte, de façon autonome. L’assemblée ouvrière ouverte à l’extérieur devient le lieu de décision et d’exercice pratique de l’autonomie. Mais Potere Operaio et une partie de l’avant-garde ouvrière restaient encore sur une position opéraïste d’unité à la base532 supposée capable de résoudre la question des syndicats et plus généralement celle de l’organisation de la lutte comme le montrent les liens avec Augusto Finzi qui, de l’intérieur de la CGIL, critiquait les commissions internes de son syndicat. Par rapport à Turin, Milan ou Bologne et l’Émilie-Romagne « rouge », la situation des opéraïstes était plus simple dans la région de Padoue et Venise, considérée comme une région « blanche » dans laquelle CGIL et PCI n’étaient pas en position de force du point de vue de la lutte contre les patrons et donc du point de vue de leur capacité de contrôle des luttes.
À l’automne, la lutte redémarre à Pirelli et à Lancia de Turin et Chivasso. Vingt-trois jours de grèves d’atelier ou de toute l’usine. La grève est partie d’un noyau ouvrier en liaison avec la Ligue étudiants-ouvriers de Turin. Celle-ci se dissoudra bientôt après l’échec relatif de son action, récupérée par des syndicats qui deviennent subitement les premiers défenseurs de l’assemblée ouvrière, marquant ainsi le début de leur nouvelle stratégie consistant à « chevaucher le tigre533 ». À la SNAM-Progetti de Milan, les techniciens sont partie prenante de la lutte puisqu’ils sont majoritaires dans l’usine et ils reprennent certaines formes d’intervention des étudiants comme le travail en commissions.
Il ressort de tout cela qu’en 1969, avant le grand mouvement de « l’automne chaud », la situation du mouvement italien est sensiblement différente de celle qui prévalait en mai 1968 en France. L’absence de choc frontal resserré dans le temps et l’espace, facilité par l’absence de centralisation de la vie économique, culturelle et universitaire italienne, a produit une maturation des conditions permettant que l’autonomie des luttes puisse se dégager tout en restant, sauf dans le Sud, dans le cadre revendicatif et non pas dans celui d’une contestation globale. On en a une preuve dans le changement de tactique des organisations ouvrières italiennes qui de favorables au mouvement, vont ensuite s’y opposer, consciente progressivement du danger, alors qu’en France la dimension centrale de l’affrontement, son intensité (tout le pays), son caractère politique534 ont immédiatement fait craindre le pire à la CGT et au PCF.
Les luttes prolétaires changent de dimension
Pendant ce temps des actions dures ont lieu à la Salamini de Parme (cinq mois d’occupation avant l’intervention de la police dans une entreprise en liquidation) avec appui de toute la population et des étudiants. Aux chantiers navals de Monfalcone (entre Venise et Trieste), les ouvriers occupent la mairie avec le soutien des élèves de l’enseignement technique. À Rhodia-Verbiana, un comité de lutte organise l’occupation et après la grève un comité de base va perdurer. En décembre, une grève sauvage est lancée à l’Italsider-Gênes535 pour répondre aux représailles de la direction. Elle constitue l’une des premières ripostes ouvrières à la politique de collaboration menée par les syndicats et elle a été organisée par un groupe d’ouvriers de la fIom (fédération de la métallurgie de la CGIL) en révolte contre les pratiques des directions patronales comme syndicales. Italsider avait connu une grosse agitation en mai 1968 avec la mise en place d’assemblées d’atelier pour dénoncer la politique de harcèlement au travail de la part de la direction, par l’intermédiaire de chefs jouant les chiens de garde. Une décision de sept jours de grève pour faire aboutir les revendications est prise en AG par les ouvriers, mais refusée par les syndicats qui se déclarent incompétents pour les faire aboutir en renvoyant la question à une discussion au sein du comité d’entreprise. Finalement, les syndicats se réunissent en intersyndicale et cherchent à noyer les revendications précises des travailleurs (par exemple deux opérateurs par machine) dans le magma informe de « la situation des travailleurs ». Tout cela traîne en longueur jusqu’à fin juillet, alors que de nombreux ouvriers sont en vacances et à la nouvelle assemblée convoquée par les syndicats, la fIom va employer une tactique à double détente. Face aux ouvriers issus de l’assemblée de Mai et qui se revendiquent à l’initiative de l’action, elle répond que seuls les ouvriers syndiqués peuvent décider de la grève, mais devant le fait que beaucoup de grévistes de la première heure sont aussi syndiqués, elle sort une nouvelle carte de sa manche en faisant valoir que ce ne sont pas, en dernier ressort, les syndiqués qui décident mais le syndicat ! Le mois d’août arrive et avec lui c’est le travail forcé de douze heures par jour qui est imposé par le patronat pour récupérer la perte de temps et de production due à la grève. La revendication ouvrière des deux opérateurs par machine passe en revanche à la trappe. La fIom se déclare fermement partisane de ne rien faire ou plutôt de commencer des négociations sans passer par une grève. Tribuna Operaia se livre alors à une critique anti-bureaucratique des syndicats à mi-chemin entre la critique habituelle des trotskistes qui crient toujours à la trahison des mauvais chefs et une critique plus structurelle/fonctionnaliste sur la nature des syndicats, à la SoB. La grève n’étant pas reconnue finalement par les syndicats, la direction décide qu’elle est illégale. Les discussions à la porte de l’usine s’avèrent longues et fructueuses, mais seuls 10 % des ouvriers resteront finalement dehors. La grève est un échec et comme souvent la cause de l’échec est mise sur le dos des syndicats et non pas sur le manque d’autonomie des ouvriers.
La lutte exemplaire de Porto Marghera536
Une des caractéristique de la région, par rapport aux régions industrielles anciennes de l’Italie, c’est que les centres ouvriers sont entourés de vastes zones campagnardes ce qui fait qu’y apparaît une des figures typiques des luttes des années soixante-dix, celle de l’ouvrier-paysan. Une région dans laquelle c’est le syndicat chrétien (cIsl) et non le syndicat communiste (CGIL) qui domine. Dès 1963 paraît une nouvelle publication Potere Operaio, giornale dei lavoratori di Porto Marghera liée à la revue Classe operaia et le journal tisse des liens avec quelques ouvriers du Petrolchimico, comme G. Pistolato de la Vetrocoke qui sympathisera avec cette revue/groupe politique. Parallèlement Italo Sbroglio, conseiller municipal PCI de Venise et cadre de la CGIL, mais membre aussi de la Commission interne du Petrochimico est expulsé, avec d’autres, du PCI. Ceci ne serait qu’un détail si n’apparaissait alors une première faille entre l’opéraïsme théorique des QR puis de Tronti prônant l’entrisme dans les organisations ouvrières et l’opéraïsme pratique des militants de Porto Marghera.
Dès 1967, des luttes ont lieu à Montedison et c’est la naissance du groupe Potere Operaio Vénétie-Émilie (POv-e) qui s’implante parmi les jeunes ouvriers qui proviennent de la campagne environnante, vu l’environnement particulier qui fait de la région industrielle de Mestre, près de Venise, une zone industrielle sans urbanisation. Le groupe va lancer seul une action sur les maladies professionnelles sur lesquelles les syndicats ne disent mot537. 500 ouvriers, soit 10 % de l’entreprise, suivent la grève et ce sont des jeunes pour l’essentiel. Mais malgré cette réussite relative qui démontrait parfaitement que les syndicats participent activement au programme du capital, pov-e maintenait une analyse étrange qui faisait de la situation italienne, une situation unique en Europe du fait que la base ouvrière de la CGIL et du PCI serait restée révolutionnaire. On ne voit pas sur quels éléments précis et concrets pouvait se baser ce groupe pour étayer ses dires, vu déjà les événements retentissants de Piazza Statuto plusieurs années auparavant. S’il s’agissait de reconquérir le parti sur le lieu de travail, une position dans la lignée de celle de Tronti sur le parti-usine et donc de ne pas s’illusionner sur un changement de direction, la différence avec les traditionnelles positions trotskistes n’était pas évidente et à quoi aurait servi alors toute la fine analyse opéraïste sur les transformations du capital et de la composition de classe si c’était pour aboutir à de telles positions ?
Le groupe lance une seconde action fin 1967 sur une augmentation égale pour tous de 5000 lires qui, cette fois, oblige les syndicats à s’aligner dessus et à la reprendre car la CGIL n’arrive pas à contrôler la grève et à empêcher la participation d’éléments extérieurs à l’usine. La discussion et les prises de décisions à l’intérieur des assemblées ouvrières renforcent cette position égalitaire. Néanmoins, le groupe n’est pas en position de négocier et ce sont les augmentations en pourcentage qui seront finalement retenues par les partenaires sociaux.
On touche ici aux limites des revendications dites qualitatives, mais qui restent des revendications concrètes. C’est que la revendication salariale égalitaire ne fait que poser la question de la domination, mais elle ne la subvertit pas, car elle reste à l’intérieur d’un cadre revendicatif qui, de par sa radicalité fondamentale, interdit toute négociation sur cette base. Elle est certes une arme politique et idéologique qui renforce l’autonomie ouvrière comme mouvement, mais dans les faits elle ne sert qu’à faire monter la pression.
C’est cette situation qui va se débloquer par la suite avec des luttes qui vont rompre avec ce cadre revendicatif. Le Comité ouvrier de base de Petrolchimico prend les choses en main. Ce Comité affirme qu’il ne veut pas former un quatrième syndicat ni participer aux négociations. Ce qui compte, c’est de créer des conditions pour imposer les objectifs ouvriers sous direction ouvrière permanente.
À la fin de 1968, pour beaucoup, la situation à Porto Marghera sert de référence à tout le mouvement en tant qu’exemple d’extension de la lutte de l’usine à la ville et à toute une région. Au départ on trouve une revendication égalitariste imposée aux syndicats (10 000 lires pour tous d’augmentation sur le salaire de base) qui va fonctionner comme référence politique fondamentale. Cette revendication est extrêmement significative, car la pétrochimie constitue une branche comprenant de nombreux techniciens et employés, mais la tyrannie des processus automatiques de la chimie n’est pas moindre que celle des chaînes de l’automobile. Les techniciens et ouvriers qualifiés du complexe pétrochimique sont donc beaucoup plus proches de la figure de l’ouvrier-masse que de la figure du technicien que nous avons vue esquissée par Bologna et Ciafaloni. Cette revendication des 10 000 lires va être suivie d’une occupation sous forme organisée et violente du territoire pour étendre la lutte à tout le tissu industriel et urbain de la région. L’occupation du pont surélevé qui relie Mestre et Venise est donc décidée avec barricades et affrontements contre la police. Dans le même temps, d’autres ouvriers et notamment ceux de l’ICO-Bologne, une usine sans aucune tradition syndicale, avec des salariés presque uniquement de sexe féminin, élisent un comité ouvrier qui a comme premier objectif une augmentation de 8000 lires pour tous. Des centaines d’assemblées, syndicales ou autonomes, vont aussi voir le jour pendant tout le printemps 69 et elles vont se positionner sur ces revendications égalitaristes. Le Comité ouvrier va aussi participer à la coordination ouvrière de Bologne organisée par Potere Operaio. Le mot d’ordre est d’élargir la lutte de l’usine vers la société, ce qui va se produire à Chioggia, une banlieue à une trentaine de kilomètres de Marghera.
Parallèlement, les conditions de travail dans la chimie et la pétrochimie entraînent une lutte contre les nuisances et le slogan La salute non si paga va se diffuser rapidement à toute l’Italie.
À Porto Marghera, à nouveau, le 2 août 1970, les ouvriers tentent de bloquer l’unique route qui relie Venise à la terre ferme, en réponse aux mesures d’externalisation et de sous-traitance qui se multiplient dans la perspective d’une réduction des coûts salariaux (ouvriers précaires surexploités) et de réduire les forces des forteresses ouvrières. La lutte dure déjà depuis trois mois quand 5000 policiers interviennent et ouvrent le feu. Les combats durent vingt heures. Ce sont tous les ouvriers de villages environnants fournissant la main-d’œuvre à cet îlot industriel qui élèvent des barricades, jettent des pierres et des cocktails Molotov, répandent de l’huile lubrifiante sur la route pour ralentir les charges. Des arrestations ont lieu et un coup de feu blesse grièvement un ouvrier. C’est alors toute la population qui se soulève et la police est contrainte de se retirer. Pendant deux jours Porto Marghera est aux mains des ouvriers qui, le 4, occupent la gare ferroviaire. 60 000 personnes défilent à Venise. Du jamais vu. Les patrons cèdent alors sur toutes les revendications ouvrières538.
Le Comité ouvrier s’éloigne de Potere Operaio et cherche à regrouper des forces plus larges dans un Comité politique Manifesto-Potere Operaio en 1971 qui se veut un rassemblement des avant-gardes ouvrières et dont une émanation existe à Turin. Mais cela ne dure pas, Il Manifesto et Potere Operaio continuent finalement leur cheminement politique chacun de leur côté.
Cette insubordination, de plus en plus généralisée, par rapport à la discipline d’usine ne peut être dissociée de l’expérience de la lutte anti-autoritaire des étudiants de 1968, qu’ils soient français ou italiens. Son influence filtre dans les contenus comme dans les formes de lutte et cela, avant que cette influence ne se manifeste par des contacts physiques et organisationnels généralisés.
À la fin de l’été 68 a lieu une lutte importante à la FATME-Rome. Elle concerne elle aussi des augmentations égalitaires de salaires. Un comité de base va se former en opposition à la commission interne qui comprendra une cinquantaine de membres. C’est à partir de ce noyau que va naître la Coordination ouvrière de Rome. Au cours de ce conflit, Franco Piperno développe une thèse sur la nécessité de faire passer dans l’usine toute l’expérience de la faculté technico-scientifique. Mais non pas comme une alliance entre deux strates sociales ou suivant une conception qui fait des étudiants des détonateurs ou des pédagogues révolutionnaires. Il théorise plutôt une recomposition matérielle partant du procès de prolétarisation et il cherche à lier ouvriers et étudiants par l’anello (l’anneau) du travail technico-scientifique comme force d’intervention. (Scalzone, Biennio rosso, p. 118, traduction par nos soins). Scalzone, son « complice », insiste sur l’ambiguïté des rapports avec le syndicat : « Notre courant était le plus radical au sein de la coordination, du point de vue théorique en ce qui concerne la position par rapport au syndicat, mais du point de vue pratique et tactique il se trouvait quelques moments où nous devions user de la médiation syndicale. C’est que de nombreux cadres syndicaux n’avaient pas encore fait un choix précis et venaient à nos réunions » (ibidem, p. 120).
Les luttes dans le sud de l’Italie
Les luttes ne touchent pas que le nord de l’Italie. En avril 1968, autour de Cosenza en Calabre, les paysans se révoltent et sont rejoints par les travailleurs journaliers. En décembre 1968, des travailleurs journaliers font grève à Avola dans la province sicilienne de Syracuse. Les routes nationales sont bloquées, des barricades construites, la grève générale suit. Les unités spéciales appelées en renfort sont repoussées puis tirent et font deux morts.
Le 9 avril 1969, alors que les ouvriers de la manufacture de tabac et les salariés de la ville de Battipaglia (en Campanie) manifestent contre le chômage et la misère, ils apprennent une nouvelle fermeture d’usine539 et débordent la manifestation syndicale. La mairie est assiégée et incendiée, des barrages sur l’autoroute et la voie ferrée sont organisés et la police est repoussée. Un étudiant et une institutrice sont tués. Les journaux donnent une idée de l’ampleur et de l’intensité du mouvement : « La foule prend les rênes de la protestation en passant par-dessus les promoteurs mêmes de la grève540 ». « La grève s’est transformée en émeute, le sacro-saint désir de conserver son emploi et son salaire a vite dégénéré en une série de violences, en tentatives d’incendie et de pillage, en assauts systématiques contre les forces de l’ordre. […]. La protestation a dépassé les partis, a débordé les grandes centrales syndicales, […] pour prendre les traits du spontanéisme révolutionnaire, du néo-anarchisme qui trouve sa fin en lui-même…541 ».
Les représentants de la gauche font aussi part de leur désarroi : « (les syndicalistes) ont été débordés, abandonnés et contestés par la foule, de même que les députés de presque tous les partis politiques » déclare le député Cacciatore du PSIup ; « Nous autres du syndicat, faisons figure de spectateurs » déclare de son côté Gentile, secrétaire provincial de la cIsl. Quant au quotidien du PCI, l’Unità, il gémit : « À Battipaglia, on ne veut pas, on n’a jamais voulu l’affrontement ; simplement, on refuse les agressions et les provocations ». Pour lui, « chaque conflit du travail ne doit pas se transformer en émeute ! ». C’est que le PCI défend dans le Sud une ligne industrialiste développementiste et toute révolte est perçue comme réactionnaire et l’œuvre de brigands et de teppisti.
La police reconnaît ne pas avoir pris la mesure de la révolte : « L’humeur explosive des gens de Battipaglia n’a pas été précisément évaluée au moment de prévoir, comme on le fait d’habitude, le service d’ordre à l’occasion d’une grève générale542 ». C’est que le caractère quasi féodal de certaines régions du Sud renvoie aux jacqueries paysannes543 avec une dimension populaire interclassiste que ne manquent pas de signaler ou dénoncer certains groupes gauchistes victimes, eux aussi, d’une cécité absolue devant les causes de la révolte d’une région laissée à l’abandon et victime à la fois d’un fort exode rural, d’une urbanisation sauvage et de la fermeture de nombreuses entreprises. Le PCI en est réduit à calmer le jeu et à supprimer un meeting prévu à Battipaglia « pour éviter de graves incidents possibles ».
De nombreuses manifestations de soutien ont lieu dans le nord de l’Italie (dont une journée de grève nationale appelée par les syndicats) malgré des pressions médiatiques et politiques pour faire passer cette révolte comme le fruit de forces réactionnaires. Des affrontements ont lieu à Milan, Rome, Florence et Bologne où les premiers heurts entre PCI et mouvement se produisent quand les pcistes veulent défendre « leur » gare contre une occupation d’éléments étrangers et troubles. À Fiat de nombreux ouvriers méridionaux ont quitté l’usine pour protester contre la répression malgré la pression des cerbères de la direction pour les maintenir enfermés. Le jour de la grève nationale, le succès est garanti à 95 % et il se tient une assemblée de 1500 ouvriers. Mais la lutte de Battipaglia souffre aussi de limites importantes. L’occupation de l’usine de cigarettes à l’origine du conflit, qui va durer neuf jours, ne s’est pas étendue à d’autres usines et, progressivement, la révolte s’est focalisée sur des revendications particularistes. Néanmoins, Battipaglia dépasse ce qui s’était passé jusque-là, car ce n’est pas une simple grève ni une grande grève, mais un soulèvement de rage qui vient se surajouter aux événements d’Avola.
Un cas identique s’était déjà produit à Orgòsolo, dans la montagne sarde du 13 au 17 novembre 68. À la mairie de cette petite ville, a siégé pendant une petite semaine, l’assemblée des ouvriers, paysans, bergers et étudiants que la presse et l’État traitent de « bandits sardes », alors qu’ils n’ont fait que proclamer la déchéance des autorités publiques. De nombreux autres édifices publics sont occupés où les travailleurs et la population siègent sans désemparer. D’importantes forces de carabiniers ont évacué la région d’Orgòsolo où des barrages de routes visaient à organiser une zone libérée. En janvier 69, le mouvement gagne d’autres villages comme Baunei où le conseil municipal est contraint de démissionner. À Olbia, une ville plus conséquente, les étudiants bloquent la ligne de chemin de fer et avec l’appui d’ouvriers ils s’affrontent aux forces de police. Le 21 mai, dans la province de Nuoro, la grande ville du centre de la Sardaigne, les bergers qui occupent la mairie d’Esterzili depuis trois mois, font sauter une petite caserne de la Garde forestière544. Parallèlement, dans les usines de Cagliari, la capitale, les marxistes-léninistes du PC d’I emportent des sièges aux élections professionnelles en jouant d’une surenchère misérabiliste aux conditions de travail et de vie des prolétaires sardes. Le 12 juin, l’action reprend à Orgòsolo avec la dévastation de l’école gérée par l’œuvre pontificale accusée d’être restée extérieure à l’agitation. Les murales qui ornent la ville donnent une atmosphère particulière de guérilla sud-américaine, ce dont profitent des groupes politiques maoïstes ou castro-guévaristes. Comme à Battipaglia, la radicalité de la lutte ne doit pas empêcher d’en poser les limites. Les habitants ont essayé de justifier des actes restés relativement modérés, alors que la presse les dénonçait comme des actes de sauvages. La force de leur mouvement les a amenés aussi à négliger les éléments minimaux d’autodéfense, comme si l’appropriation des terres et des lieux institutionnels était une chose irréversible qui allait donc perdurer comme situation de double pouvoir, sans réponse des forces de répression.
Ces actions sont un mélange de jacqueries et de révolte urbaine qui rappellent des épisodes de la Révolution française ou de la lutte garibaldienne.
En juin, c’est la mairie de Palerme qui est occupée par les travailleurs du gaz, des transports communaux, de l’hôtellerie et de l’usine Piaggio. La gare est occupée ainsi que vingt-cinq mairies de Sicile. L’Unità n’en soufflera mot. En juin-juillet ce sont les Pouilles qui prennent le relais avec des blocages de routes et de gares de chemin de fer par des milliers d’ouvriers agricoles. Ils occupent les mairies dans le silence général des médias, hormis le Corriere della Sera. La lutte gagne ensuite Brindisi et quelques usines plus au Sud et Foggia plus au Nord. La police n’intervient pas pendant tous ces événements, le précédent de Battipaglia et la solidarité qui s’ensuivit étant encore trop présents dans les esprits. Par contre la justice fera son travail en coulisse contre les « casseurs ». Des « casseurs » qu’on retrouve dans le nord de l’Italie, par exemple à Gênes, début juin : « Une bande, évidemment motorisée, de contestataires inconnus, armés de bombes à peinture, a endommagé la nuit dernière des voitures, presque toutes neuves, dans divers quartiers de la ville, dans Piccapietra au centre, rue Trento, dans Albaro, rue Carbonara et sur le boulevard extérieur545 ». Des injures à la police et l’inscription « Abolissons le travail » ornent les murs de la ville. Le point d’orgue de ces révoltes sudistes sera Reggio de Calabre, premier exemple d’une ville d’un pays de capitalisme dominant à s’être révoltée pendant près de trois mois et à s’être auto-administrée dans le cadre d’une grève sauvage régionale. Si les révoltes de Battipaglia et d’Avola ont été soutenues du bout des lèvres par les organisations de gauche, la révolte de Reggio a presque tout de suite été traitée de fasciste546, du fait de la présence en son sein, de forces régionalistes en butte avec le pouvoir central et de membres du lumpen.
La CGIL et le PCI sont intervenus pour essayer de faire revenir le sens des responsabilités parmi les insurgés. Ils iront jusqu’à saboter une grève sauvage des cheminots pendant ces événements. Toute autre va être la position du groupe LC.
Le mouvement de révolte, plus tardif (juillet 1970– février 1971) de Reggio de Calabre s’inscrit dans le contexte des luttes du Sud. Il s’amorce quand les habitants apprennent que la ville ne sera pas capitale provinciale, place dévolue à Catanzaro, une ville de taille moins importante, alors que l’emploi est rare et de type extrêmement précaire. (cela concerne environ 70 % des postes). Les jeunes prolétaires, des paysans des alentours et des travailleurs de l’usine Omeca se retranchent dans les rues des quartiers populaires, érigent des barricades, pillent ou détruisent commissariats et mairie attaquent la gare, les banques et les sièges de partis politiques. Le journal Lotta Continua du 30 octobre 1970 y consacre six pages sous le titre : Reggio proletaria, Reggio rossa : « Ce qui est nécessaire : ne plus payer de loyers, de tickets, d’impôts, ne plus faire le service militaire, ne plus voter, s’organiser en rassemblement de quartier. […]. Dans une partie de l’Italie, à Reggio de Calabre, la lutte armée a commencé. […]. Contre l’État, contre les patrons, contre l’exploitation, contre le chômage, contre l’émigration ». Dès l’été 1970, Sofri qui avait déjà, rappelons-nous, quitté la Pise historique et étudiante pour la bourgeoise et prolétarienne Turin fin 1968, décide de rejoindre Reggio. Il est suivi par de nombreux camarades dont Rostagno à Palerme qui participera aux luttes contre le paiement des loyers et aux occupations de maisons et Moreno à Bagnoli547. À part une participation active aux événements de Reggio, le but visé, c’est de s’implanter dans quelques grosses usines disséminées comme l’Omeca de Reggio, l’Anic de Gela548 (au sud de la Sicile), l’Italsider de Tarente, mais aussi parmi les travailleurs des ports, les pécheurs sans statut, etc. À San Benedetto del Tronto, une catastrophe maritime entraîne trois jours d’affrontements. Des militants de LC y participent et parmi eux les frères Peci qui ne sont pas encore aux BR. Des difficultés de contacts n’en demeurent pas moins dans des villes hostiles comme Bari où il faut faire face à la criminalité organisée et comme Brindisi où il fallait s’affronter aux fascistes.
À Naples, Moreno participe à l’organisation des luttes paysannes contre les affameurs de la Camorra. Côté ouvriers, LC cherche à organiser les travailleurs précaires qui sont les plus déshérités, mais aussi les moins syndiqués. Des cortèges internes sur le modèle turinois se déroulent à l’Italsider, à partir de la lutte des ouvriers de la fonderie. Le projet de délocaliser la parution du journal Lotta Continua sur le Sud et Naples plus précisément, avec Erri De Luca comme responsable, fut vite abandonné vu les difficultés techniques de diffusion à partir du Sud. Un compromis fixe donc le nouveau lieu de parution du journal à Rome. Le travail militant dans le Sud va culminer avec la grande occupation de l’Alfasud en 1974. Il faut dire que dans toute la Campanie, l’identité communiste est une identité de lutte qui ne s’attache pas particulièrement à une étiquette de parti et par exemple à celle du PCI. Les rapports entre militants de LC et ouvriers de sensibilité communiste étaient donc bons et ils réussirent à influencer la ligne syndicale de la Fiom locale (fédération métallurgie de la CGIL) : piquets de grève intransigeants, blocage des marchandises, occupation de l’autoroute, affrontements avec la police et départs en manifestation pour Naples où 8000 ouvriers défilent. Du jamais vu pour Naples !
À Palerme, LC participe aux luttes des quartiers avec pour but principal la grève des loyers. Les prolétaires qui travaillent en fait pour la Mafia participent aux occupations.
Cette prise en compte du Mezzogiorno va d’ailleurs influer sur l’évolution de Potere Operaio dans la mesure où cela conduit le groupe à ne plus se fixer principalement sur l’ouvrier masse et le travailleur collectif.
Alors que cette évolution conduit LC vers l’idée de réappropriation du territoire et de la ville, PotOp théorise son passage à l’idée d’« usine sociale ». L’origine opéraïste était de plus en plus remise en question dans la mesure où la situation au début des années soixante-dix était analysée comme crise de la centralité du travail, désouvriérisation et prolétarisation. Cela allait faciliter le lien avec les luttes de chômeurs et donner à la revendication originelle du salaire indépendant de la productivité la signification d’un salaire maintenant indépendant du travail (« du salaire politique au salaire social »).
C’est aussi à partir de ce moment que l’accent fut mis sur la subjectivité révolutionnaire, la révolte, etc., des choses tout à fait étrangères à l’opéraïsme historique. Pendant ce temps, Negri entreprenait une lecture des Grundrisse qui venaient juste d’être traduits en Italie, ce qui lui permit, entre autres, de mettre en avant la notion de « richesse sociale » et de poser la question de sa réappropriation de façon indépendante de la question du travail. Cela préfigurait aussi sa notion « d’ouvrier social » qui allait dominer à partir de 1975 et le sud de l’Italie se trouvait un bon terrain pour expérimenter cette situation et valider ou non le concept pour savoir s’il était exportable dans un nord de l’Italie où la situation se durcissait.
En effet, lors du troisième congrès des ouvriers de LC à Naples en juillet 1995, alors qu’il était plutôt question depuis le tournant plus institutionnel pris par LC, de faire pression sur la politique économique du gouvernement pour défendre salaires et postes de travail, la direction de LC lance une offensive massive en proposant une augmentation de 50 000 lires pour tous et la réduction du travail à 35 heures. Elle défend sa position comme rupture et refus de la responsabilité syndicale mise en avant par la CGIL pour accepter la hausse de la productivité des ouvriers et de la compétitivité des entreprises italiennes. En réaction, une centaine d’ouvriers de LC sont expulsés de la fIom.
Cette nouvelle perspective offensive répond au fait que de nouvelles catégories apparaissent tout à coup comme plus combatives, tels les enseignants précaires, les ouvriers des petites entreprises les chômeurs de Naples le petit personnel des hôpitaux, des musées ou les restaurateurs de monuments. Elles lui apportent une nouvelle influence plus diffuse que celle obtenue jusqu’à maintenant parmi l’ouvrier-masse. Ainsi, LC va aller jusqu’à lancer un mouvement de grève générale à Portici en Campanie.
Tous ces mouvements sociaux du sud de l’Italie, s’ils présentent des caractères archaïques de par la situation spécifique du Mezzogiorno, s’ils provoquent donc des sortes de jacqueries aux allures de prise de la Bastille, contiennent aussi des éléments très modernes. Cette partie du prolétariat qui habite le Sud, mais qui n’immigre pas vers le Nord, sait qu’aujourd’hui elle ne représente plus rien, ou tout juste un poids mort pour le reste de l’Italie, comme le diront plus tard les partis de la Ligue du Nord. Et aujourd’hui, « il sait qu’il n’est plus rien, montre qu’il ne peut plus être quelque chose sans vouloir tout549 ». Cela annonce, mais encore de façon marginale, ce que nous disons sur la tendance à l’inessentialisation de la force de travail et sur l’impossible affirmation, aujourd’hui, d’une identité prolétarienne. Ce « vouloir tout » peut être aussi mis en résonance avec le « Nous voulons tout » de la lutte chez Fiat en 1969, mais il apparaît plus ici comme un slogan que comme le produit d’un mouvement. D’autre part, quand il y a industrialisation de ces régions comme à l’Alfasud de Naples ou dans la pétrochimie en Sardaigne, le niveau d’automatisation des usines est tel que la lutte se pose immédiatement dans des formes modernes.
La révolte des prisons vient aussi compléter ces luttes de l’époque du Biennio rosso. Sante Notarnicola, sur lequel nous reviendrons plus loin, donne des indications de première main sur la situation de l’époque550. Dès 1968 s’amorce une longue bataille pour la réforme d’un code pénal qui est encore le code fasciste (code Rocco). Une première mutinerie éclate à Turin, puis c’est au tour de San Vittore à Milan où se trouve enfermé Notarnicola. Il va être amené à représenter les autres détenus dans des discussions avec l’administration pénitentiaire551. Avec l’intensification de la répression dans les usines mais aussi au-dehors après l’attentat du 12 décembre Piazza Fontana, le lien entre détenus politiques et détenus de droit commun s’établit. Il s’approfondit encore quand les détenus politiques refusèrent l’amnistie gouvernementale pour les actions commises pendant l’automne chaud de 1969 et à partir de là, tout le monde commença à se déclarer prisonnier politique.
Un texte circula dans toutes les prisons : Turin, Bologne, Florence, Gênes suivirent alors Milan dans la lutte. Le mouvement des prisons était en train de naître et un groupe au sein de LC va se consacrer à cette question sous le nom des « damnés de la terre ». Le journal Lotta Continua va lui fournir une caisse de résonance en publiant communiqués et témoignages, tel celui de Notarnicola : « La classe ouvrière et le mouvement révolutionnaire sont les seuls juges de ces actions. Pour nous juger, il faut être métallurgiste de mon quartier de la Barriera de Milan, paysan calabrais, berger sarde (qui) sont les exploités d’aujourd’hui » (Lotta Continua du 17 septembre 1970).
L’été 71 sera chaud sur le front des prisons avec des révoltes à Rebbibia le 27 juin, le 29 à Catane, le 6 juillet à Forli, le 9 à Venise, le 20 à Modane.
Le Corriere della Sera fait le lien, à son corps défendant, entre les luttes des prisons et les autres : « Dans les derniers événements, il est aisé de percevoir une note particulière : à savoir que tout se rattache à une tendance diffuse, que l’on respire presque dans l’air, au désordre, à l’émeute et, immanquablement, au chantage » (15 avril 1969). La prison de San Vittore est quasi détruite (« on ne change pas la prison, on la détruit » disent les mutins). Les actes de destruction sont nombreux dans les prisons locales. Alors que les ateliers sont en nombre restreint et qu’ils fournissent, en prison, les seules possibilités de « cantiner », les détenus les saccagent à Milan et Turin, amorçant ainsi un refus du travail qui rejoint celui qui se mène à l’extérieur, dans les usines552. À Turin, c’est un atelier champêtre de fabrication de fleurs en plastique qui est détruit, alors qu’à Milan, c’est le Centre d’observation criminologique qui est rasé.
C’est la dimension mouvementiste de LC qui la porte à se faire l’expression politique des « sans » de l’époque, ceux qui n’ont pas de droit ni de liberté, par définition. Le groupe va se poser en opérateur de politisation des territoires hors de l’ordre étatique. « Tout détenu est politique » sera le slogan lancé par la direction pour briser la coupure entre détenu politique et détenu de droit commun. Mais LC considère la lutte dans les prisons de façon instrumentale, car elle doit constituer un vivier pour de futures luttes à l’extérieur. La lutte en prison n’a donc pas d’autonomie et reste au contraire subordonnée à la lutte d’usine. C’est pour cette raison qu’une opposition se fait jour entre d’un côté les noyaux internes qui ont tendance à faire de la prison un lieu de révolte spécifique qui n’est d’ailleurs que la suite du refus du travail spécifique qui habite bon nombre de voleurs avec leur mépris pour le travailleur et sa morale ; et de l’autre les membres de la Commission prisons de LC qui cherchent à justifier les actes de délinquance et le caractère politique des luttes de détenus par leur origine sociale prolétaire.
Cette opposition entre morale ouvrière et « principes » sous-prolétaires est surtout perçue en termes de lutte de classes par les militants, c’est-à-dire comme une arme de division du pouvoir et non comme le fruit d’expériences de vie différentes. Pour Liberare tutti i dannati della terra (1971), une brochure importante de LC sur la question, il s’agit d’amener le détenu sur une ligne juste, de lui faire trouver sa place dans le processus révolutionnaire. C’est que le détenu de droit commun n’a pas en lui-même, de façon immédiate, la même puissance révolutionnaire que le prolétaire.
La prison n’est donc qu’une « école de révolution » comme le dira Irene Invernizzi (Il carcere come scuola di rivoluzione, Einaudi, 1973).
Force est de constater que Lotta Continua n’a pas réussi à intégrer le « front des prisons » à l’analyse de la composition politique de classe. Elle est restée gauchiste dans la mesure où elle n’est pas sortie d’une certaine instrumentalisation des noyaux internes de prisonniers en référence premièrement, à une position sur le lumpenprolétariat restée finalement assez proche de celle de Marx et deuxièmement à une position qui subordonnait la lutte des prisons à la lutte d’usine. Le groupe politique Lotta Continua ne s’est pas vraiment posé la question de savoir si le sottoproletariato des années soixante-dix était le même que le lumpen de Marx de 1848. S’il était amené à disparaître comme le pensait Marx ou au contraire à se développer avec la fin de l’armée industrielle de réserve devenue maintenant surnuméraire. À la décharge de Lotta Continua, on peut dire que cette question n’est toujours pas réglée, quand on voit aujourd’hui certains assimiler les non garantis et autres précaires ou disoccupati à une nouvelle figure de classe, alors que d’autres ont vu, par exemple dans la révolte des banlieues de 2005 en France, l’apparition d’un nouveau lumpen (les « nouvelles classes dangereuses ») par rapport auquel il faut absolument marquer sa distance… ou alors se rallier au goût nihiste de l’émeute.
Cette faille dans l’analyse a conduit à un éclatement entre une majorité au sein de LC qui au fur et à mesure des années va réorienter son soutien aux prisonniers dans un sens humanitaire avec Il Soccorso Rosso et une minorité qui va rejoindre les noyaux armés prolétariens (NAP) qui prônent l’autonomie des luttes de prison par rapport aux luttes d’usine.
LC a parfois été accusée d’avoir fui ses responsabilités, d’avoir eu un discours, mais pas une pratique à la hauteur, d’avoir finalement reculé face à la question de la violence ; etc. Erri De Luca s’inscrit en faux contre ce procès d’intention : « Lotta Continua soutenait les mouvements révolutionnaires dans le monde entier […] mais n’aurait jamais pu incorporer les camarades des NAP. Ils ne disposaient ni d’une tradition, ni d’une expérience communiste. Et […] leur condition d’anciens détenus les rendait plus exposés aux infiltrations de la police »553. Par ailleurs, les NAP qui étaient nés au sein de prisons « normales » et constitués par des prisonniers de droit commun dont le vivier était continuellement alimenté par une petite délinquance endémique, mais qui maintenant se politisait peu à peu ou tout d’un coup, dans le climat propice des luttes sociales, furent littéralement asphyxiés dans l’atmosphère confinée de prisons spéciales, qui à la fois empêchaient toute évasion et en même temps tarissaient le vivier précédent constitué de sous-prolétaires en colère.
Ce procès d’intention est d’autant plus injuste qu’au sein de LC et surtout dans la branche milanaise, certains comme Paolo Sorbi, se plaignaient que les camarades adoptent un style de vie lumpen et fassent dégénérer le travail politique (Marighela serait plus lu que Panzieri disait-il) au profit d’un comportement essentiellement antifasciste et un look quasi militaire.
Les luttes à la Fiat-Turin
Historique et contexte général
Pour comprendre l’attitude du patronat de Fiat par rapport aux syndicats ouvriers, il faut examiner l’histoire industrielle et patronale en Italie, avant et après 1962. Avant le miracle économique italien et l’expansion soudaine de la production, le patronat avait pour politique d’empêcher les syndicats de développer une force réelle. Mais après 1962, une très forte embauche entraîne une difficulté d’intégration pour la masse des nouveaux migrants méridionaux. Du point de vue des ouvriers, ce n’était plus un privilège de travailler à la Fiat et il n’y a pas de doute que cela a produit des effets sur la conscience des travailleurs et l’antagonisme de classe. Ce phénomène s’est trouvé renforcé par les caractéristiques des nouveaux migrants. Ce sont, en effet, essentiellement des jeunes, des terroni, sans expérience de la discipline d’usine, sans conscience du producteur et le respect pour l’outil de travail. Sans expérience non plus de la vie urbaine dont ils attendent monts et merveilles, eux qui viennent du sud de l’Italie, dont les conditions de vie sont souvent révoltantes et qui vont bientôt connaître des révoltes particulièrement dures à Battipaglia, Palerme et Reggio de Calabre. Ils ne sont pas entrés à l’usine pour y faire leur vie et nombre d’entre eux vont passer directement à une conscience prolétarienne de refus du travail.
De 1962 à 1968, les luttes sont nombreuses, mais elles s’intensifient à partir de 1968 avec comme grèves majeures, celles de Pirelli, de Marzotto, de Michelin à Trente, Falk à Milan, Porto Marghera, Saint-Gobain Pise, Lancia à Turin, Scotti et Brioschi à Novare, Eridania à Ferrare, aux chantiers navals de Piaggio, près de Messine. Dans chacune de ces luttes, des formes nouvelles comme les occupations, les sabotages, l’absentéisme ou la coopération entre ouvriers et étudiants, ou encore des faits marquants, comme des affrontements avec les forces de l’ordre, se produisent. Le patronat a tellement de mal à endiguer ce mouvement qu’il en vient à se poser la question d’un changement d’attitude vis-à-vis du syndicalisme. Giovanni Agnelli, le patron de Fiat va alors se présenter comme un défenseur de la médiation syndicale, partisan d’un syndicat fort et unitaire afin d’avoir en face de lui, un interlocuteur légitime. Mais cela reste un vœu pieux jusqu’en 1968, car les syndicats de Fiat-Automobile, démantelés par le patronat des années cinquante, ne peuvent resurgir d’un seul coup et les ouvriers dans leurs luttes, comme en 1962, cherchent à détruire les syndicats pro-patronaux (cIsnal) et à s’organiser de façon plus autonome, ce qui ne profite pas aux syndicats ouvriers en reconstruction. Si bien qu’en 1968, moins de 10 % des salariés de Fiat sont syndiqués et il s’agit surtout d’ouvriers qualifiés avec une certaine expérience de la vie en usine, alors que les immigrants sont plutôt non qualifiés. Il n’empêche que les syndicats sont plus forts qu’auparavant et qu’on assiste à une phase de transition dans laquelle ils sont souvent à l’initiative de la lutte, mais sans pouvoir toujours la contrôler.
Le premier mouvement de grève réussi chez Fiat depuis 1953 a été le mouvement de 1967. Cela a été une explosion terrible et chaotique, à partir de revendications syndicales dont les ouvriers n’avaient finalement que faire. Les militants extérieurs qui venaient aux portes de l’usine, y compris les syndicalistes étaient très mal reçus et c’est dans ce moment que le slogan Vogliamo tutto (« Nous voulons tout ») a fait son apparition. C’était une lutte sauvage non pas au sens habituel de grève sauvage, c’est-à-dire décidée en dehors des syndicats, mais sauvage au sens premier du terme et finalement une lutte de « sauvages » comme disait Tronti avec sa « rude race païenne ».
La lutte à Fiat
Elle démarre le 13 mai 1969 à Mirafiori, par une grève des « auxiliaires » qui font partie des ouvriers les plus qualifiés et qui demandent la suppression de la troisième catégorie. C’est une grève qui a d’abord été d’initiative syndicale. Pour unifier la lutte aux autres catégories, le syndicat demandait aussi l’augmentation des superminima554. Le 19, les caristes entrent dans l’action contre les cadences et l’augmentation du rendement et sur des problèmes liés aux rapports entre salaires et production, c’est-à-dire, plus concrètement, pour la suppression de la part variable du salaire. D’où l’exigence ouvrière du salaire garanti par augmentation du salaire de base et déconnexion de la productivité du travail. Leur action prend la forme de débrayages spontanés plus ou moins longs. À partir du 21, les grutiers se joignent à la lutte puis le 22, c’est au tour des ouvriers des grandes presses. Progressivement, c’est l’ensemble de l’usine qui est réduite au chômage technique. Jusque-là, rien de spécialement nouveau par rapport à d’autres grèves dans d’autres usines du capitalisme avancé organisé sur le modèle de la division du travail taylorienne et fordiste. Pourtant, ce qui est nouveau, c’est que la lutte est interne à l’usine et utilise le moyen de mobilisation et de pression des cortèges ouvriers qui défilent dans les ateliers, alors qu’habituellement, c’est plutôt le piquet de grève extérieur qui est censé être l’arme fatale pour faire pression sur la direction et les non grévistes. Des ouvriers en grève vont donc directement bloquer d’autres ateliers. « Les premiers cortèges, c’était incroyable la peur qu’avaient les ouvriers de quitter leur poste de travail […]. Alors nous, avec des cordes de 10 à 20 mètres, on tournait autour des groupes de quatre ou cinq ouvriers et on les tirait dans le cortège. […]. Ils voulaient un peu qu’on les tire pour pouvoir dire aux chefs : “Vous avez vu, j’ai été obligé, ils m’ont poussé.” […]. Il y avait des gens qui s’enfuyaient dans les cabinets quand le cortège arrivait, mais dès qu’ils étaient dans un autre endroit de l’usine, loin de leurs chefs, ils devenaient pires que nous. Plus le cortège grossissait et s’éloignait de leur lieu de travail, plus ils devenaient furieux et violents. […]. Après, la glace a été rompue et la peur vaincue et les ouvriers sont venus spontanément dans les cortèges. C’était les chefs qui arrêtaient les chaînes tant ils avaient peur des cortèges. Quand ils entendaient dans le lointain les tambours d’Hô Chi Minh et les slogans “Agnelli, l’Indochine tu l’as dans l’atelier”, les chefs disparaissaient et les ouvriers rejoignaient le cortège tous ensemble555 ».
Cela va progressivement produire une formidable insubordination au travail et plus concrètement une convergence des revendications, alors que les syndicats n’ont prévu que des grèves-bouchons dans lesquelles chaque atelier ferait grève à tour de rôle. Les ouvriers en lutte demandent des augmentations de salaire égales pour tous alors que les syndicats prévoyaient des promotions ciblées sur certains postes de travail. Les syndicats défendaient leur position en soutenant que la lutte devait déboucher sur des acquis institutionnalisés tels que : création de délégués de ligne pour inscrire dans le droit le fait nouveau que représente la médiation syndicale, création de nouvelles catégories ou un système de promotion plus avantageux ; mise en place d’obstacles à l’utilisation intensive de la force de travail pour ancrer l’action dans les pratiques syndicales et fixer la norme de travail selon une certaine « rigidité ouvrière ». Cela ne constituait pas une mince affaire à la Fiat. Alors que, pour les ouvriers de base en lutte, des augmentations de salaire ne constituaient en fait que des avances sur les futures augmentations automatiques de l’échelle mobile (la scala mobile) des salaires prévues par les conventions collectives. Mais il ne fait pas de doute que les syndicats craignaient aussi l’aspect anti-hiérarchique de la revendication ouvrière et son côté irrationnel du point de vue de la loi de la valeur. La CGIL dénonce le combat à courte vue de ceux qui croient pouvoir augmenter le prix de la force de travail par rapport au combat à long terme pour les droits, les contrats, la capacité professionnelle et la formation, le contrôle ouvrier556.
Pour la CGIL, il y a une assimilation totale entre innovation, progrès technique et progrès social. Or, ce progrès technique est pour elle facteur de différenciation au sein de la classe, mais d’une différenciation positive puisqu’elle met en valeur de nouvelles qualifications, de nouveaux savoir-faire qui doivent alors être reconnus par la direction sous forme de nouvelles catégories et donc d’une rénovation des grilles salariales. Une telle position ne pouvait que se heurter à des luttes d’OS de plus en plus focalisées sur la remise en cause des hiérarchies et du travail lui-même.
Malgré la capacité du syndicat à développer une réflexion sur le procès de travail, les rapports homme/machine et la critique de la chaîne, il ne voit la lutte que comme un moyen d’affirmer un contrôle ouvrier sur le procès de production, alors qu’il doit faire face à un nouveau type de mouvement ouvrier qui a tendance à prendre le conflit comme une fin en soi à l’intérieur de comportements (plus que d’une idéologie ou d’une conscience) anti-travail.
Les ouvriers en lutte vont répondre à la direction et au syndicat en disant qu’ils veulent des augmentations hors convention collective et qu’ils n’ont pas besoin de délégués parce qu’ils sont choisis par les syndicats et ne servent qu’à transmettre les ordres du patron. Pas de délégués de ligne donc, mais des délégués de lutte ! Pas besoin d’un nouveau syndicat, mais une organisation politique de lutte mêlant éléments intérieurs et extérieurs à l’usine. Il y a une véritable prise d’initiative de la part des ouvriers dans cette lutte que n’a pas connue le Mai français. La répétition des grèves perlées et des cortèges internes maintient une pression beaucoup plus forte finalement que les occupations à la française. Cela facilite la participation de néo-salariés disséminés dans les banlieues environnantes et peu sensibles à un discours sur une occupation responsable de l’usine qui l’aurait rapidement vidée.
La lutte va se faire progressivement plus tactique de façon à ce qu’il y ait toujours blocage sans que ce soit toujours les mêmes qui bloquent. Les grèves-bouchon ou thrombose qu’on retrouvera dans toutes les grandes usines des pays occidentaux deviennent l’arme privilégiée des OS qui profitent d’une division technique du travail extrême pour en faire un outil de blocage contre les patrons sans perte de salaire trop dommageable.
Le 27 mai apparaît le slogan : « Nous voulons travailler moins et gagner plus ».
Les premiers tracts signés « Assemblée Étudiants-Ouvriers Lotta Continua » ont été distribués le 28 mai 1969557. La lutte était tellement continue que les tracts rédigés furent bientôt seulement signés « Lutte continue » (Lotta Continua), à l’initiative de Dalmaviva et Rieser, ce dernier étant un ancien des Quaderni Rossi.
Avant le mouvement spécifique des autoréductions qui se développera cinq ans plus tard, la lutte interne aux usines se répand vers l’extérieur comme le montre Alfonso dans le livre de Balestrini558. La mairie PCI de la cité dortoir de Nichelino sera ainsi occupée pour le problème des logements. Le 13 juin 69, au terme d’une manifestation contre les loyers chers, les manifestants occupent l’Hôtel de Ville. C’était finalement une application nouvelle de la stratégie de lutte continue ! De même, un tract du PSIup559 du 10 septembre 1969 montre que les autoréductions étaient déjà en pratique, à Turin, fin 69.
La question du logement était devenue primordiale dans une ville comme Turin dont la population avait soudainement décuplé suite à l’arrivée de méridionaux en grand nombre. L’urbanisation était complètement chaotique, les conditions misérables et des expulsions, puis une hausse de 30 % de certains loyers, en octobre, allaient mettre le feu aux poudres. Des comités de locataires fleurissent dans les quartiers. Lotta Continua va appeler à ne plus payer les loyers, le chauffage, les transports et les pensions comme une forme de lutte alternative aux grèves dans les entreprises qui diminuent directement le salaire. Les cortèges de travailleurs se répandent dans la ville, rejoignent les habitants et leurs comités de quartiers, ainsi que les manifestants lycéens. C’est cette stratégie décentralisée et foisonnante de convergence des luttes que les syndicats vont essayer de casser par leur appel à une grande grève contre la vie chère (19 novembre). Ils tiennent ainsi compte d’un souci des ouvriers (et de leur famille), mais alors que pour ces derniers le combat doit être unitaire et global, les syndicats cherchent à le scinder en lutte extérieure et lutte intérieure à l’usine. Bref, ils cherchent à « chevaucher le tigre », afin de contrôler la lutte.
Mais revenons à la lutte à Fiat. Le fait que la plus puissante entreprise italienne, soit aussi une puissance politique avec son journal La Stampa et les liens entretenus par la famille Agnelli avec l’État, rendent la lutte ouvrière plus politique que les luttes dans les autres entreprises, d’autant qu’elle touche peu à peu tous les établissements de l’entreprise, à Rivalta, à Lingotto, à Spa di Stura.
L’atelier 52, de Mirafiori proclame : « Non aux classifications » et « Nous avons tous les mêmes besoins ». Là encore on retrouve une critique implicite de la loi de la valeur qui suppose des prix différents de la valeur de la force de travail en fonction de qualifications différentes, ainsi que des besoins différents puisque les conditions de reproduction de chaque salarié ne seraient pas les mêmes. Mais en juillet, alors qu’ils sont en partie expulsés de la lutte d’usine, les syndicats vont tenter une manœuvre de diversion en décidant de porter la lutte à un niveau plus général. Puisqu’ils ont perdu la bataille de l’usine, ils espèrent gagner celle de la généralisation de la grève qui nécessite une logistique que les groupes informels de grévistes ne possèdent pas. Ils annoncent donc une grève générale de 24 heures pour le blocage de la hausse des loyers. En réponse, l’assemblée ouvriers-étudiants a convoqué une grande manifestation pour le même jour, à partir de Mirafiori et en direction des quartiers de centre-ville pour rejoindre la manifestation syndicale, exprimant ainsi une tendance à l’autonomie ouvrière et à l’autonomie politique. C’en fut trop pour l’État et les patrons qui envoyèrent le bataillon mobile de Pise (les « bérets noirs ») matraquer et gazer les manifestants qui se répandirent alors en direction du Corso Traiano où le combat reprit avec l’aide des habitants du quartier, jusqu’au recul de la police, alors que d’autres fronts de lutte s’ouvraient à Nichelino et à Moncalieri. Des barricades sont érigées en de nombreux points de la ville. Une pancarte hissée sur une barricade disait clairement la signification de la lutte : « Ce que nous voulons : Tout ».
La chute du gouvernement Rumor le lendemain, la perte d’influence du PCI sur les événements, indiquent une situation de crise au moins égale à celle que connut le mouvement français à la veille du 30 mai et du retournement du rapport de forces. Le danger de généralisation est aussi fort avec la lutte pour le renouvellement des contrats. Les ouvriers ont montré que la lutte, c’est tous les jours qu’elle se mène et qu’elle n’a que faire de se laisser programmer tous les trois ans dans le cadre de calendriers négociés par les partenaires sociaux. L’assemblée ouvrière de Turin du 9 juillet se prononce pour des augmentations égales pour tous, pour la disparition de toutes les catégories avec dans un premier temps un rapprochement de la parité avec les employés, une baisse de la durée du travail. Implicitement, elle montre aussi que toutes ces revendications se tiennent puisqu’une augmentation égale pour tous, c’est mécaniquement augmenter plus fortement les bas salaires que s’il y avait des augmentations en pourcentage, que ce sont ces trop bas salaires qui nécessitent d’effectuer des heures supplémentaires pour espérer atteindre un niveau de vie décent, etc. L’atelier 52, en proclamant : « Non aux classifications » et « nous avons tous les mêmes besoins » met le doigt non seulement sur le phénomène d’exploitation subi par les travailleurs, mais sur l’insubordination de la force de travail face à une division sociale du travail jugée arbitraire et une division technique qui commence à être remise en cause dans le refus du travail.
C’est le « À chacun son travail… » de Marx et de la phase de transition du capitalisme vers le socialisme qui semble dépassé par la dynamique du capital560 et rend possible l’immédiateté du communisme561.
Les bureaucrates syndicaux s’opposent à cette tendance immédiatiste à travers une référence à la conscience du producteur sur laquelle doit s’appuyer la perspective de la phase de transition vers le socialisme. Or, cette conscience du producteur, pour les syndicats, c’est celle de l’ouvrier qualifié des ateliers les plus syndiqués comme ceux de la mécanique, qui sont pourtant les plus durs à gagner à la lutte et non pas celle « des sous-prolétaires de la carrosserie » qui ne pensent qu’à répandre le désordre. On assiste ainsi au ridicule paradoxe de voir ces derniers être accusés de corporatisme par le syndicat, alors qu’ils luttent pour l’égalité des salaires et l’unification des classifications !
Le 1er septembre, une grève sauvage éclate à l’atelier 32 de Mirafiori. La réponse patronale consiste à suspendre, atelier par atelier, l’activité de 40 000 autres ouvriers par une sorte de lock-out sous forme perlée (une reprise patronale de la grève perlée des ouvriers des chaînes)
Les ouvriers de Mirafiori, appuyés par le groupe Lotta Continua, traversent alors les ateliers en cortèges, mais sans que le rapport de forces n’évolue dans un sens ou un autre, car il n’y eut pas de grève, là où Lotta Continua était le plus implanté. Il faut dire que l’atelier 32 n’avait pas fait grève en mai-juin et que les syndicats dont les effectifs ont crû font le forcing pour bloquer la grève dans l’atelier et l’empêcher de s’étendre au reste de l’usine. Le 8, c’est l’échec et la reprise.
Le 25 septembre, une grande grève syndicale de la métallurgie secoue Turin. Les ouvriers y participent, mais sans s’impliquer outre mesure comme le montrent les 20 % de salariés qui se mettent en congé maladie ce jour-là (pour préserver leur intérêt sans nuire à la grève dira Potere Operaio). Dans ce rapport de forces incertain, les syndicats poussent à la formation d’un nouveau type de délégués : les délégués d’équipe qui restent proches de la base, mais sont composés de syndiqués (c’est un peu le système des shops stewards anglais) et d’experts de chaîne. Ce n’est évidemment pas la position des ouvriers les plus radicaux, ni celle de groupes comme Lotta Continua qui clament : « Nous sommes tous des délégués ». Lotta Continua fera plus tard son autocritique sur cette question, mais elle se trouvait justifiée objectivement à l’époque du Biennio rosso, par le fait que chez les OS, il est plus difficile de trouver une figure représentative pouvant prétendre à une légitimité politique globale vu le rôle d’avant-garde joué par les OS. Cette première difficulté se double d’une autre qui est que le processus de production dicte de façon presque objective le type de poste qui favorise, plus ou moins, l’organisation ouvrière et le déclenchement de grèves autonomes. Par exemple, la Peinture (atelier 54) et la Mécanique (atelier 25) diffèrent du tout au tout de ce point de vue, mais les militants importants pour la lutte ne sont pas forcément présents dans les ateliers les plus propices au déclenchement de la lutte.
Nous pointons seulement ici une question sur laquelle nous reviendrons plus amplement, à savoir, celle de la nouvelle composition de classe et de la détermination de sa fraction la plus avancée, avec ce que cela induit comme stratégie de lutte.
En octobre, l’usine est agitée par diverses luttes, mais c’est un mouvement assez minoritaire qui va exacerber les différences de position au sein d’une composition de classe traditionnellement perçue dans sa dimension unitaire, en déclenchant des attaques contre les chefs et employés non grévistes. Ainsi, par exemple, des ouvriers des lignes de montage lancent l’assaut contre le bâtiment des employés et un millier de ces derniers sont contraints de quitter leur travail562.
Les syndicats proposent de remplacer les grèves articulées atelier par atelier, qui, finalement, exacerbent les tensions, par une grève totale… de quatre heures. Elle ne représente pas une pression très forte, mais elle prend de cours les ouvriers les plus combatifs qui se retrouvent isolés par leur revendication devenue tout à coup minoritaire. Contrairement à l’été, les mêmes formes de luttes ne signifient pas le même niveau de lutte. Alors que les cortèges ouvriers dans les ateliers formaient l’originalité et la force du mouvement, ils deviennent un signe de faiblesse à partir du moment où il devient difficile de distinguer participation active et participation passive à l’action. En fait, alors que les cortèges de l’été étaient à l’initiative des ouvriers les plus combatifs, ceux de l’automne fonctionnaient surtout comme agent désinhibant et ce sont souvent ceux qui étaient les plus soumis au fonctionnement normal de la fabrique qui se sont retrouvés, comme malgré eux, à l’avant-garde de la lutte parce que le cortège à l’intérieur de l’usine détruisait les réseaux de pouvoir du commandement capitaliste. C’est sûrement parmi eux que l’on retrouve les 10000 qui, le 10 octobre, prennent d’assaut l’immeuble de la direction. Le 25, une grève articulée des syndicats est détournée et les réfectoires et les ateliers de la Carrosserie sont détruits ainsi que des centaines de voitures. Cent trente ouvriers sont mis à pied suite à ces incidents.
Le journal Potere Operaio paraît avec le titre « Oui à la violence ouvrière563 » et son directeur, Francesco Tolin est lourdement condamné. Pendant ce temps LC organise une entrée en force des ouvriers mis à pied dans l’usine et certains ateliers sont bloqués, mais la direction répond par de nouvelles mises à pied et l’issue de telles actions devient pour le moins hasardeuse.
Le problème majeur, c’est que l’avant-garde ouvrière est à la fois forte et très minoritaire comme le montrent les actions de novembre. À Lingotto, c’est l’affrontement avec les employés non grévistes protégés par la police. Cette action contre les employés est reprise dans toutes les usines Fiat de Turin. La même chose se passe chez Lancia le 14. Le 19, à une manifestation unitaire contre la vie chère, c’est avec le SO syndical que s’affrontent d’abord les manifestants, puis avec la police. Il y aura un mort chez les policiers qui sera exploité par la presse et les groupes d’extrême droite pour lancer une nouvelle chasse aux « rouges ».
Le fossé se creuse entre diverses fractions ouvrières, entre ouvriers et syndicats, entre ouvriers et chefs, sans que le niveau de lutte s’élève. Pourtant le journal Lotta Continua titre dans son premier numéro : « La violence ouvrière de l’usine à la rue ».
Il est vrai que les usines ne restent pas isolées. Dans les écoles et les facultés turinoises, c’est l’ébullition avec de nombreuses occupations et manifestations sous le mot d’ordre « Nous ne voulons pas rester sagement à étudier pendant l’automne chaud ». Les Instituts technologiques et professionnels entrent ensuite dans la danse. « La famille, le fait d’habiter dans des zones ouvrières où dans les bars, dans les rues où on discute des luttes à l’usine, sont autant de canaux à travers lesquels des informations et des discussions pénètrent à l’école564 ». Des ouvriers de la branche Véhicules industriels de Fiat participent à des réunions avec le mouvement lycéen et étudiant. Ils cherchent des points communs qui pourraient mettre fin à la division entre travail manuel et travail intellectuel et à la coupure école-société. Cette idée d’abattre les murs et les séparations entre usines, entre catégories d’exploités et de dominés, entre usine et école, est une marque de fabrique du mouvement italien et particulièrement du mouvement turinois. On ne la retrouve pas en France où, la plupart du temps, elle resta au niveau de l’idée avec des pratiques très limitées.
La lutte exemplaire de Fiat a connu cependant quelques limites. Elle n’a pas touché tous les salariés. Elle surtout concerné les ouvriers-masse des chaînes de montage et une part de la classe ouvrière de l’usine a plus subi qu’agi. L’entreprise a été bloquée, mais par une minorité. Une minorité qui a pu atteindre parfois un chiffre élevé, mais une minorité malgré tout565. La grève du 3 juillet, par exemple, si elle est le fruit d’une initiative ouvrière a eu finalement davantage d’influence sur l’opinion publique, à cause des médias, que sur la classe ouvrière dans son ensemble. On a comme l’impression que les ouvriers de Fiat n’ont pas voulu pousser plus loin leur avantage… parce qu’ils n’auraient pas été prêts. Cette analyse qui correspond à peu près à celle de Potere Operaio566 est assez tragique dans son auto-contentement. En fait, si nous comprenons bien, les ouvriers ne voulaient pas user leurs forces pour un conflit à l’issue incertaine et cherchaient donc à en garder sous la pédale… pour 2050 ? Potere Operaio craint l’aventurisme et les tendances qui voudraient imposer leur propre rythme de lutte au rythme ouvrier. Il se félicite donc, comme le PCI, du comportement responsable de la classe ! On retombe dans l’idéologie de « la maturation des conditions objectives » ou celle de la « répétition générale ».
En fait, c’est la théorie opéraïste qui rencontrait ses premières difficultés puisque la force de groupements comme Potere Operaio reposait sur les liens tissés entre mouvement étudiant et avant-garde ouvrière consciente et qualifiée incluant une grande part des employés et techniciens dans leurs nouvelles fonctions (l’ouvrier-collectif dans le cycle 1967-68), alors que la théorie de l’ouvrier-masse (cycle 1968-73) fit perdre toute visibilité aux problèmes des employés et techniciens. Désormais, tout travail était analysé comme travail simple et donc il ne pouvait plus exister que deux possibilités de rapport au travail : soit la soumission, soit le refus ! Ce qu’avait craint Panzieri devait arriver, à savoir que les techniciens et ouvriers qualifiés n’avaient plus qu’à choisir entre le soutien au commandement capitaliste ou le rôle d’agent de la classe ouvrière dans le camp ennemi. Ils étaient finalement exclus de la nouvelle composition de classe et devenaient, comme les intellectuels français compagnons de route du PCF, de simples supplétifs.
La force de travail qualifiée, dans sa configuration ancienne comme dans ses formes nouvelles, va se trouver secondarisée, au moins au niveau de la lutte de masse et de ce qui aurait pu constituer un point de convergence avec la lutte des OS. Cela aura deux conséquences contradictoires, la première étant que les salariés les plus combatifs parmi ces couches se tourneront plus facilement vers les actions syndicales ; la seconde, c’est que l’avant-garde de la force de travail qualifiée présente dans les premiers comités de base comme ceux de Pirelli et Siemens, ne se trouvant plus en phase ni avec les luttes de l’ouvrier-masse ni avec la lutte syndicale, seront souvent parmi les premiers disposés à rejoindre les organisations combattantes, comme si à l’évidence, il n’y avait plus, pour eux, d’autre perspective, puisque dans l’usine, la masse des ouvriers qualifiés se contentait de suivre ses organisations traditionnelles. Ils ont fourni la seconde vague d’adhésion aux BR après les « historiques », à partir des réseaux de Sit-Siemens (Moretti, Zuffada) et Pirelli à Milan (Alunni), Fiat et Lancia à Turin et un démenti cinglant à tous les tenants d’une interprétation comme quoi la lutte armée aurait été extérieure au mouvement ou aurait constitué une déviation qui aurait détruit le mouvement.
Le fait est que ce mouvement de refus du travail se heurtait de plein fouet à la conscience ouvrière des producteurs. En radicalisant les formes de conflits, le refus du travail avait aussi bouleversé tous les rythmes de vie de l’usine, y compris le rythme de l’exploitation qui, pour être acceptée, doit être lié à la routine, à la tranquillité, à des accommodements avec le système qui ne sont pas incompatibles avec sa contestation ponctuelle et auto-limitée. Mais justement, l’augmentation du niveau de conflictualité et surtout son caractère récurrent, peut mettre un terme. Mais justement, l’augmentation du niveau de conflictualité et surtout son caractère récurrent, peuvent mettre un terme à ce compromis de classe dans le cours quotidien des rapports capital/travail. Prenons l’exemple des heures supplémentaires. Dans une période de basse intensité conflictuelle, elles apparaissent tolérables, aussi bien du point de vue du patronat qui les impose que du point de vue du collectif de travail qui tolère des manquements aux principes en fonction de situations familiales particulières ou autres raisons. Mais dans des périodes de luttes à forte intensité, ce qui était tolérable devient intolérable, car alors ce n’est plus le point de vue des individus qui est pris en compte par le collectif de travail, mais celui du collectif de travail qui s’impose.
Cet aspect est important, car on assiste là à une première confrontation (au sein de la classe) entre « expérience prolétarienne » au sens où l’entendait Lefort dans le no 11 de SoB qui n’est plus qu’une trace de l’ancien mouvement ouvrier et « identité négative » du nouveau mouvement du jeune prolétariat. La première option privilégie la consolidation des acquis et les accords entre fractions internes à la classe, la seconde le « tout, tout de suite » d’une fraction qui exige l’alignement de toutes les autres fractions sur sa position avancée. Mais le décalage entre le niveau ou la qualité de conscience des différentes fractions ne se règle pas par des pratiques velléitaires. En effet, celles-ci, loin de tracer des perspectives pour une révolution à titre humain, transforment l’autre en ennemi de classe selon la vieille ligne stalinienne classe contre classe de sinistre mémoire, ici rénovée, exprimée et pratiquée, à la base, sous forme de haine de classe. Quoiqu’on pense en général de la lutte armée, les Brigades rouges contenaient tous les ingrédients constitutifs de cette tendance.
Intermezzo : La stratégie de la tension
Tout d’abord, il faut rétablir un fait méconnu qui est celui de l’origine du terme. C’est le dirigeant du MS milanais, Mario Capanna qui l’a employé le premier sous forme de calembour, en réponse à un discours d’Aldo Moro sur la stratégie à adopter par la DC, à savoir, une « stratégie de l’attention », en direction des forces politiques et syndicales de gauche. Cette stratégie devait poser la première pierre du projet de compromis historique. Or il y avait parallèlement, à la même époque, une vraie situation de tension, surtout à Milan qui ne tenait pas seulement à l’attentat de la Piazza Fontana, mais aussi à la mort d’Annarumma, policier tué au cours d’une manifestation sur la question du logement. À cette occasion, une révolte d’une caserne de police qui voulait venger le policier tué en attaquant l’université, avait dû être désamorcée par les autorités supérieures, alors que LC publiait dans le même temps, dans son hebdomadaire, la photo du cadavre d’Annarumma dans une sorte d’apologie de la violence prolétaire567. Par ailleurs, le centre de Milan était littéralement quadrillé, d’un côté par les groupes maoïstes et gauchistes occupant l’université d’État et la Cattolica, de l’autre par les fascistes occupant le quartier chic mitoyen de San Babila et enfin par la police gérant le tout à partir du commissariat central.
Contrairement à la vision courante qui s’est imposée sans partage ensuite, y compris parmi l’extrême gauche568, la « stratégie de la tension » n’est donc pas un fait unilatéral provenant d’un seul côté. La tension n’est pas entretenue par des forces occultes, même si certaines peuvent jouer un rôle souterrain, mais par ce que Scalzone appelle une situation « de guerre civile de basse intensité ». Elle n’est donc pas un phénomène extérieur auquel il faudrait s’opposer.
Cette « stratégie de la tension est le fait d’un État décidé à déplacer le terrain de l’affrontement, du terrain politique et social, vers le terrain d’un pur rapport de forces au sens quasi militaire. Un terrain sur lequel, la restauration de l’ordre devient essentielle au point de nécessiter la mise en place de mesures d’exception. Or, bien que le capitalisme italien connaisse son « miracle économique », celui-ci ne s’accompagne pas d’une réforme politique, soit de type gaulliste comme en France, soit de type social-démocrate comme en RFA. Dans cette situation de crise du centre-gauche et d’instabilité d’un régime type Ive République, gangrené par ses liens avec la Mafia, le pouvoir doit constamment compter sur sa police. Si la police française a marqué sa soumission pendant l’occupation, elle a fait l’objet d’une épuration à la Libération et se montre relativement républicaine avec la création des CRS. Il n’en est rien en Italie où la police n’hésite pas à tirer et tuer deux journaliers siciliens, un ouvrier et une institutrice à Battipaglia le 9 avril 1969. Les événements de Battipaglia s’intègrent dans un contexte où l’appareil policier ne joue plus seulement un rôle d’appui aux forces conservatrices du sud de l’Italie, mais développe des actions provocatrices comme pendant les événements de Reggio de Calabre. Mais ce n’est qu’un début et la tension monte encore d’un cran en gagnant le nord de l’Italie où se succèdent une collusion fascistes-police à Rome pour la visite de Nixon, les attentats de Milan du 25 avril avec arrestations et inculpations des anarchistes Pinelli et Valpreda569, des affrontements de juin à Turin, à Pise le 27 octobre où les étudiants sont pris entre les fascistes grecs et italiens d’un côté, les forces de police de l’autre.
Pour la « stratégie de la tension », l’important est de provoquer, dans l’opinion, un sentiment de vide politique et conséquemment de désordre, engendrant la panique. Il s’agit de faire croire, dans un premier temps, que l’on se trouve au bord d’un coup d’État.
Avec le début de la lutte armée s’amorce une seconde phase où il s’agira de faire croire que l’on se trouve au bord d’une guerre civile. Ce modèle a été utilisé, sur un mode mineur, en France, en mai-juin 68, avec dans un premier temps le voyage aux armées de De Gaulle en Allemagne et dans un deuxième temps, son discours du 30 mai avant la grande manifestation gaulliste du 31. La différence principale réside dans le fait que les institutions politiques françaises ont fait leur mue depuis déjà dix ans. Le pouvoir des petits partis a été réduit, les forces fascisantes sorties de l’ombre pour manifester leur hostilité à l’indépendance de l’Algérie ont été réprimées avec sévérité.
Ce choix d’une stratégie de la tension, sur un mode majeur, semble découler d’une absence de direction claire de la part du pouvoir, et ce aussi bien au niveau de l’appareil d’État que du parti dominant et du patronat. Certaines réformes ont été menées tant bien que mal telles que la décentralisation, l’institution du référendum, la loi sur le divorce, la loi sur le logement et la reconnaissance d’un « statut des travailleurs » (1970), mais le blocage est plus fondamental. Le poids de l’aile conservatrice de la Démocratie chrétienne au sein d’une démocratie de type « consociative »570 est trop important et l’administration possède des marges de manœuvre qui la rendent potentiellement incontrôlable571. Les effets de ce blocage sont immédiats avec une loi sur le divorce et une sur le logement qui, à peine votées, sont oubliées dans les tiroirs, alors qu’au même instant le mouvement des autoréductions se développe sur cette question du logement et avec une répression disproportionnée face à une contestation sociale qui ne relève pas uniquement d’agitateurs extrémistes, mais est bien plutôt une conséquence de la faillite de la politique sociale et redistributive de l’État italien. Le choix du PCI du « compromis historique572 » ne fera que renforcer ce consociativisme et l’absence de toute perspective d’alternative institutionnelle. C’est une raison supplémentaire qui pousse le mouvement vers une conception violente de l’affrontement.
Du côté patronal, la faillite est identique. Contrairement au patronat français, qui relève très vite la tête après les accords de Grenelle, en se restructurant et en passant alliance avec l’aile moderniste du gaullisme, le patronat italien semble paralysé par la peur des « rouges ». Les investissements privés sont très insuffisants et on assiste à une fuite des capitaux vers l’étranger. De leur côté, les coûts salariaux grimpent, car l’échelle mobile des salaires suit et même dépasse la hausse de l’inflation. L’Italie va s’enfoncer dans la crise, alors que la France ne sera touchée qu’à partir de 1979.
Notes
497 – Cf. L’hypothèse révolutionnaire, Mercure de France, 1968.
498 – » À cette époque, Renato Curcio est très influencé par la Révolution culturelle chinoise et par ailleurs, il mène une lutte dure contre les tendances castro-guévaristes du mouvement, ainsi que contre toute idée de guérilla en Italie, qualifiée de petite-bourgeoise. » (cf. Balestrini et Moroni, L’Orda d’Oro, Sugarco, 1988, p. 131 et p. 212 de la traduction française, L’Éclat, 2007).
499 – Après un passage à la direction de Lotta Continua, Rostagno se retirera dès 1973 de l’action politique directe pour participer à une communauté « orangée », la communauté Saman de Trapani, sous le nom de « Sarratano ». Son ami Curcio lui rend un dernier hommage, p. 41 de À visage découvert, Lieu commun, 1993. Il y tente un bilan : « Que notre génération ait été vaincue est désormais un lieu commun, mais il y a une incapacité à traiter la défaite subie, à regarder en face le passé et aussi le présent. De sorte que tout le monde continue son chemin » et il s’appuie sur Rostagno pour continuer : « … sans vouloir être trop dérangé par des fantômes incomplets, ni entièrement évoqués, ni définitivement chassés ». Rostagno mourra sous les coups de feu des caïds de l’héroïne.
500 – Source : Luigi Bobbio, La lotta nell’università, l’esempio di Torino, in Prima e dopo il’68. Antologia dei Quaderni piacentini, p. 224-225, Minimax, 1998.
501 – C’est aussi le choix du Mouvement du 22 Mars en France, au moins avec la tendance centriste exprimée par Cohn-Bendit.
502 – On voit mal comment cette orientation aurait pu rester indépendante des organisations officielles du mouvement ouvrier et c’est d’ailleurs en résonance avec cette position que la CGIL et le PCI se déclareront favorables au mouvement, au moins au début.
503 – Pas de groupes plus restreints que l’AG, pas de délégués permanents, mais des délégués ponctuels et révocables.
504 – L’évolution des positions théoriques par rapport à la loi de la valeur passe par plusieurs étapes chez les opéraïstes. D’abord chez Tronti, elle n’a pas de valeur économique ou scientifique. Si on entend par loi de la valeur le fait que toute la richesse produite par la société l’est par les ouvriers, alors c’est une thèse incorrecte et moralisante. Du point de vue de Tronti : « la théorie de la valeur-travail veut dire la force de travail d’abord, le capital ensuite […] Le travail est la mesure de la valeur parce que la classe ouvrière conditionne le capital. C’est cette conclusion politique qui est le vrai présupposé et le point de départ de l’analyse économique marxienne » (Ouvriers et capital, Bourgois, 1975, p. 276). Ensuite pour le Negri de La classe ouvrière contre l’État, la contradiction devant être portée de la production vers la reproduction, la loi de la valeur ne joue plus puisque c’est au niveau de l’État qu’il y aurait surdétermination. Enfin, les Pisans nous semblent présenter la thèse la plus convaincante et radicale en disant que la théorie de la valeur est caduque. La thèse du salaire comme variable indépendante et les luttes sur le salaire sans rapport avec la qualification et la productivité allaient enterrer définitivement la théorie de la valeur-travail au sein de l’opéraïsme, puis chez les néo-opéraïstes (cf. les écrits de Negri en exil sur la valeur dans la revue française Futur antérieur).
505 – Il est à noter que les leaders historiques de l’opéraïsme adoptèrent des positions très prudentes par rapport au tiers-mondisme et au Vietnam, dont l’aspect sous contrôle stalinien est souligné dans Classe e partito de Piperno et Scalzone, en 1966. Pour eux, la lutte des paysans peut servir l’internationalisme prolétarien, mais ne s’y confond pas. C’est à rapprocher de leurs positions sur l’antifascisme et cela les distingue grandement des fractions gauchistes du mouvement à partir de 1968. Tronti est aussi très clair même si c’est rétrospectif : « Il faut nous donner acte que nous ne sommes jamais tombés dans le piège du tiers-mondisme, des campagnes qui assaillent les villes, des longues marches paysannes ; nous ne fûmes jamais “chinois” et la révolution culturelle, celle d’Orient, nous laissa froids, étrangers, lointains, plus que modérément sceptiques et, en réalité, fortement critiques. Le rouge était et est encore notre couleur préférée, mais quand il était porté par les “gardes” ou par les “brigades”, nous savions qu’il ne pouvait en résulter que le pire pour l’histoire de l’humanité » (Nous opéraïstes, p. 85).
506 – Dans le journal Giovane Critica, no 19 (inverno 68-69).
507 – Boîte de nuit de luxe qui fut assiégée par les militants, à l’initiative de Potere Operaio et du Movimento studentesco (MS) de Pise, en critique de la société de consommation et de l’exhibitionnisme bourgeois. Les étudiants armés de tomates furent durement réprimés par les forces de police. Un jeune de 17 ans, S. Ceccanti, militant de Potere Operaio (PotOp) restera paralysé) et le groupe est accusé de terrorisme par la presse. C’est ce genre d’action que la Gauche prolétarienne tentera de reproduire, en France, dans les années soixante-dix avec l’attaque de Fauchon et la campagne contre « l’été des riches » avec l’opération « plages libres et gratuites ».
508 – Un des leaders est Schianchi, auteur du slogan Dalle messe alle masse.
509 – Issu de L’Università Cattolica, il réussira, par son rôle donquichottesque sur le Largo Gemelli (il avait interpellé ainsi, au mégaphone, la police : Poliziotti, avete cinque minuti di tempo per sciogliervi ! [Policiers, vous avez cinq minutes pour choisir !]), à conquérir l’audience de la Statale, lançant ainsi les bases de son futur groupe politique, le Movimento Studentesco (MS).
510 – Milan est la ville du marxisme-léninisme en Italie, avec de nombreux groupes comme le PC d’Italie donc, le MS (étudiant) qui deviendra MLS, l’Unione dei comunisti ml avec le journal Servire il Popolo et qui est lié à l’UJC(ml) puis à la GP et à La Cause du Peuple en France.
511 – Oreste Scalzone, Biennio rosso, Sugarco, 1988, p. 42-44 (traduction par nos soins).
512 – Scalzone est gravement blessé, mais échappe à la paralysie.
513 – Erri De Luca, Le contraire de un, Folio Gallimard, 2004, p. 21-22.
514 – Marco Grispigni, Generazione, politica e violenza 68 a Roma in La cultura e i luoghi del `68, Torino, Dipartimento di storia dell’Università di Torino, 1991.
515 – Fruit d’une scission de gauche au sein du PCI dont les leaders sont Rossana Rossanda et l’ancien operaïste Asor Rosa. Le quotidien sera le support d’un groupe politique du même nom qui repose plus sur l’aura et l’honnêteté intellectuelle de ses membres que sur une réelle implantation militante.
516 – Thèses d’Il Manifesto, Seuil, 1970. Dans ces thèses, le groupe évoque l’impossibilité à définir le prolétariat de façon objective, c’est-à-dire soit à partir de sa position de travailleur productif, soit en tant que producteur de plus-value. Le prolétariat n’est donc plus définissable que dans la lutte. Il est étonnant de voir à quel point le mouvement italien, pourtant plus fort dans l’usine que le mouvement français développe une critique bien plus avancée des concepts marxistes de classe, de valeur, de baisse tendancielle du taux de profit, etc.
517 – » Sur l’auto-contestation des intellectuels », Les Temps Modernes, no 295, février 1971, p. 1396-1399.
518 – Beaucoup ont soutenu que Viale s’inspirait de l’exemple des Blacks Panthers américains ou des Begside Volunteers irlandais, mais lui raconte qu’il s’inspirait en fait et plus prosaïquement des supporters sardes de Cagliari après que ce club méconnu eut remporté le scudetto en 1970.
519 – Ainsi, à Turin surtout, mais aussi à Rome, se produit une ébauche de structure plus durable dans des comités de base de lycée. Ce point est mentionné directement dans la brochure de provenance grenobloise (1969) : L’expérience des comités de base en Italie (Pirelli 68, Fiat 69).
520 – M. Negerville va l’exprimer avec l’opposition, à l’intérieur de Lotta continua, entre la ligne « parti des ouvriers » et la ligne « parti du mouvement ».
521 – Toutefois, la rupture n’est pas très claire quand on lit la déclaration de Berlinguer : « Des moments de conscience socialiste parmi les masses ne naissent pas seulement parce qu’ils sont portés, de l’extérieur, par le parti, dans les mouvements nés pour des revendications immédiates, mais aussi comme résultat des formes nouvelles d’exploitation et d’oppression et de la situation politique créée par l’ampleur des forces révolutionnaires dans le monde. […]. Cela implique […] la reconnaissance politique de chaque mouvement ».
522 – Cf. la réforme Edgar Faure pour adapter la force de travail en formation aux nouveaux besoins de l’économie française.
523 – Alors que Pierre Juquin, représentant le PCF, est expulsé de l’université de Nanterre par les étudiants de 68, il faudra attendre 1977 pour que Lama, représentant de la CGIL subisse le même sort.
524 – Ainsi, le représentant PCI de la SIR-Porto Torres en Sardaigne parle en termes positifs « d’un groupe de Potere Operaio capable de mener et de gérer avec efficacité des grèves nourries d’une forte charge de mécontentement » et celui de FATME-Rome : « Nous devons quand même reconnaître que la présence de Potere Operaio a rompu avec une certaine atmosphère de passivité, a contribué à secouer la combativité des ouvriers et a permis, pour la première fois depuis des années, d’effectuer des piquets (et des piquets efficaces) devant les grilles ». De même, celui de la FACE Standard-Milan reconnaissait : que les extrémistes avaient « développé un esprit de sérieux, non abstrait, en liaison avec les problèmes réels de l’usine. Nous l’avons finalement emporté sur Potere Operaio, mais il faut bien dire, à considérer comment la lutte avait été imposée, que leurs critiques étaient fondées » (Source : La Fiat aux mains des ouvriers, op. cit., p. 220-221.)
525 – Ce groupe se constitue formellement en septembre 1969 lors de la scission de l’Assemblée étudiants-ouvriers de Turin et regroupe trois composantes : celle d’Emilie-Vénétie appuyée sur les liens avec les ouvriers de la Montedison de Porto Marghera ; celle de Florence et Rome ; des groupes locaux à Turin et Milan. Le programme du groupe : passer directement au communisme comme programme minimum. Il maintient par ailleurs une position intermédiaire entre spontanéité et organisation d’avant-garde.
526 – Maggio 68 in Francia, Quaderni Piacentini Antologia, Gulliver, 1978, no 35, p. 241-248.
527 – Sur les luttes ouvrières dans la région de Vicence, on peut se reporter au livre d’Alessandro Stella, Années de rêve et de plomb, Agone, 2016, p. 54 et sq.
528 – Cf. D. Giachetti et M. Scavino, La Fiat aux mains des ouvriers, Les nuits rouges, 2005, p. 18.
529 – Les slogans sont : « Soutien au Mai français », « Faisons comme la France », « Patrons, la France est à deux pas ». Le 1er juin, les étudiants romains marchent sur l’ambassade de France ou quelques heurts se produisent.
530 – Constitué des deux noyaux de Padoue et Bologne avec Negri et Bianchini. Ce groupe a quitté le PSI après Piazza Statuto pour fonder Il Progresso veneto qui dès 1963 publie un insert intitulé Potere Operaio (e-v) qui devient la rédaction vénitienne de Classe operaia jusqu’en 1967 où il devient po, giornale politico degli operai di Porto Marghera qui établit des liens avec de jeunes ouvriers actifs comme Italo Sbrogiò. Ce groupe fera ensuite partie de Potere Operaio national qui ne se créera qu’en août 1969.
531 – A. Finzi et I. Sbrogiò, en contact depuis plusieurs mois avec Negri, en sont les animateurs et deviendront militants fondateurs du futur PotOp.
532 – Cf. l’analyse qu’en fait A. Sofri dans : « Sur les conseils de délégués », Les Temps Modernes no 335, 1974, p. 2202 et sq. Il faudra attendre les événements de 1968 et particulièrement le mai français qui eut son influence en Italie, pour que la croyance en une rénovation du Parti soit abandonnée.
533 – La formule semble provenir de Luciano Lama, le dirigeant de la CGIL, le tigre étant le mouvement spontané et rugissant des ouvriers que le syndicat doit épouser un temps afin d’en prendre le contrôle et le dompter.
534 – Au sens où Marx définissait le mouvement ouvrier français comme un mouvement politique.
535 – Source : bulletin Tribuna Operaia diffusé par un groupe ouvrier-étudiant de Gênes, reproduit dans ICO, no 76 de décembre 1968.
536 – Sur les luttes ouvrières dans cette région on se reportera avec profit au livre de D. Sacchetto et G. Sbroglio, Pouvoir ouvrier à Porto Marghera, Les Nuits rouges, 2012.
537 – Là encore, comme à Penarroya-Lyon et Saint-Denis (1972), la lutte contre les maladies professionnelles ne semble pas intéresser des syndicats qui avalisent toutes les nuisances industrielles du capitalisme parce qu’ils avalisent pareillement celles de leur « paradis socialiste ». Il faudra attendre, la CFDT, pour voir une prise en compte de cet aspect de l’exploitation, à partir du conflit Penarroya en 1971.
538 – Ces luttes à Porto Marghera nous fournissent aussi un bon exemple des différences entre les groupes Potere Operaïo (en l’occurrence ici Pov-e) et Lotta Continua. Le premier groupe est campé sur des revendications salariales prioritaires, d’apparence quantitatives et peu différentes de celles des syndicats. Mais il les radicalise par leur caractère égalitaire et détaché de la productivité. Pour Lotta Continua dont le groupe est bien moins implanté dans la région, il s’agit d’insister sur des revendications plus qualitatives et particulièrement sur des conditions de travail jugées désastreuses. Les divergences vont d’ailleurs poindre progressivement entre ses militants locaux qui cherchent à s’établir en usine sur le modèle de la GP française et la direction nationale qui les accuse de populisme.
539 – Une usine de cigarettes (Santa Lucia) où travaillent essentiellement des femmes. Source générale, le no 1 et unique numéro de la revue de la section italienne de l’Internationale Situationniste (p. 14-24).
540 – Corriere d’Informazione, 10-11 avril.
541 – Corriere della Sera, 11 avril.
542 – Corriere d’Informazione, 12-13 avril.
543 – » La foule a pénétré dans le commissariat en brisant tout, systématiquement, avec une haine impressionnante. […]. Une orgie de destruction » (Il Giorno, 10 avril). Sur la place du Peuple, un feu a été fait avec tous les dossiers de la mairie, de l’état civil et du tribunal. Bien évidemment, dans ce type de mouvement, des individus de toutes sortes s’en mêlent et la gauche bien pensante ne se privera pas d’accuser l’extrême droite de tirer les ficelles de la révolte.
544 – Source, revue de la section italienne de l’IS, p. 84-88.
545 – Il Giorno, 5 juin 1969.
546 – La présence de fascistes au sein du mouvement est chose avérée et cette tendance n’a peut-être pas été assez isolée, dénoncée et combattue. Il faut dire que l’attaque contre le pouvoir central et l’État peut recouvrir différentes motivations, aussi bien réactionnaires que mafieuses. Si la clarification de la situation ne s’est pas faite, c’est que le mouvement de révolte est resté très spontané et donc, d’une certaine manière, relativement immature par rapport aux enjeux réels de la lutte, mais cela n’enlève rien à la révolte originelle.
547 – La « petite histoire » de LC dit que Viale en fut dispensé par Sofri qui le considérait comme physiologiquement inapte à supporter les conditions climatiques et psychologiques du Sud !
548 – À Gela, Potere Operaio est bien implanté parmi les travailleurs de la pétrochimie et LC va faire porter son effort sur les disoccupati et les étudiants de l’Institut technique.
549 – Section italienne de l’IS, op. cit., p. 35.
550 – Sante Notarnicola, La révolte à perpétuité, d’En-bas, 1977 (L’Evasione impossibile, Feltrinelli, 1972).
551 – Notarnicola raconte aussi comment les prisons devenaient des lieux d’agitation et de formation révolutionnaire. Il parle par exemple de sa rencontre, dans l’infâme prison toscane de Volterra, avec le communiste de gauche Riccardo d’Este, avec Andrea Valcarenghi le créateur de la revue Re Nudo et avec l’anarchiste Eddy Ginosa.
552 – Les revendications de corporatives vont se faire plus significatives avec la demande d’une levée de la censure, de libre circulation des livres et journaux politiques. En fait, les mouvements de prisonniers vont peu à peu chercher un débouché politique que LC va leur donner. Quand le mouvement se radicalisera encore, la caisse de résonance fournie par LC ne suffira plus et les NAP (Nuclei Armati Proletari) seront créés dans lesquels on retrouvera d’ailleurs des anciens « damnés de la terre » de LC. Ces noyaux agiront de façon relativement autonome ce qui les amènera à prendre une seconde dénomination plus précise souvent en fonction d’un événement de référence. Par exemple, les NAP du 29 octobre font référence à un événement survenu à Florence le 29 octobre 1974, à savoir une expropriation de banque qui a causé la mort de plusieurs militants. Les noyaux sont donc assez autonomes et décentralisés.
553 – Erri De Luca, in V. Lucarelli, Vorrei che il futuro fosse oggi. nap : ribellione, rivolta e lotta armata, L’Ancorra del mediterraneo, Naples, 2010.
554 – Partie du salaire qu’un patron particulier verse en plus du salaire prévu par le barème de la convention collective.
555 – Marco Revelli, Lavorare in Fiat, disponible sur :
http://www.alpcub.com/storia/Lavorare%20in%20Fiat1.pdf.
556 – Cf. D. Giachetti et M. Scavino, La Fiat aux mains des ouvriers, Les nuits rouges, 2005.
557 – Parmi les membres de cette assemblée, il y avait des ouvriers (Parlanti et Bonfiglio, etc.) et aussi des éléments extérieurs comme les Turinois proches de Sofri (Viale et L. Bobbio), des Turinois proches du futur Potere Operaio (Dalmaviva qui sera président de l’assemblée), des Turinois ex-membres des Quaderni Rossi (Rieser et Lanzardo), les pisans (Sofri, Pietrostefani), des Milanais proches du futur Potere Operaio (Vesce) et des Romains (Piperno).
558 – Nous voulons tout, Seuil, 1973, p. 118-120.
559 – Il appelait à ne pas payer les transports, en présentant comme tout viatique, la carte de travail de chez Fiat (cf. La Fiat aux mains des ouvriers, op. cit., p. 149).
560 – Cette notion a été développée par l’ancien membre de SoB et de Pouvoir ouvrier, Pierre Souyri dans La dynamique du capitalisme. Payot, 1983. Nous avons essayé de l’actualiser sous l’appellation de « révolution du capital » (cf. le livre de J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007).
561 – Une idée de l’état d’esprit à la Fiat est bien rendue par une parole d’un immigré du Sud, p. 151 de Nous voulons tout (op. cit.) : « Camarades, je suis de Salerne, j’ai fait tous les métiers, au Sud comme au Nord, et j’ai compris une chose. L’ouvrier n’a que deux possibilités, un travail massacrant quand ça va bien, le chômage et la faim quand ça va mal. Je ne sais pas bien quel est le pire des deux. De toute façon, ce n’est pas l’ouvrier qui peut choisir, c’est toujours le patron qui décide pour lui ».
562 – Source, ICO, no 88, décembre 1969.
563 – Ce titre sera utilisé plus tard, à partir de 1979, pour montrer que les membres de Potere Operaio n’ont jamais été très loin de ceux des BR quant à la stratégie de la violence.
564 – Giachetti-Scavino, op. cit., p. 154.
565 – Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 1500 ouvriers autour de l’assemblée, 15 000 faisant grève et 38 000 incertains voire hostiles. Seules les grèves appelées et organisées par les syndicats unis réussirent à avoir des chiffres significatifs, de l’ordre de 90 % de grévistes.
566 – Cf. L’expérience des comités de base en Italie, op. cit. p. 136-137.
567 – LC n’a donc pas attendu l’assassinat de Calabresi pour affirmer une violence propagandiste si ce n’est physique. Il semblerait que la violence au cours de cette manifestation ait été le fait d’un véritable ras-le-bol de la part de jeunes prolétaires du bâtiment, liés au groupe maoïste Unione dei comunisti, ml.
568 – Pour de plus amples informations sur cette question, on peut se reporter à L’État massacre, Champ Libre, 1971 et à La piste rouge, Bourgois, 10/ 18, 1970. Le titre du premier de ces livres est particulièrement ambigu puisqu’il fait référence à la fois à la stratégie de l’État et à une nouvelle stratégie fasciste.
569 – Par la suite, Pietro Valpreda, avec l’aide du journaliste P. Colaprico, écrira La primera del Maimorti (Le printemps des jamais morts en français), Il Sagiatore, 2006, dans lequel il décrit l’atmosphère de Milan en 1969, ses squats politiques, ses manifestations et slogans sur les murs. Il s’attarde aussi sur la vie carcérale et débouche sur une vision hallucinée de l’une des grandes révoltes dans les prisons italiennes, celle de San Vittore.
On peut se reporter aussi à un article de Serge Quadruppani : « Le fantôme de mai 68 dans le roman noir italien ».
570 – Terme forgé à la fin des années soixante par le hollandais A. Lijpart. Celui-ci décrit une démocratie consociative qui implique « une coopération fondamentale au niveau des élites, dans le but de combattre les tendances du système à la désagrégation » (cité par Persichetti-Scalzone dans leur ouvrage La révolution et l’État, Dagorno, 2000, p. 29). Cette description correspond exactement à la situation italienne avec l’hégémonie de la DC et du PCI. Le concept atteint son point culminant dans le projet de compromis historique. Il survécut au Biennio rosso et prit ensuite son autonomie en devenant une pure pratique de répartition du pouvoir entre les deux partis qui avaient liquidé le mouvement de contestation de l’ordre existant. Rien ne le montre mieux que l’observation des votes parlementaires où de 1975 à 1991, 93 % des projets de loi furent approuvés en concertation par ces deux partis-État.
571 – L’emprise des fascistes sur l’armée avec deux tentatives de coup d’État (1964 et 1970), le rôle des services secrets et du réseau Gladio, une magistrature qui réprime l’extrême gauche, mais oublie l’extrême droite en sont des exemples.
572 – Ce choix peut apparaître surprenant au regard des positions prises par le PCI en 1968 où il se présente comme le parti qui sait allier les luttes sociales avec l’action parlementaire. Longo recevra par exemple Scalzone. Berlinguer et Occhetto se déclarent du côté de la contestation et contre la tendance anti-gauchiste d’Amendola. En fait, certains auteurs ont émis l’idée que le changement de ligne du parti a été provoqué par le coup d’État au Chili marquant la fin de tout espoir d’expérience socialiste dans un pays du bloc de l’Ouest. L’action en coulisse des services secrets et du réseau Gladio auraient fait le reste et convaincu les leaders du parti de rejoindre la tendance Amendola campée, non sur le drapeau rouge des contestataires partisans du « classe contre classe », mais sur le drapeau tricolore de la Résistance. La dernière image du film de Francesco Rosi, Cadavres exquis saisit parfaitement cette vision du PCI.