Commentaires critiques de : M. Postone, « Histoire et impuissance politique* » et de N. Trenkel, « Séisme sur le marché mondial** »
Tout d’abord une précision : pour indiquer qu’il ne s’agit pas là d’une critique polémique à outrance contre Postone, je rappelle que Temps critiques a réalisé la première traduction en français d’un de ses ouvrages (La logique de l’antisémitisme) dans son no 2 de 1990. Il n’en demeure pas moins qu’il me paraît nécessaire de préciser nos divergences, l’écho de ses thèses ayant été amplifié, de façon indirecte, par leur utilisation dans des revues comme Krisis et Exit en Allemagne et dans les ouvrages d’A. Jappe en français. D’ailleurs, la plupart des idées exprimées dans le texte de Trenkle auquel je fais référence dans les remarques qui suivent se retrouvent dans le dernier ouvrage de Jappe (Crédit à mort, Lignes, 2011). La critique qui suit, sans volonté de faux amalgame de ma part, concerne quand même ce que l’on peut appeler aujourd’hui, un courant.
Moishe Postone : « Histoire et impuissance politique »
Postone met bien en avant la dynamique du capital, mais il l’assimile à une nécessité historique. Ainsi, cette dynamique ne serait pas insufflée par la dialectique des luttes de classe au moins jusqu’aux dernières grandes luttes des années 60-70, mais par des nécessités abstraites1. Au niveau historique, Postone analyse tout d’abord le compromis fordiste comme résolution de la tendance à la suraccumulation et à la surproduction et non pas aussi lutte de classe aboutissant à un équilibre des rapports de force dans le partage de la valeur ajoutée ; puis il analyse le processus de globalisation/libéralisation comme une tentative de dépasser la même tendance à la suraccumulation dont on trouverait la preuve dans le fait que les sociaux-démocrates ne peuvent que se ranger aux côté des libéraux parce qu’il n’y aurait pas d’autre alternative. Deux incidences importantes :
— Postone ne mentionne pas que ce renversement de tendance est lié à la défaite des prolétaires au cours du dernier assaut des années 60-70. C’est logique puisque finalement, lui et tout le courant qui s’en inspire, ne se rattache pas aux luttes du mouvement ouvrier insuffisamment révolutionnaire par nature et développe une vision essentialiste du capital (nous y reviendrons dans la critique de l’article de Trenkle).
— Il n’y a pas pour lui de rupture entre la phase des Trente Glorieuses et la phase suivante et là encore c’est cohérent avec ses présupposés puisque le capital est réduit à des catégories (la valeur, la marchandise, le travail abstrait), le capitalisme à des contradictions internes toujours identiques (celles du Marx ésotérique : domination de la forme-valeur sous les traits du travail abstrait, augmentation de la composition organique du capital et baisse du taux de profit, dévalorisation) alors que les contradictions externes (celles du Marx exotérique : l’antagonisme capital/travail, la question de la propriété privée des moyens de production) ne seraient produites que par des occurrences historiques contingentes.
Le mouvement des catégories remplace le mouvement prolétarien dans la lignée de ce qu’on pourrait appeler l’idéalisme allemand en philosophie. De fait, les contradictions disparaissent. Le travail n’est pas compris comme contradiction du travail, les limites du mouvement prolétarien comme contradiction entre affirmation du pôle travail (le mouvement ouvrier et ses organisations) et tendance à l’auto-négation de la classe (les révoltes et révolutions prolétariennes). L’histoire des luttes de classes n’est plus alors une histoire en marche avec ses rares victoires et ses trop nombreuses défaites, en fonction de la plus ou moins grande centralité du travail dans le procès de production ou de valorisation, en fonction de rapports de forces fluctuants et d’événements historiques. La logique du raisonnement supprime même toute possibilité d’existence d’événements au sens fort du terme. Il n’y a plus qu’une simple « marche de rattrapage dans le processus de modernisation » pour reprendre la formule de ce courant. Et les événements de Mai 1968 n’auraient fait qu’accélérer cette marche2 !
La dynamique du capital n’est donc pas une dynamique sociale au sens où elle serait productrice de rapports sociaux (ce qu’on a pu appeler sans la mythifier la dialectique des luttes de classes), mais une dynamique de structure, une dynamique de système. Cette idée semble en adéquation avec la conception générale de Postone selon laquelle la dynamique du capital le porte très nettement à devenir une sorte de « capital automate », phénomène que Marx voyait s’ébaucher dès son époque. Mais alors que comme toujours chez Marx cette tendance était contrariée par l’existence d’une contre-tendance, celle de l’existence d’une lutte de classe, rien ne vient plus la contrebalancer chez Postone. Cette position peut aussi s’expliquer par une volonté polémique de contrer au niveau théorique les tenants post-modernes de l’indétermination et des nouvelles subjectivités. C’est de bonne guerre quand on veut sauver la méthode dialectique, mais cela n’implique pas forcément d’avoir à s’appuyer sur un néo-structuralisme qui ne dit pas son nom (cf. aussi, la note 4 de ma réponse à D. Hoss).
La domination du capital étant, pour Postone, une domination abstraite et de plus en plus abstraite, les formes immédiatistes d’anticapitalisme représentent des tentatives de donner une figure concrète à la domination abstraite. Américains et juifs sont alors désignés comme les seuls acteurs de la politique internationale, les premiers du fait de leur intervention en Afghanistan et en Irak3 et les seconds à cause de la guerre contre les palestiniens et la toute puissance d’un capital financier qu’ils représenteraient en bonne logique antisémite. Les puissances ou groupes dominés n’agiraient que par réaction, en tant que victimes, ce qui les autoriseraient à employer tous les moyens, y compris ceux de la violence purificatrice. Postone se réfère très justement à Sorel et à ses Réflexions sur la violence, mais aussi à Fanon et à sa vision d’une violence accoucheuse d’un homme nouveau. Mao, Castro, le polpotisme, le Hamas et le Hezbollah étant passés par là, il est aujourd’hui effectivement difficile de trouver la moindre justification à ce néo-anti-impérialisme.
La thèse de Postone n’est pas neuve, mais les récents événements de 2011 qui ont suivi le « printemps arabe » auraient plutôt tendance à l’invalider. D’ailleurs, sa fixation sur un antisémitisme présumé viscéral et quasi congénital dans les pays arabes est exagérée quand apparaissent de nouvelles forces qui ne s’appuient ni sur un nationalisme anti-impérialiste ni sur un islamisme conquérant4. Il se passe bien quelque chose de nouveau dans cette aire là et, paradoxalement, cela correspond à « l’anniversaire » du 11 septembre 20015 !
Mais alors que tout le texte est fondé sur l’idée d’une domination abstraite du capital, la conclusion géopolitique de Postone nous présente une situation de confrontation entre deux ou trois hégémonies, celle présente des États-Unis et celles potentielles de l’Europe d’un côté, de la Chine et de l’aire asiatique de l’autre. Si sa critique de l’anti-impérialisme classique portait sur son incapacité à dépasser l’opposition entre les deux blocs à l’époque de la guerre froide, Postone réintroduit seulement une perspective critique de neutralité politique par rapport aux nouvelles tentatives d’hégémonie. C’est bien sûr une évidence politique à affirmer, mais cela ne tient pas assez compte de ce qui est en jeu à l’avenir : si la globalisation, la mise en réseau et la transnationalisation du capital d’un côté, le déclin de l’État-nation de l’autre sont des réalités, la question ne se pose même plus de refuser une hégémonie et un adversaire principal au profit d’un autre moins dangereux. On le voit aujourd’hui dans les liens indestructibles, au moins à court terme, qui unissent les États-Unis et la Chine. Ce que nous avons appelé la restructuration en trois niveaux6 échappe à toute caractérisation de la domination en termes nationaliste ce qui n’exclut pas qu’il puisse se produire des tensions reposant sur une base nationale comme par exemple au sein de l’Europe. Mais la globalisation n’est pas qu’un phénomène financier ou même économique ; elle est aussi la forme politique prise par les différents niveaux de souveraineté. L’unité guerre-paix et ses opérations de police ou d’ingérence humanitaire succède à la politique des blocs et à l’époque de l’impérialisme.
La domination n’est donc pas abstraite. En effet, si sa tendance actuelle à la totalisation (unité production-circulation, intégration de toutes les formes de capital au sein de la globalisation et dépassement de la simple forme financière, etc.) semble faire système et donner l’impression d’une machine implacable, elle s’appuie néanmoins sur des forces repérables. Ainsi, les études sur le rôle des firmes multinationales (FMN) montrent que la globalisation a entraîné une forte concentration économique au sein même de ces FMN (cf. Le Monde de l’économie du 13/09/11) et que les propriétaires de ces entreprises appartiennent pour les trois-quarts d’entre eux au secteur de « l’industrie financière ». Ce dernier terme est à mon avis plus juste pour décrire la situation actuelle que celui de « capital financier » dans la mesure où il rend mieux compte d’une action d’interpénétration plutôt que de domination ou de juxtaposition de différents secteurs d’activité. À un autre niveau, celui des relations internationales on trouve la même interpénétration dans la coopération des États afin d’aboutir à une « gouvernance globale ».
Norbert Trenkle : « Séisme sur le marché mondial »
Travail abstrait, forme-valeur et valeur-travail
Ce texte est un exemple de la difficulté qu’ont certains marxistes critiques à aller au bout de leur critique ce qui les conduit parfois à des parcours circulaires. Trenkle, par exemple, distingue la forme-valeur de la théorie de la valeur-travail et critique la seconde au nom de la première qui serait explicative parce que propre au capitalisme. Mais il en vient de fait à se servir de la seconde pour « prouver » la crise d’aujourd’hui qui serait due à une baisse du taux de profit et à la dévalorisation qui en découle. En effet, comment « prouver » une baisse du taux de profit et la dévalorisation, si on ne s’appuie que sur le sujet de la forme-valeur à savoir le travail abstrait ? Donc retour à la case départ du Marx exotérique, celui du travail productif, de la marchandise force de travail et de la plus-value, c’est-à-dire celui de la théorie de la valeur-travail. On saute alors d’un Marx à l’autre et on retrouve le Marx ésotérique pour lequel le capital a une essence qui est d’être de la valeur qui s’autovalorise. Dit autrement, c’est la valeur qui représente un « quasi-sujet ». Mais le capital n’a justement pas d’essence et c’est pour cela qu’il a une dynamique et qu’il produit un rapport social qui est lui même dynamique de par l’antagonisme capital/travail dont l’intensité est historiquement variable (la dialectique des luttes de classes). Cela, Trenkle ne peut le reconnaître puisqu’à aucun moment une quelconque référence est faite aux luttes des années 60-70 et à la défaite de ces luttes qui marque une rupture dans le fil rouge des luttes prolétariennes. À partir de là, la globalisation et la mondialisation sont vues comme des nécessités inéluctables qui s’imposent à tous à partir de la crise suscitée par l’accroissement des nouvelles technologies et non pas le produit de rapports de force et de cette défaite.
Ce qui est étonnant, c’est que ce même discours entre en résonance avec celui du capital tel qu’il s’exprime par la bouche d’un de ses portes paroles, Pascal Lamy, lorsqu’il met en avant les mutations technologiques irréversibles que représenteraient « le porte-conteneur » pétrolier et Internet.
Trenkle est victime ici d’un catastrophisme technologique qui imprègne aussi ce courant à travers une influence des thèses de la revue de L’Encyclopédie de nuisances aujourd’hui disparue. Mais la globalisation ce n’est pas internet qui n’est qu’un moyen, c’est d’abord la libéralisation des flux de capitaux et le développement d’un nouveau marché financier afin de financer la restructuration et aussi la puissance de la recherche par des investissements dans les nouvelles technologies.
Il n’y a aucune fatalité là-dedans même si bien sûr toutes ces réformes doivent respecter une logique du capital. Il y a non seulement des contraintes objectives à la restructuration (la crise des années 1973-74, la crise du modèle fordiste, la nécessité de passer à une seconde phase plus qualitative de la révolution industrielle), mais aussi une opération politique et idéologique de la part d’un courant néo-conservateur qui s’est organisé depuis la fin des années 70 et cherche à développer une nouvelle vision du monde post-bourgeoise à la hauteur de la Weltanschauung de ses prédécesseurs bourgeois, à la hauteur aussi de ses ambitions actuelles de puissance.
La construction européenne nous fournirait un exemple de cette soi-disant fatalité historique comme s’il fallait oublier aujourd’hui tout ce qu’elle révélait de volonté politique hier. Que cette volonté politique soit aujourd’hui mal assurée face à des événements tout aussi politiques et peu déterminés par la nécessité économique que la chute du mur de Berlin est une autre affaire. Mais tout cela ne se fait pas d’un coup et à partir d’une page blanche.
Capital fictif et « crise financière7 »
Si la notion de capital fictif est avancée, contrairement à la majorité des marxistes qui ne la retiennent pas, c’est pour n’en faire qu’un sous-produit du crédit comme on le retrouve dans la dernière livraison d’A. Jappe Crédit à mort et non pas un élément essentiel du processus de globalisation comme nous avons essayé de le démontrer dans plusieurs ouvrages et articles (Après la révolution du capital ; Crise financière et capital fictif ; un article sur la crise dans le no 15 de Temps critiques). Pour donner un exemple, la capitalisation actionnariale des FMN dépasse la valeur matérielle des actifs de ces mêmes entreprises et cela n’a rien à voir avec une bulle fictive ou spéculative. Ce qui compte comme valeur c’est ici la capacité future de réaliser des profits. Là encore je suis d’accord avec Philippe Riviale quand il dit8 que la valeur s’autonomise quand l’entreprise se produit elle-même comme valeur et que c’est cette valeur qu’il faut faire croître parce que le capital s’est emparé de la valeur (nous, nous disons : « le capital domine la valeur »), de toutes les valeurs et qu’il y a « évanouissement » de la valeur (nous disons « évanescence »).
Or cette dynamique du capital l’a conduit à dominer la valeur qui devient évanescente (cf. notre livre L’évanescence de la valeur).
Il n’est donc pas étonnant que ce capital fictif s’avère un concept instable chez Trenkle. Au début de l’article, il le définit comme vraiment fictif, c’est-à-dire finalement comme spéculatif, improductif et parasitaire et il l’oppose même à « l’économie réelle » comme s’il y avait de l’économie irréelle à côté de « l’économie réelle » ! Et malgré tous ses efforts pour se démarquer idéologiquement de ceux qui assimilent capitalisme fictif ou spéculatif à la finance on ne voit pas bien ce qui le différencie de ceux-ci sauf le fait que dans un deuxième temps (p. 4), il reconnaît à ce même capital fictif un rôle productif ! Ce sur quoi nous sommes d’accord, mais enfin il faut choisir ! Ou alors il faut procéder à une nouvelle distinction entre d’un côté, un capital fictif productif comme par exemple celui que les banques ou le marché prêtent aux entreprises pour rendre leurs investissements réalisables et rentables et de l’autre un capital purement spéculatif, rentier et nuisible. Cela me paraît être une démarche artificielle et surtout difficile à mettre en œuvre parce que ce serait justement revenir sur un des axiomes de base de la globalisation qui est de favoriser par tous les moyens la fluidité des opérations et la multifonctionnalité des opérateurs. J’en veux pour preuve la difficulté actuelle qu’ont les États à imposer aux banques une telle séparation alors que se sont justement eux qui y ont mis fin il y a trente ans9.
On retrouve la même incapacité à se détacher des tabous du marxisme quand Trenkle comme Jappe dans Crédit à mort en sont encore à invoquer les mannes du travail productif sans se rendre compte que dans la société capitalisée tout le travail est devenu productif pour le capital, mais en dehors de sa force créatrice de valeur devenue complètement périphérique.
Il ne faut donc pas comprendre le terme de productif comme une extension du terme originel de porteur de valeur (la production de plus-value), mais comme le signe que la puissance ne se joue plus au niveau du surproduit. Je citerais deux exemples qui j’espère seront éclairants : C’est New-York qui aimante aujourd’hui (et encore plus depuis 2008 !) la richesse du monde et non pas la Chine et l’Inde ; ce sont les États-Unis et le Japon qui créent le plus d’emplois qui semblent inutiles à la croissance, la France qui en supprime le plus et pourtant nous ne pouvons que constater la différence de puissance !
Modernisation de rattrapage ou révolution du capital ?
C’est toute l’analyse de l’économie par Trenkle qui est critiquable. Du point de vue théorique la restructuration des années 70 n’est pas vue comme une rupture mais simplement comme un changement de phase. Du point de vue factuel il fait de la croissance de la productivité due aux nouvelles technologies un facteur de crise alors que la crise des années 70 a été une crise de productivité et que les nouvelles technologies n’ont pu participer au réamorçage de la croissance qu’une fois assainie la situation des entreprises et les taux de croissance repartis à la hausse. Ne percevant pas la crise comme en même temps un mouvement de restructuration, il ne peut comprendre l’abandon des politiques keynésiennes (tendanciellement inflationnistes car reposant sur la croissance de la demande des entreprises et des ménages) et justement la mise en place des politiques anti-inflationnistes de la fin des années 70 qui visent, entre autres, le redressement de la courbe des profits dans le partage de la valeur ajoutée10. Il y voit au contraire un moment d’expansion monstrueuse du crédit alors que celui-ci a justement été resserré dans presque tous les pays dominants à des fins de désendettement (hausse des taux d’intérêt et crédit bancaire cher dans les pays dominants) et que des plans draconiens d’austérité ont été imposés par le FMI à des pays en voie de développement (qu’on appelle pas encore « pays émergents ») fortement endettés.
Il me semble que Trenkle confond l’extension du crédit à cette époque avec l’expansion des liquidités internationales à travers la croissance exponentielle des pétrodollars et la nécessité qu’ont des pays à fort excédent extérieur comme le Japon et l’Allemagne hier, la Chine aujourd’hui, de placer leur argent11. Car à l’inverse de ce que dit Trenkle, nous n’avons pas eu des politiques monétaires extensives et nous avons au contraire assisté au triomphe des théories monétaristes restrictives. En Europe, cela se concrétise par une prévalence du point de vue allemand avec l’alignement des monnaies européennes sur le DM et une politique de « Franc fort » puisque c’est ainsi qu’on désignait à l’époque, par ce mauvais jeu de mot, la dépendance de toutes les monnaies du système monétaire européen vis-à-vis du Mark. Cette politique s’est accompagnée d’une hausse des taux d’intérêt réels (taux nominal moins taux d’inflation) qui va pousser les entreprises à chercher d’autres moyens de financement moins chers sur le marché financier. C’est le début de la dérégulation, de la désintermédiation (obligation de passer par les banques comme intermédiaires financiers) et de la globalisation financières. Comme le dit très bien Philippe Riviale12, le capital financier constitue ce lien souple qui démultiplie le pouvoir de la richesse ; mais cette nouvelle donne qui accroît la fluidité du capital plutôt que son accumulation, si elle devient structurelle, n’implique pas forcément des politiques conjoncturelles présentées aux dominés comme des fatalités.
Il est quand même étonnant de s’apercevoir qu’une pensée qui se veut critique en vient à s’abandonner à la fatalité des déterminations économiques comme si nous courrions automatiquement à la crise et à la catastrophe, comme si les États et la politique n’avaient plus de prise sur rien alors que leur action a changé de dimension ou plus exactement s’est redéployé. Pour terminer par un exemple, ce qui est présenté comme une crise gravissime de la zone Euro, les dettes souveraines n’est pas due à la globalisation, à la chute du taux de profit ou à la surproduction, mais à une politique particulière qui impose une politique budgétaire restrictive sans la contrepartie d’une politique monétaire expansive, ce qu’on a appelé pendant des dizaines d’années, une policy mix. Elle serait rapidement opérationnelle aujourd’hui si la Banque centrale européenne (BCE) et les États agissaient sur les taux de change, possibilité qui est même incluse, en tout petit, dans le traité de Maastricht mais qui est rejetée par l’Allemagne jusqu’à maintenant.
Tous ceux qui aujourd’hui nous disent que les États n’ont plus de pouvoir, qu’ils doivent se plier aux dures lois du marché ou à celles abstraites du capital ne font que confirmer (même s’ils disent la critiquer) une naturalisation de l’économie13. D’ailleurs comment s’en étonner puisque les théories de la valeur, y compris les théories critiques de la valeur n’ont en général rien à dire sur la question de l’État puisque suivant en cela les économistes classiques, l’État est vu comme fondamentalement improductif ou rendu hors jeu par la globalisation. La richesse symbolisée par la valeur est alors vue comme autonome de la puissance souveraine, même si certains reconnaissent que la période de l’État-providence a pu constituer une exception de courte durée. Or c’est « l’État improductif » au contraire qui a constitué une exception sur la très longue durée. Si le MPC (mode de production capitaliste) ne s’est pas écroulé c’est qu’il n’est lui-même qu’un étage (ce qu’à Temps critiques nous appelons le niveau 214) d’un ensemble plus large qui lui a pré-existé : relations marchandes, monnaie, souverainetés.
Dans la mesure où la globalisation accroît le nombre de flux et leur vitesse (cf. le rôle des NTIC en ce domaine), il devient de plus en plus difficile de les contrôler et il y aura donc nécessité de structures de type étatique, sans qu’elles soient forcément nationales, pour exercer ce contrôle. C’est bien là que le bât blesse. Pour le moment on a la révolution du capital sans l’encadrement du capitalisme caractérisant la période des Trente Glorieuses. La crise est avant tout une crise institutionnelle et politique. Le mode de régulation fordiste n’a pas été remplacé.
On retrouve la même erreur d’analyse dans l’appréhension de l’inflation. Ce n’est pas l’inflation qui rogne aujourd’hui le pouvoir d’achat des salariés (si inflation il y a elle n’est qu’indirecte par le biais d’une imposition de l’euro à des pays dont l’économie ne peut supporter l’écart entre leur puissance économique et politique et la haute valeur monétaire de l’euro), mais la déflation (baisse de tous les indicateurs économiques : PNB, niveau d’emploi, investissement). L’inflation comme le crédit participent de la croissance du capital fictif et aussi d’une fuite en avant qui conduit aussi bien à une nouvelle dynamique qu’à une crise plus approfondie parce que rien n’est inéluctable, au moins à court-moyen terme. On a trop tendance à oublier que la situation est aujourd’hui beaucoup moins grave qu’en 2008 du point de vue financier parce que les forts en sont sortis encore plus forts. Le mode général de fonctionnement du capital globalisé repose certes sur une dynamique par essence risquée, mais les avertisseurs et amortisseurs de crise sont maintenant beaucoup mieux en place qu’ils ne l’étaient en 192915. De toute façon, aujourd’hui où les créanciers sont redevenus les maîtres du jeu, ce qui est le plus redouté c’est le retour de l’inflation et c’est justement toute l’action de Trichet à la tête de la banque centrale européenne de maintenir cette position contre toute relance de la croissance par une baisse des taux.
Bien que cela puisse faire rugir tout bon marxiste, la voie de sortie, du point de vue du capital, dépend bien plus du maintien d’un niveau de confiance retrouvé et garanti envers les catégories et le mode vie capitalistes que d’un niveau de taux de profit de toute façon sans arrêt contrebalancé par sa masse et d’une crise de surproduction-suraccumulation qui est devenue depuis déjà cinquante ans une partie intégrante de la dynamique du capital à tel point qu’il devient abusif d’employer encore le terme de contradiction à son propos.▪
Jacques Wajnsztejn
septembre 2011
Notes
* Moishe Postone, « Histoire et impuissance politique. Mobilisations de masse et formes contemporaines d’anticapitalisme », titre original : “History and Helplessness : Mass Mobilization and Contemporary Forms of Anticapitalism”, Public Culture, vol. 18, no 1, 2006.
http://www.scribd.com/doc/60448691/Moishe-Postone-Histoire-et-impuissance-politique-2006
** Norbert Trenkle, « Séisme sur le marché mondial. Des causes sous-jacentes de la crise financière », Krisis, mai 2008.
http://palim-psao.over-blog.fr/article-seisme-sur-le-marche-mondial-des-causes-sous-jacentes-de-la-crise-financiere-par-norbert-trenkle-82150956.html
1 — On retrouve ici l’une des thèses-phare de Postone sur les catégories (capital automate, valeur, fétichisme) qui agissent sur les conditions et leur donnent leur objectivité).
2 — C’est la vision livrée par R. Kurz dans Lire le Capital, éd. de la Balustrade, 2002, p. 31-32. Kurz y reprend la vulgate tant entendue d’un mouvement réduit à sa révolution culturelle et sexuelle, une « révolution » qui sera intégrée à la nouvelle dynamique de croissance des entreprises via les techniques de marketing et de management. C’est là que la formule de « marche de rattrapage de la modernisation » trouverait son sens et Mai 68 n’est vu que « comme un rameau tardif du Marx exotérique ». Pas un mot sur les neufs millions de grévistes, sur les grèves sauvages avec séquestration ; pas un mot sur la critique anti-travail des jeunes prolétaires et étudiants en France et en Italie ; pas un mot sur l’amère défaite du dernier cycle révolutionnaire prolétarien. Tout est analysé du point de vue de l’advenu, comme si personne, au sein de ce courant, n’avait participé à ces événements.
3 — Ce que dit Postone pour la gauche américaine est valable pour une partie de l’extrême gauche européenne et particulièrement en Angleterre et aux Pays-Bas où on a pu voir les trotskistes et autres gauchistes soutenir Saddam Hussein et manifester avec les « barbus » (sur cette question on peut se référer aux compilations de textes dans la revue Ni patrie ni frontières). Le mouvement altermondialiste n’est pas, lui non plus, exempt de ce type de raisonnement qui fait des ennemis de nos ennemis nos amis sans se poser de question sur les fins visées par ces "amis" (cf. les tentatives d’entrisme de Tarik Ramadan au sein de ce milieu).
4 — À cet égard les déclarations du chef rebelle libyen, ancien djihadiste en Afghanistan, sur la nécessité de respecter les trois religions du Livre ne relèvent pas que d’opérations de propagande destinées à s’attirer la reconnaissance occidentale. Toutefois cette affirmation œcuménique de l’ancien imam ne lève pas l’hypothèse d’une révolte guidée par l’esprit religieux d’où qu’il provienne et qui hypothèquerait gravement son côté émancipateur.
5 — Cette fixation sur la renaissance de l’antisémitisme est d’ailleurs une marque de reconnaissance de la mouvance Postone-Krisis-Exit-Jappe et elle conduit a beaucoup amplifier les relents d’antisémitisme réels qui se sont faits jour à partir de la crise des subprimes. Très attentif à cette question (les trois premiers numéros de Temps critiques l’abordent d’autant plus que la composante allemande de la revue y est à l’époque forte), je n’ai relevé qu’une véritable occurrence sérieuse de cette thèse, sur le blog de Paul Jorion dialoguant avec je ne sais quel site. Au détour de plus de cent pages d’élucubrations sur ce dernier, j’ai trouvé une allusion de son auteur à « la banque juive » et sa responsabilité dans la crise financière. Pour tout dire, l’antisémitisme comme bouc-émissaire s’est aujourd’hui replié sur une thèse plus largement partagée et toute aussi fausse et dangereuse : la théorie du complot.
6 — Cf. notre Après la révolution du capital et l’éditorial du no 16 de Temps critiques : « Capital, capitalisme et société capitalisée ». Disponible en ligne ici :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206
7 — Cf. J. Wajnsztejn et J. Guigou, Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, Paris, 2008.
8 — Ph. Riviale, Les infortunes de la valeur, éd. L’Harmattan, Paris, 2006.
9 — Par exemple en France, une loi de 1982 met fin à la distinction traditionnelle entre banques de dépôt et banques d’affaires, ces dernières étant à l’époque les seules habilitées à intervenir sur le marché financier.
10 — Il est vrai que ce partage n’a aucune importance pour Krisis puisqu’il se situerait au niveau de la distribution et non pas au niveau de la production et qu’il met en jeu les luttes sociales et un rapport de forces (l’antagonisme K/T) peu compatible avec l’idée de « capital automate ».
11 — À l’inverse de ce dit Jappe dans Crédit à mort, les liquidités existent bien pour financer ce qu’il appelle l’économie réelle, mais elles ne viendront se placer productivement que quand elles se seront assurées des conditions de sécurité offertes par une gouvernance mondiale ayant rétabli le minimum de confiance. Là encore, rien d’inéluctable, ni dans un sens ni dans l’autre.
12 — Le principe de misère, éd. Le Félin. 2007.
13 — Une tendance qui est à l’origine de l’économie dite classique avec la notion de « prix naturel » de Smith qui servit de base à la théorie de la valeur coût de production, évacuant par là la question du pouvoir et des rapports de force qui font que seul existe dans la réalité un prix de marché. Cela fut repris par Ricardo puis Marx avec la théorie de la valeur-travail et ce dernier buta définitivement sur l’impossible solution du problème du passage de la valeur au prix de production.
14 — Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, éd. L’Harmattan, Paris, 2007, et le premier article éditorial du no 15 de la revue Temps critiques. L’argent est le produit des premières formes de pouvoir politique et sert plus à représenter le souverain qu’à l’échange contrairement à la légende tissée par la bourgeoisie à travers ses économistes classiques, légende malheureusement reprise par des générations de marxistes... et par A. Jappe dans sa préface au livre de Sohn-Rethel : La pensée-marchandise, éd. du Croquant, 2010, p. 15 : « Peu à peu on est passé du troc à l’usage régulier d’une matière choisie comme équivalent [...] Ce sont les métaux précieux qui se sont imposés comme équivalent général. Mais il s’agissait encore d’une autre marchandise qui avait aussi une valeur d’usage. Tout cela a changé au moment où l’on a commencé à battre de la monnaie : un équivalent sans utilité matérielle, qui ne servait qu’aux échanges, et dont la valeur n’était pas déterminée par ses qualités physiques réelles, mais par la garantie donnée avec la frappe effectuée par une autorité ». Pour une critique de cette légende on peut se référer à l’ensemble des travaux du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).
Quoiqu’il en soit, ce qui nous intéresse ici, c’est que Jappe donne une interprétation économiciste de la naissance de la monnaie, fidèle en cela à l’idée de l’économie classique bourgeoise reprise par les marxistes selon laquelle la monnaie ne sert qu’à l’échange. S’il parle d’une « autorité » qui bat monnaie il ne précise pas, ce qui pourrait nous laisser croire qu’il peut s’agir de monnaies privées réservées à l’échange commercial. Or il n’en est rien. La plupart du temps la monnaie est souveraine et le signe de la puissance de domination sur une région et ses habitants. L’argent est peut être bien une « abstraction réelle » comme le dit Sohn-Rethel, mais une abstraction réelle de la puissance et non pas de la valeur des marchandises qui n’en est qu’un dérivé ou un sous-produit.
15 — Ce qui est beaucoup moins contrôlé comme on a pu le voir pour les subprimes, ce sont les mécanismes amortisseurs des prises de risque inconsidérées.