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En marge de La communisation n’est pas un long fleuve tranquille

Marx, l’État et la théorie de la dérivation

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

Marx et l’État dans les œuvres de jeunesse. L’influence de la révolution française

La question des rapports entre État et capital dans les divers moments de la pensée de Marx est pour le moins une question floue. Si on suit La critique de la philosophie du droit, c’est-à-dire une œuvre de jeunesse (1843), Marx part du Hegel de La philosophie du droit qui exalte l’État comme sujet immanent contre la religion transcendante. Il est non seulement la réalisation de l’idée, mais plus concrètement le niveau où l’individu se fond dans le social et c’est seulement dans la figure de l’État moderne que l’individu peut prendre conscience du tout social. Or pour Marx, l’État reste transcendant en tant que forme aliénée de l’universel (hégélianisme critique) et c’est pour cela qu’il le condamne car l’émancipation de l’homme est vue comme destruction de la transcendance. Il accuse Hegel d’inverser l’ordre entre sujet et prédicat et de considérer l’État comme le sujet et la société civile comme le prédicat (ce qui en découle) alors qu’il faut faire l’inverse et partir de l’individu réel de la société civile (on retrouve ici la critique traditionnelle de la dialectique hégélienne qui marcherait sur la tête) : l’individu-sujet (Marx est l’héritier du XVIIIe siècle et des Lumières).

Dans La question juive, il parle de la nécessité de réunifier la société civile, qui est « réelle », avec la communauté politique (p. 41-45, UGE, coll. 10/18) qui s’est aliénée dans l’État alors qu’Hegel veut garantir la séparation dans la mesure où l’indépendance de l’État garantit la supériorité du tout (la société globale) sur ces parties (la société civile, les intérêts privés). Dans une certaine mesure, Hegel est plus « moderne » que Marx car il anticipe tout le courant sociologique de la fin du XIXe siècle qui se penchera, avec Tönnies, sur la question des rapports individu/communauté et communauté/société.

Rétrospectivement on ne peut qu’être étonné du fait que le Marx jeune soit autant attaché à une sorte d’individualisme méthodologique avant la lettre (Hegel faisant contre-figure de holiste avant la lettre) alors que sa descendance marxiste reprendra à peu près tous les présupposés holistes qui confortaient il est vrai la priorité accordée aux déterminismes sociaux par rapport aux stratégies des sujets. Pour L. Dumont (Homo aequalis, Gallimard, 1985), l’explication réside dans le fait que pour Marx à l’époque, ce qui prédomine, c’est le projet d’émancipation humaine qui ne peut concrètement que prendre la figure de l’émancipation du sujet et son corollaire le modèle de l’individu bourgeois. Dans la perspective communiste, la communauté humaine devient alors une communauté d’individus associés dans laquelle les individus n’existent que comme individus immédiatement sociaux. Mais dans le communisme du jeune Marx, pour lequel « l’être humain est la véritable communauté des hommes » (cf. Gloses critiques marginales à l’article « Le roi de Prusse et la réforme sociale »), l’individu est à la fois individualité et communauté humaine (Gemeinwesen). La critique de Dumont ne concerne que le Marx de la maturité, celui du programme communiste et de la révolution prolétarienne, qui, en effet, est contre-dépendant de la société bourgeoise et donc du bourgeois-propriétaire, le sujet historique de la révolution bourgeoise.

Dans les moments révolutionnaires de la modernité, le rapport individu-communauté humaine s’est rejoué ; et il l’a fait en mettant ce rapport sous forte tension. Haute tension entre l’universalité de la communauté nationale et la particularité de l’individu-citoyen dans la révolution française ; haute tension entre l’universalité du soviet et la particularité de l’individu-prolétaire dans la révolution bolchevique. Dans ces deux derniers moments révolutionnaires, la tension vers la communauté humaine ne s’enferme pas dans un mode associatif particulier mais s’ouvre sur un horizon d’activités collectives sans limites.

Pour Marx, dans la révolution communiste, l’émancipation humaine ne sera pas seulement politique ; elle sera humaine et abolira religion et État comme deux formes de transcendance. Si le dépérissement de l’État et de la religion restent toujours à l’ordre du jour, celui-ci peut-il se réaliser au nom de l’émancipation humaine ? Pas sûr.

Après l’échec du dernier assaut prolétarien des années 1968-75, le projet d’émancipation des activités humaines et des capacités humaines a été englobé dans le vaste processus de décomposition/recomposition du rapport social capitaliste. Les verrous que constituait l’antagonisme capital/travail ont sauté ; ce n’est plus la « force de travail » qui est exploitée par le capital, c’est la « ressource humaine » qui est valorisée en tout temps et en tout lieux. Dans les bouleversements de ce que Temps critiques a désigné comme la « révolution du capital », les anciennes limites anthropologiques ont été repoussées, l’individu a été « émancipé2 » (aliénation/ soumission) autant qu’il s’est émancipé (autoréférence, autonomie, autopraxis).

Dans L’idéologie allemande (1846), l’inflexion classiste

Marx rend compte de l’opposition des intérêts entre classes : « C’est précisément cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt de la communauté qui amène ce dernier à prendre une forme indépendante en tant qu’État — distincte à la fois des intérêts réels des individus et de leur somme — et en même temps comme une communauté illusoire » (Éd. Sociales, 1968, p. 61). Mais la communauté est-elle illusoire seulement parce qu’il y a une classe qui domine les autres en faisant passer ses intérêts particuliers pour des intérêts généraux ou parce qu’il y a séparation qui fonde l’indépendance ? Même si on prend la première acception comment faire exister ensemble l’idée d’un État au service de la classe dominante si par exemple le développement capitaliste fait que les deux grandes classes ont en partie le même intérêt ? Peut-on se satisfaire de ce qu’en dit Marx : « La classe révolutionnaire se présente dès le début non pas comme une classe mais comme le représentant de la société dans son ensemble, elle apparaît comme la masse entière de la société s’opposant à la seule classe dominante. Elle peut le faire parce qu’au début son intérêt est encore véritablement lié davantage à l’intérêt commun de toutes les autres classes non dominantes et parce que, sous la pression de l’état de chose antérieur, son intérêt n’a pas encore été capable de se développer comme l’intérêt particulier d’une classe particulière » (ibid., p. 77).

Peut-on se satisfaire de cette réponse ? Nous ne le pensons pas sauf si elle n’est valable que pour un temps très court à l’échelle de l’Histoire. D’ailleurs, en marge, Marx a rajouté : « au début cette illusion est juste ». Son embarras provient de sa vision de la Révolution française comme non réductible à une affaire stricte « d’intérêt ». Toutefois cela restera marginal dans son analyse future qui ne conçoit de communauté, au sein d’une société de classes, que comme une communauté d’intérêts économiques. La nature sociale de l’homme est sacrifiée à sa nature économique. Marx participe de fait à l’édification de l’homo economicus. À partir de là, la vulgate marxiste imposera, même au sein du communisme radical, le dogme de l’intérêt de classes !

 

Pourtant, cette hypothèse d’une courte période d’intérêt commun entre les classes est démentie par le fait que perdurerait, (difficilement aujourd’hui avec la crise du travail) une communauté du travail qui lierait capital productif et travail productif. C’est à partir de là que peut être justifié aujourd’hui tout le devenu de la fraction industrielle du capital — à condition d’estimer qu’on peut l’isoler des autres, ce à quoi nous nous refusons — et en particulier toutes les analyses en termes d’opposition entre capital productif, économie réelle d’un côté, capital improductif et/ou fictif de l’autre. Plus concrètement et politiquement, on peut ainsi justifier la politique de l’État français actuel en faveur du redressement industriel national (Montebourg). On en revient à l’idée d’un État manifestant l’autonomie du politique et la souveraineté de l’État, mais sans que sa restructuration en État-réseau au sein du capitalisme du sommet ne soit perçue. Une intégration pourtant, à ce que nous avons appelé le niveau 1 de la société capitalisée, qui ruine à la fois l’idéologie de l’État au service de la classe dominante et l’idéologie de l’autonomie du politique.

Marx et à la théorie de la dérivation.

Dans ce que nous venons de voir, il y a en filigrane chez Marx, sa méthode, qui est de partir de l’individu, l’individu de la propriété privée, l’individu du contrat, l’individu travailleur, l’individu de l’émancipation ; c’est son lien avec le XVIIIe siècle. C’est à partir de cela qu’il reconstruit la société (civile) et l’État (politique) à travers la médiation des classes3.

Dans la section 2 du livre I du Capital, Marx exprime la position qui recevra plus tard le nom de « théorie de la dérivation4 » et qui deviendra dominante (c’est celle que critique de Mattis). L’État moderne apparaît comme une catégorie qui relève de la critique de l’économie politique et elle doit être comprise en rapport avec le niveau d’abstraction du capital. Cela explique aussi pourquoi, en dehors du manque de temps, Marx ne bâtira jamais de véritable théorie de l’État et qu’on ne peut donc qu’accoler des appréhensions particulières guidées non par le sujet même, mais par le contexte plus général (voir l’évolution des positions de Marx par rapport à la Commune de Paris, voir aussi l’évolution de ses positions quant à la question de la communauté et de son rapport à l’État capitaliste, positions exprimées à la fin de sa vie dans ses lettres à Vera Zassoulitch.).

Dans cette optique d’une supériorité affirmée de l’économie (l’infrastructure) sur le politique (la superstructure), l’État dérive du capital, un capital conçu comme machine à profit et à accumulation, un « capital automate » donc, duquel tout élément de pouvoir et de puissance a disparu, englouti par des lois conçues non plus comme des hypothèses d’analyse pour la lutte, donc dans une perspective critique, mais comme résultant d’une nouvelle science du fonctionnement du capitalisme sur le modèle des lois de la physique.

Pour notre part, nous pensons qu’il y a contemporanéité logique des catégories État moderne et valeur (pas de rapports marchands développés sans État et pas de développement de la valeur sans apparition d’un État du deuxième type5, c’est-à-dire d’un État qui non seulement est séparé de la « société civile », mais encore l’a produite et dont l’archétype sera l’État bourgeois.

Pour résumer la question, on rappellera que la « théorie de la dérivation » n’est pas la seule caractérisation de l’État par Marx. Elle n’est devenue dominante que parce qu’elle court sur une longue période et plus précisément, de L’idéologie allemande de 1846 au Capital des années 1860. Nous avons vu qu’à l’origine, l’État est perçu comme communauté illusoire ou dit autrement, comme une forme aliénée de l’universel. Enfin une troisième position transpire des textes politiques de Marx sur la guerre civile en France d’où ressortent l’idée d’une certaine autonomie de l’État et du politique, une idée que développe par exemple l’ex-leader opéraïste Mario Tronti dans les années 1970-1980.

Pour ne pas en rester à une opération d’entomologiste sur les diverses conceptions de l’État de Marx, l’important est de les référer à la situation actuelle. Si la vision d’un État comme être commun n’a théoriquement plus de raison d’être parce que la société civile n’existe plus avec le procès de totalisation du capital et la société capitalisée, elle perdure encore idéologiquement sous l’attachement à la notion de service public, hormis dans les pays anglo-saxons.

De même, à l’ère de l’Europe et de la mondialisation, l’idée d’une autonomie du politique reste symbolisée en France par l’héritage gaulliste (anti-américanisme) et l’adhésion à la figure d’un État-nation possédant encore une véritable souveraineté nationale (la confrontation constante à Maastricht, l’idéologie de l’exception des services publics et de l’exception culturelle, etc.). La théorie de la dérivation ne s’impose donc toujours pas même si elle revoit le jour dans les expressions les plus caricaturales de l’anti-capitalisme (l’État au service des banques et de la finance) et encore parce que finalement ce qui est visé par ces attaques, ce n’est pas tant l’État au service du capital que l’État néo-libéral dévoyé (cf. le sens du mouvement des « Indignés ») et l’appel à une « démocratie réelle » en Espagne, au Programme du Centre national de la résistance en France. Peu de monde donc pour proposer une autre théorie de l’État6, mais ce n’est pas un handicap aujourd’hui puisque justement l’État ne peut plus être considéré comme quelque chose d’à part, que ce soit comme une essence de la communauté, comme une institution politique qui s’est autonomisée ou comme une pure fonctionnalité de la domination.

Pour connaître notre position globale sur l’État on peut se référer à l’ensemble des articles du no 13 de Temps critiques et à la discussion par textes interposés entre JW et Nicolas puis à tout ce que nous avons pu développer sur la transformation de l’État-nation en État-réseau7.

 

Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn
octobre 2012

 

Notes

1 – Ces notes ont été rédigées en addendum à l’article, « La théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille. Commentaires critiques du livre de Léon de Mattis, Crises ». Texte disponible sur le site de Temps critiques : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article299 

2 – Pour une critique des références contemporaines à l’émancipation, cf. J. Guigou, « Des émancipés anthropologiques », texte disponible en ligne :
http://www.harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#émancipés anthropo

3 – Comme cela pose problème pour le matérialisme historique, la révolution industrielle en France sera le plus souvent antidatée par les marxistes comme le signale L. Dumont dans Homo aequalis (op. cit. p. 37) de manière à cacher le problème que pose une révolution française survenue pratiquement cinquante ans avant la révolution industrielle, une révolution industrielle d’ailleurs tellement lente par rapport à la révolution industrielle anglaise qu’on ne sait si le concept de révolution est bien opérant ici. Les statisticiens de l’histoire économique penchent plutôt pour le non.
Par extension, on peut dire la même chose des révolutions russes, chinoises et cubaines.

4 – Cf. sur ce point, la revue Critique de l’économie politique, no 10, 1980.

5 – La revue Invariance a développé une théorie de la genèse de l’État qui définit deux formes sous lesquelles l’État a émergé puis s’est institué. Dans les communautés-sociétés despotiques mésopotamiennes, avec l’apparition de la métallurgie, de la propriété privée, des classes sociales, de l’écriture et de la religion, l’État émerge et s’affirme comme unité supérieure mais il n’est pas encore séparé de la société ; c’est l’État sous sa première forme. Cf. J. Guigou, « L’État-réseau et la genèse de l’État », Temps critiques, no 16, 2012, cf. :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291. Avec le développement de la valeur dans les Cités-États du VIIIe au VIe siècle BC, qui engendre la dissolution des anciennes communautés, l’État se sépare de la société, il s’institue comme Léviathan (cf. aussi F. Perlman Contre le Léviathan, contre sa légende, Maikan, 2006)

6 – Henri Lefebvre a fait exception avec sa thèse d’un « mode de production étatique » (cf. De l’État, 4 volumes, UGE, coll. « 10/18 ») où il tentait de dépasser la division entre économie et politique mais où il reste dépendant de la notion, aujourd’hui caduque, de mode de production. Cf. l’ensemble de la note 51, p. 83 du no 13 de Temps critiques consacré à l’État : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article120.

7 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital. L’Harmattan, 1967 et « Quelques précisions sur capitalisme, capital et société capitalisée », Temps critiques no 15 ; http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206 et aussi Temps critiques no 16 « L’État-réseau : histoire et modalités » cf. http://tempscritiques.free.fr

 

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