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Dans l’angle mort du 13 novembre - Temps critiques

Dans l’angle mort du 13 novembre

par Temps critiques

 

 

6-7 janvier 2015 – 13 novembre 2015 : une continuité ?

Sans vouloir extrapoler ou sur-interpréter1, on peut remarquer une certaine continuité dans les objectifs des attentats de janvier et ceux de novembre 2015. Les premiers étaient étroitement ciblés (journalistes de Charlie et Juifs de l’hypermarché casher) et hautement symboliques ; les seconds relèvent d’un ciblage beaucoup plus large sur les lieux de plaisir de l’Occident2. Il s’agit d’une sorte d’« extension du domaine de la lutte » quant à l’ampleur de l’entreprise et ses résultats mortifères. On peut aussi remarquer une continuité au niveau du théâtre des opérations : la France constitue une cible privilégiée et ce n’est pas nouveau, même si des attentats au Liban et à Bamako au Mali ont eu lieu à peu près au même moment.

Les réactions sont aussi beaucoup plus unanimes que pour Charlie, la preuve en est qu’il ne s’agissait pas, à l’époque, d’une réaction d’une quelconque « communauté nationale » et qu’il y avait bien un fractionnement de la population sur des bases à la fois ethnico-religieuses (Arabes/musulmans), sociales (centre/périphéries) et politiques (gêne à l’extrême gauche, chez les écologistes et les « alter »). D’ailleurs, il semblerait que les langues se délient. Beaucoup de ceux qui pensaient que les membres de Charlie et même peut-être que les Juifs de l’Hypercasher l’avaient bien mérité, mais qui ne voulaient pas s’exprimer à l’époque parce qu’ils y voyaient un manquement au politiquement correct, ou une marque d’absence d’empathie, ou encore une occurrence de stigmatisation, ne se gênent pas aujourd’hui pour le faire. En marquant bien la différence entre les deux événements, ils justifient ainsi, implicitement, un accord sur la légitimité des fins des attentats de janvier, si ce n’est sur les méthodes employées3. En fait, les attentats du 6-7 janvier n’ont pas toujours été perçus comme « terroristes » parce que justement ils étaient clairement ciblés et que finalement certains pouvaient y voir des objectifs politiques (lutte contre l’islamophobie, antisionisme primaire). Les victimes, dans cette perspective, n’étaient donc pas vraiment « innocentes » alors que celles du 13 novembre le seraient parce que tout le monde, n’importe quel consommateur ou passant, pouvait être touché par les mitraillages. La réaction n’est donc pas la même, plus politique les 6-7 janvier, plus compassionnelle le 13 novembre.

Par ailleurs, il est beaucoup plus facile aujourd’hui pour les personnes qui partagent cette position, de dire qu’il n’y a pas de lien entre les actes de novembre et l’islam parce qu’on considère que leurs auteurs n’appartiennent plus au genre humain, et que la légitimité de leurs motifs religieux n’est pas reconnue. Ils ne seraient que des « monstres » ou des « fous » dont les bonnes âmes médiatiques ou politiques se demandent bien quelle société a pu les produire. Certains gauchistes ou alternatifs donnent une réponse toute faite : c’est la société capitaliste qui est fautive, c’est la « fracture sociale », etc., comme si tous les pauvres étaient des terroristes, comme si tous les pauvres étaient musulmans et donc comme si tous les musulmans étaient terroristes. Il est quand même étonnant de voir que ceux-là mêmes qui critiquent tout amalgame sur la question comme potentiellement islamophobe, reprennent inconsciemment cet amalgame mais à rebours, transformant ainsi des corrélations forcément complexes à analyser en simples relations de cause à effet ! Or critiquer cette référence au capitalisme en général n’explique pas ce qui réunit la djihadiste diplômée de San Bernardino, les frères Kouachi, l’ex-officier de Saddam Hussein, le converti de Toulouse parce qu’alors on ne tient pas compte d’un processus de globalisation qui concerne des zones géographico-politiques dont la place dans le processus global n’est pas identique. « La faute au capitalisme » n’est alors qu’une formule toute faite pour trouver une cohérence d’ensemble, une fois usée la vieille rhétorique de la théorie de l’impérialisme, aujourd’hui contredite par la globalisation. De même, rabattre systématiquement tous ces événements sur des causalités sociales est devenu la « boîte à outils » de la sociologie de gauche utilisée pour l’analyse de tous les faits ou actions. Elle serait un garde-fou contre les explications psychologisantes sans portée politique parce qu’elles ont tendance à circonscrire les oppositions ou la révolte à des comportements de déviance.

Mais cette recherche des causes sociales reste prisonnière de son credo sociologiste et progressiste qui la rend peu à même de déchiffrer le nouveau à l’œuvre.

Une perspective politique introuvable

Ce qui est patent, mais bien évidemment dur à reconnaître, c’est que ce genre d’événements nous met tout simplement hors-jeu et on peut dire ceux de novembre 2015 bien plus encore que ceux de janvier. Dans cette situation que nous subissons au plus haut point, toute position « programmatique », sous condition même qu’elle puisse être fondée en principe, s’avère artificielle et velléitaire. Il en est ainsi pour ceux qui défendent encore une position « défaitiste révolutionnaire » dans la tradition des Gauches communistes des années 1920-19304. Cela découle de ce qui précède. Pour eux, la guerre ne peut être qu’une guerre entre États dans laquelle les pays impérialistes ne peuvent que l’emporter. Une vision théorique renforcée sur le terrain par le fait que les luttes de libération nationale qui avaient semblé inverser cette tendance, ne sont plus vraiment d’actualité, laissant place à une désagrégation des différents blocs issus de la Seconde Guerre mondiale puis de la Guerre froide.

Pourtant, ce qui caractérise les actions militaires depuis 2001, c’est d’être bien plus des opérations de police5 que des guerres asymétriques ou dissymétriques. Ces deux dernières caractérisations en provenance d’experts en stratégie militaire nous paraissent en effet peu opératoires. Pour qu’il y ait guerre, il faut deux armées et des territoires suffisamment définis pour qu’il y ait, par exemple, contestation du tracé des frontières officielles, ou alors il peut s’agir d’une guerre civile. Ce sont donc des termes très marqués idéologiquement mettant sur le même plan artisans terroristes, groupements terroristes très organisés et disposant d’effectifs non négligeables, mouvements de libération nationale et armées impérialistes, à commencer par l’armée américaine. C’est à la fois différent de la situation algérienne pendant laquelle la France niait l’existence de la guerre et traitait tout moudjahid en terroriste et de la situation au Vietnam où il n’y avait qu’un déséquilibre entre des forces politiques et militaires étatiques (le Vietcong était soutenu par le Vietnam du Nord) visant à garantir ou au contraire à modifier des tracés de frontières.

C’est que du côté des puissances et du pouvoir la désignation des ennemis n’est plus claire ; l’ennemi est-il encore extérieur ou en partie intérieur ? En effet, si officiellement les puissances occidentales désignaient clairement leurs ennemis de l’extérieur (bloc soviétique pendant la guerre froide) et de l’intérieur (prolétariat), la réalité s’avère beaucoup plus complexe aujourd’hui et les politiques des grandes et moyennes puissances (occidentales et autres) ressemblent à un jeu d’échecs ou de go, où l’ennemi est moins fixe qu’il n’y paraît : États-amis hier–État-voyous demain pour ce qui est de l’extérieur ; « nouvelles trajectoires révolutionnaires » des ennemis de l’intérieur et enfin, un terrorisme international qui brouille les pistes entre intérieur et extérieur, ce qui n’était pas le cas des mouvements traditionnels de lutte armée, qu’ils soient nationalistes (ETA et IRA) ou prolétariens internationalistes (RAF et BR ou PL).

La dimension politique6 retrouve ici son caractère incontournable par rapport à la dimension militaire et au rapport de forces brut. Mais la crise de la forme État-nation et la difficulté à affirmer des positions traditionnelles de souveraineté dans le cadre de la globalisation (les décisions sont souvent interétatiques ou le fait de conférences internationales) font que la position de facilité à court terme, pour chaque État, apparaît comme celle du tout sécuritaire même si elle comprend une grande part d’esbroufe et qu’elle est techniquement difficile à mettre en place sans attaquer les bases du double consensus libéral et démocratique. Pour ne prendre qu’un exemple actuel, ouvrir les frontières aux réfugiés et plus généralement aux migrants comme le préconisait encore l’Europe quelques jours avant les attentats n’est plus chose facile quelques jours après ces mêmes attentats, quand le principe de libre circulation des marchandises et des hommes d’hier s’avère difficilement compatible avec la surveillance politique et policière des flux aux frontières.

Mais, de « notre côté », les choses ne sont pas plus claires. S’opposer directement à la guerre comme ce fut le cas encore pour le Vietnam alors que la conscription existait toujours ne constituait déjà plus qu’une possibilité indirecte au moment de l’intervention en Irak de forces militaires professionnelles spéciales opérant sur le principe du zéro mort parmi les forces d’intervention7. Cette possibilité est maintenant devenue très problématique dans une configuration où s’affrontent professionnels technologisés et dronés d’une part, combattants fanatisés, et bien armés aussi, d’autre part. Les « lois de la guerre » ne sont d’ailleurs plus respectées ni par les uns ni par les autres (sévices à Guantánamo et bombardements d’hôpitaux d’un côté, gazage des civils, viols, esclavage, exécutions sauvages de l’autre). En conséquence, pratiquer le « défaitisme révolutionnaire8 » s’avère sans objet sur lequel l’exercer ; et brandir le refus de l’unité nationale, comme si elle constituait un aspect central du problème, n’est plus qu’une tentative de maintenir des principes invariants dans n’importe quel contexte alors que, dépourvus d’effets pratiques du fait de l’absence de sujets à même de l’exercer, ils ne relèvent plus que du slogan politique ou sectaire.

C’est peut-être par conscience de ce décalage qu’Erri de Luca9, pourtant peu soupçonnable de compromission avec l’État vu ses positions contre la ligne ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin et ses démêlés avec la justice à ce propos, en est venu à prendre une position alternative pour le moins troublante. Néanmoins, elle apparaît assez cohérente avec son actuel démocratisme-révolutionnaire si on nous permet cette formule qui frise l’oxymore. Il propose en effet, l’organisation d’une défense citoyenne sur le modèle antifasciste des rondes de quartiers dans l’Italie des années 1970, dont le but était de neutraliser les fascistes ou les trafiquants de drogue) par des actions à la base. S’il s’agit cette fois de neutraliser des terroristes et non pas des fascistes, la finalité est la même : éviter ce qu’il nomme un risque de militarisation excessive de l’État et donc sa droitisation extrême. Les dispositifs stratégiques imaginés par l’ancien dirigeant du service d’ordre de Lotta Continua refont surface, mais reconvertis en usage citoyen dans l’État de droit, de façon à nous sauver de l’état d’exception expérimenté un temps par l’État italien au cours des « années de plomb10 ». Sans partager ce propos, le réduire à un appel à la délation auprès de la police, comme le font déjà certains, est un réflexe révolutionnariste qui consiste à penser qu’en rester à la dénonciation abstraite de l’État, de la société capitaliste, de Daech est bien supérieure à la délation concrète des terroristes eux-mêmes, mais sans rien proposer d’autre qu’un mot d’ordre lui-même abstrait qui présuppose une guerre (de classe ?) entre deux ennemis, d’une part un État-policier et d’autre part des « révolutionnaires » qui le combattent. Mais qui peut croire à une telle fiction ?

Actes de radicalisation islamiste ou actes fascistes ?

Même s’ils n’y ont adhéré que de l’extérieur et s’ils connaissent à peine l’islam, les tueurs de Paris ont agi en pensant accomplir une mission politico-religieuse qui mêle transcendance (la mystique sous-jacente à l’acte sans laquelle l’origine de la violence n’est pas reconnaissable) et immanence de l’acte de commando (un acte qui parle de lui-même comme dans l’attentat kamikaze). À la limite, la signature organisationnelle de l’acte est superfétatoire comme on a pu le voir les 6-7 janvier, car la référence majeure est celle au djihad islamique vécu sur le mode intense (et hurlé), et non pas à une organisation spécifique, même s’il semble bien y avoir là aussi des enjeux politiques de concurrence entre les différents groupes11.

Que les commandos d’Allah puissent, par ailleurs, provenir de la petite voyoucratie de banlieue et être rattachés à ce que Marx appelait le lumpenproletariat ne représente qu’une vue partielle, très influencée par le contexte français12 où la tendance dominante et récurrente consiste à chercher des causes économiques et sociales aux actes perpétrés tant l’image des « classes dangereuses » de la banlieue imprègne, positivement ou négativement, les argumentaires depuis la révolte de 2005… Mais les terroristes du 11 septembre qui avaient des connaissances scientifiques et des brevets de pilote d’avion ne faisaient pas partie de la voyoucratie ni ceux aujourd’hui de San Bernardino, près de Los Angeles, qui sont techniciens13. Une partie des terroristes européens qui partent en Syrie non plus et même en France, Coulibaly, l’assaillant de l’Hypercasher, gagnait 2200 euros par mois, était doté d’une voiture, avait voyagé dans plusieurs pays et travaillait pour une multinationale américaine ; deux des individus impliqués dans les tueries du 13 novembre étaient des petits patrons de bar.

Il ne faut pas que ce discours, en grande partie convenu à gauche, nous fasse oublier la spécificité historique et politique de ce terrorisme-là et donc son lien avec l’islamisme militant. On ne peut qu’être stupéfait des déclarations d’Alain Badiou sur les assassins du Bataclan qui ne seraient que les Lacombe Lucien d’aujourd’hui14. Les antiennes staliniennes sur l’impérialisme et le fascisme ne sont pas des sésames politiques. L’application du qualificatif de « fascistes » aux djihadistes actuels est un signe de cécité politique. En effet, la définition du fascisme par Badiou est fantaisiste et anhistorique : « une pulsion de mort articulée dans un langage identitaire », avec en plus un caractère gangstériste, ce qui est franchement risible. Si tout fanatisme religieux est « fasciste », on va en compter beaucoup de par le monde, de ces fascistes, car les conflits religieux, parfois très violents, sont légion. D’autre part, les mouvements islamistes ne se battent pas sur le terrain du nationalisme, contrairement aux États dictatoriaux (laïques ou religieux) de la région15. Nous avons d’ailleurs parlé de tendance à la communauté despotique pour figurer l’objectif de ces mouvements et plus particulièrement de Daech (cf. op. cit.).

Il n’y a donc rien, dans ces mouvements, qui soit caractéristique du fascisme : nationalisme et corporatisme, de même que fascisme ne peuvent pas être assimilés à un mouvement religieux. Cette analyse du « fascisme » anti-occidental est abracadabrante.

La mystique de la mort qui habite ces engagements djihadistes soudains n’est d’ailleurs ni fasciste, ni religieuse à proprement parler — , même si on peut la retrouver dans le Viva la muerte des phalangistes espagnols ou dans le sacrifice des membres des commandos d’Allah16.

Cette affirmation non fondée de Badiou sur un fascisme islamiste occasionne quelques tours de passe-passe. Tout d’abord, celui de nier indirectement l’importance de l’événement de Paris. En effet, pour Badiou, les victimes de Paris ne sont que quelques morts qui ne représentent pas grand-chose par rapport aux dizaines de milliers de victimes de l’impérialisme au Moyen-Orient et ce ne serait que leur qualité d’Occidentaux qui leur conférerait une « survaleur ». Il confond ici deux choses : d’un côté, les morts occidentaux au combat qui sont effectivement « survalorisés » alors que leur proportion n’est que de 1 pour 20 par rapport aux autres combattants, et de l’autre les morts de Paris qui ne sont pas des combattants mais des civils. On voit mal la pertinence d’une comptabilité macabre qui a pour finalité de comparer le nombre de ces victimes à celui des derniers attentats au Liban, en Tunisie, au Mali et maintenant à San Bernardino. Ensuite, celui d’exempter l’islamisme radical de toute implication en Europe comme au Moyen-Orient dans les événements actuels.

Son nouveau compère, Slavoj Žižek ne semble d’ailleurs pas en reste, même si sa démarche est plus subtile et son questionnement plus fondé quand il déclare :

« Penser en réaction à la tuerie de Paris implique de laisser tomber l’autosatisfaction du libéral laxiste et d’accepter que le conflit entre libéralisme et fondamentalisme religieux soit au final un faux conflit, un cercle vicieux dans lequel deux pôles se génèrent et se présupposent l’un l’autre. Ce qu’a dit Max Horkheimer, dans les années 1930, à propos du fascisme et du capitalisme — si l’on se refuse à critiquer le capitalisme, alors on devrait aussi se taire sur le fascisme — peut tout à fait s’appliquer au fondamentalisme actuel : ceux qui ne sont pas prêts à critiquer la démocratie libérale devraient aussi se taire sur le fondamentalisme religieux » (Slavoj Žižek17)

Est-ce si sûr qu’on puisse établir une telle substitution au-delà d’une facilité de langage ou d’un schématisme simplificateur ? Nous ne le pensons pas et pour une double raison. Tout d’abord le fondamentalisme musulman n’est pas une nouvelle forme de fascisme. Nous nous en sommes déjà expliqués à propos de la prise de position de Badiou et aussi dans notre texte récent à propos du défaitisme révolutionnaire. Même s’ils n’y ont adhéré que de l’extérieur et s’ils connaissent à peine l’islam, les tueurs de Paris ont agi au nom de l’islam et non pas au nom d’une certaine vision de l’islam puisque, pour eux, il n’y en a qu’une de légitime, celle qui correspond le plus à ce qu’il faut bien appeler leur rage. Tout juste peut-on leur nier la qualification d’islamisme radical puisque le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils ne prennent pas les choses à la racine !

Ensuite, démocratie libérale et capitalisme sont-ils équivalents ? Dans l’absolu, non. Le capital peut se développer sous des dictatures et sans parler du lien avec les fascismes historiques, le « grand capital », les firmes multinationales (FMN) peuvent le tirer dans ce sens. Mais pour « faire système » il est nécessaire de répondre à certaines conditions que favorisent effectivement et la démocratie politique et la démocratie économique, c’est-à-dire le libre exercice des lois du marché. Que l’une et l’autre soient largement formelles ne change rien à la chose. L’erreur du Marx communiste (il a été démocrate-révolutionnaire jusqu’en 1846) et du marxisme à sa suite, a été de ne considérer justement cette démocratie comme n’étant que virtuelle parce que soumise aux rapports de force et finalement parce que n’étant que bourgeoise. C’est une position qui était à la rigueur tenable à l’époque du front classe contre classe découpant la société capitaliste industrielle selon un antagonisme supposé irréductible qui conduisit les Gauches communistes à refuser le parlementarisme politique (les Gauches italienne et germano-hollandaise) et même le syndicalisme (la Gauche germano-hollandaise des conseils ouvriers), mais qui n’est plus aujourd’hui que programmatique.

Démocratie et société capitalisée

Force est de reconnaître aujourd’hui que cette démocratie s’est avérée beaucoup moins formelle que nous ne l’avions prévu, qu’elle n’est pas une forme passive au service d’une classe, mais une force politique du capital en général. C’est ce que Tronti a rappelé dans La politique au crépuscule (L’Éclat) en cherchant à expliquer les raisons des défaites des derniers assauts prolétariens des années 1960-1970. Nous croyons l’avoir montré aussi avec notre concept de société capitalisée dans laquelle la démocratie est déconsidérée du point de vue politique (le « déficit de démocratie » reconnu par tous les médias et politologues, le « tous pourris » du peuple) mais plébiscitée dans sa forme sociétale parce qu’elle pousse à la créativité, à l’innovation et qu’elle permettrait la réalisation des désirs les plus fous, etc. Appuyée sur les NTIC et l’individualisation accrue qui en est la conséquence, elle réaliserait, « à la base », une sorte de démocratie sociale et culturelle en dehors de tout projet de démocratie directe à caractère politique. Cette basse tension du rapport individu/ communauté produit, entre autres, l’individu-citoyenniste sur lequel, finalement, l’État a tendance à se décharger comme on peut le voir sur les questions environnementales où il en appelle aux attitudes citoyennes, de la part des entreprises comme des ménages.

La position d’Erri de Luca s’inscrit bien dans cette perspective à la différence près qu’elle ne constitue pas une réponse à la demande de l’État, mais une tentative de prendre les choses en mains, de proposer une alternative. Mais si on ne peut cautionner un « citoyennisme à la base », il faut pourtant reconnaître que sa position questionne notre rapport à l’État, à la police et à la justice. C’est déjà quelque chose qu’Yves Coleman avait pointé dans un texte précédent en critiquant le fait qu’on puisse se réjouir par principe de la mort de flics18.

Dans le même ordre d’idées, le signe égal est à bannir. Il est au minimum source de schématisme, au pire erreur politique. Ainsi du tract NPA de Montreuil signé du 14 novembre et renvoyant « barbares impérialistes » et « barbares islamistes » terroristes dos à dos (« deux violences tout aussi aveugles »), avec quand même une condamnation plus franche des impérialistes (« violence plus meurtrière » en tenant la même comptabilité que chez Badiou). Toutefois la « ligne » du tract n’est pas claire puisque c’est tantôt la barbarie impérialiste qui est à l’origine de tout parce qu’elle est « la cause » et donc engendre l’autre, tantôt elles se nourrissent mutuellement ; et, en conclusion, comme le tract ne peut pas appeler à la lutte contre le terrorisme (ce n’est qu’une méthode) ni contre l’islamisme (l’islam est « la religion des pauvres »), il n’appelle qu’à la lutte contre l’impérialisme. Le dictateur Assad dénoncé en chemin comme « le plus grand responsable du martyre du peuple syrien », passe entre les gouttes et sort quasi indemne de la diatribe finale du NPA.

Société capitalisée et religion

La société capitalisée est largement sécularisée et son procès d’individualisation, en sa phase actuelle, ne peut manquer de transformer profondément la place et le rôle des institutions religieuses. En effet, celles-ci sont en voie de résorption comme toutes les institutions dans la société capitalisée d’ailleurs. En effet, elles ne déterminent plus une norme fixe servant de repère à tous et dans leurs formes officielles, leurs discours sont souvent inaudibles (cf. l’exemple de la Grande Mosquée de Paris, de celle de Mollenbeck qui fut l’objet de fortes luttes d’influence, mais aussi pour les catholiques, la parole du Pape) par rapport à ceux d’associations de terrain.

C’est aussi le rapport des croyants à la religion qui se transforme. Il passe de moins en moins par la médiation des dites institutions, car même en ce qui concerne l’islam, la communauté des croyants est de plus en plus une fiction, puisqu’elle ne correspond pas au nouvel agencement des croyances et des pratiques chez les croyants. Ceux-ci allient tendances individualistes (le port d’un certain type de voile comme signe de mode branché par exemple) et références communautaires religieuses au sein d’une religion culturalisée très présente par exemple dans les pays anglophones ou hispaniques. D’où la difficulté, particulièrement pour les pouvoirs publics en France où la séparation État/ religion est stricte, à promouvoir de réelles institutions pour une religion comme l’islam, relativement nouvelle à l’échelle du pays. En effet, dans les pays anglo-saxons ou du nord de l’Europe, les tendances multiculturalistes dominantes permettent une sorte d’adéquation entre offre et demande religieuse puisque l’État ne s’interpose pas comme médiation et que les associations religieuses remplissent leur rôle dans ce qu’on appelait la société civile à l’époque de la société bourgeoise. Il n’y a donc pas dans ce cas de véritable résorption, car le mode de développement antérieur du capital et de l’État ne l’impose pas. Ce n’est quand même pas un hasard si la « révolution du capital » à partir des années 1980 se fait sur les bases du modèle anglo-saxon. Il n’y a donc pas de « problème » tant que cette immédiateté produit son « harmonie naturelle » entre tous les intérêts sur le modèle de l’échange sur le marché. Ce n’est pourtant pas toujours le cas comme lorsque le livre de S. Rushdie Les versets sataniques a été brûlé publiquement à Bradford dans le Yorkshire.

D’ailleurs, dans certains pays multiculturalistes comme la Grande-Bretagne, la Suède19 ou le Canada, la religion musulmane est au centre des débats politiques et crée des clivages dans les grands partis politiques, etc. Ils concernent les faith schools (écoles confessionnelles) et la création de tribunaux islamiques en Grande-Bretagne, les tribunaux islamiques au Canada et les considérations des multiculturalistes anti-islamophobes en Suède, cette dernière étant d’ailleurs en train de revoir (à contrecœur, mais pour cause d’attentats de Paris, cf. Le Monde du 10/ 12/2015) sa politique traditionnelle d’ouverture des frontières aux migrants en général et favorable aux réfugiés en particulier, depuis les Hongrois de 1956.

On s’aperçoit aujourd’hui que les pays qui ont épousé le plus précocement les thèses et valeurs multiculturalistes sont bien loin de gérer paisiblement les questions religieuses. Seuls les États-Unis semblent constituer une exception à cet égard. Et peut-être aussi le Danemark…

La situation est différente en France dans la mesure où l’État se pose comme médiation suprême et crée ses propres institutions, y compris religieuses, comme on a pu le voir pendant la Révolution française, puis avec la séparation officielle État/religion et l’édiction du principe de laïcité. Devant la situation actuelle d’un éclatement des associations religieuses islamiques sous les coups de l’influence salafiste relayée par des pays comme l’Arabie saoudite et trouvant écho dans les lieux de culte auprès des jeunes des « quartiers », la tendance est alors forte, pour l’État de vouloir créer une véritable institution islamique de France qui ne soit pas une émanation d’un État étranger alors que jusque-là il n’en finançait pas l’édification et n’en avait pas le contrôle. Mais comment procéder alors que cela serait contradictoire avec la tendance actuelle à la résorption des institutions en général et non pas à leur création ou à leur croissance ?

On ne peut que faire le rapport entre une société capitalisée qui promeut à différents niveaux des combinatoires plutôt que des processus spécifiques autonomes et des pratiques religieuses qui relèvent du bricolage. Mais le phénomène de sécularisation a trop été assimilé à un processus inéluctable et unilatéral de rationalisation alors que la réalité sociale symbolique est irréductible à la réalité matérielle20.

Retour ou recours au religieux ?

Toutes les théories révolutionnaires modernes, à l’inverse des mouvements millénaristes, ont rabattu le religieux sur le social, la politique ou l’économie et sont parties de l’hypothèse d’une disparition progressive de la religion et d’une sécularisation des sociétés. La politisation du monde semblait devoir y succéder que ce soit à travers le nationalisme révolutionnaire, comme dans certains pays arabes, ou en Turquie, ou encore à travers l’internationalisme prolétarien censé remettre la religion sur ses pieds en faisant descendre le ciel sur la terre, fût-ce au prix du recours à l’idéologie. La notion de « retour du religieux » se comprend en ce sens ; il y a retour parce qu’un sens de l’histoire et du progrès allant vers toujours plus de rationalité apparaît maintenant pour ce qu’il a été. Une tendance de long terme certes, mais, dont la vigueur durant environ deux siècles a masqué ses limites et produit nombre d’illusions quant aux perspectives révolutionnaires qu’elle portait. Nous nous sommes déjà expliqués là-dessus en critiquant d’une part l’aspect sommaire de cette vision qui reposait sur une dialectique primaire du dépassement21 et en insistant, d’autre part, sur une perspective de communauté humaine et de révolution à titre humain qui ne se limite ni à la simple défense d’intérêts, ni à l’abolition de la propriété des moyens de production, pas plus qu’à la redistribution des richesses.

Il nous faut ici apporter quelques précisions. Nous sommes d’accord avec la thèse de Georges Corm selon laquelle le religieux n’a jamais disparu dans l’immense majorité des pays de la planète. Mais, d’après lui, l’aspect nouveau ne tiendrait qu’à un recours au religieux comme outil politique. Il servirait premièrement de solution alternative à la faillite des populismes progressistes pratiqués par les États autoritaires de l’aire musulmane, deuxièmement de réponse par défaut aux déstructurations apportées par le processus de globalisation dans ces mêmes régions et troisièmement de résistance à l’éclatement de l’aire musulmane sous les coups de boutoir non seulement des grandes puissances, mais aussi des puissances régionales22. Il résulte de tout cela que la crise générale de la forme État-nation y prend un caractère encore plus tragique. Malheureusement ce n’est pas la fin de l’État et de la domination qui l’emporte, mais le retour des tribalismes et des guerres de religion.

Parallèlement, en Europe et aux États-Unis, des phénomènes comme « la Manif pour tous » ou les Tea parties font fonction de défense des « valeurs », ou de « nos valeurs », même si les personnes qui y participent ne font pas appel directement à la religion, celle-ci étant incluse dans les valeurs traditionnelles occidentales.

On peut douter qu’il y ait retour de la religion en raison de sa nature propre, c’est-à-dire de la foi et du prosélytisme. Il s’agit plutôt du resurgissement de positionnements politiques, pratiques de lobbying et demandes d’ordre juridique visant à réduire la séparation État/religion. Cela vaut pour l’aire musulmane après la chute des États laïques, l’apparition de nouveaux États peu consolidés issus de l’ancienne Yougoslavie (Macédoine et Kosovo par exemple dans lesquels les départs en Syrie sont nombreux) et de l’ancienne URSS (Tchétchénie), régions dans lesquelles l’activité fondamentaliste est forte ; mais aussi pour Israël où le poids des Juifs ultra-orthodoxes pèse de plus en plus lourd au sein de l’État Cela vaut aussi, même si c’est dans une moindre mesure pour les pays qui forment le cœur du capitalisme, si l’on en croit, par exemple, les dernières mesures répressives prises dans le monde anglo-saxon sous la pression d’institutions religieuses qui élèvent la voix quand la parole politique est grevée par les soucis d’ordre électoraliste.

Il est très difficile d’échapper à ce cadre de réflexion. La réaction la plus courante peut être de l’ordre du jugement régressif (on croyait en avoir fini, eh bien non, c’est le retour de l’obscurantisme), où alors va conduire à un abandon total de toute position politique (ben quoi, le voile intégral c’est pas pire que la mini-jupe !) au profit d’une équivalence entre des pratiques diverses, inspirée, certes, par l’idéologie postmoderne, mais qui pousse en fait sur le terreau toujours fertile de la culpabilité judéo-chrétienne arrosé de quelques gouttes d’idéologie victimaire.

On n’entend donc guère de commentaires sur les raisons de l’échec d’une critique révolutionnaire de la religion. Le même constat peut être établi sur la question de la nation. En conséquence, la gauche n’existe plus sur ces questions et l’extrême gauche fait n’importe quoi pour espérer exister. Par contre, les tendances postmodernes expliquent la persistance de la religion ou au moins du religieux par sa transformation en religion civile comme aux États-Unis ou en une manifestation comme une autre du « croire » minimaliste d’aujourd’hui. Ce ne serait plus les religions des grands récits dont le christianisme fut un exemple, mais le religieux sans rapport obligé à une institutionnalisation. La religion fonctionnalisée comme le travail, en quelque sorte. Ces idées sont en cohérence avec les thèses déconstructionnistes qui servent, volontairement ou non, de soubassement idéologique à l’individualisme démocratique.

Pourtant le développement de divers fondamentalismes religieux montre que ce religieux minimaliste, mais supposé partout présent, sous forme culturelle sur le modèle foucaldien ne représente qu’une dimension des nouvelles formes de religiosité. Il y a bien aussi et à nouveau, transformation de forces religieuses en forces politiques, y compris dans des pays où il existe des cercles rationalistes importants. C’est le cas depuis longtemps avec les Frères musulmans dont le terrain d’opération restait celui des pays de religion musulmane dominante, mais cela a changé avec des stratégies de pénétration au sein des immigrations européennes, telle celle des groupes proches de Tariq Ramadan, dans les milieux intellectuels surtout, ou celle autour d’Hassan Iquioussen plutôt dans les milieux populaires. C’est aussi le cas plus récent de groupes salafistes qui peuvent servir, même si la majorité d’entre eux restent quiétistes, de passerelles vers une radicalisation politique, voire djihadiste ; c’est enfin le cas de l’EI dont le côté religieux, voire messianique (la vision d’une grande bataille finale contre les Croisés dans le désert de Syrie) ne semble destiné qu’à mieux asseoir une soif de puissance et de domination despotique23.

Mais c’est maintenant dans les pays anglo-saxons qu’on peut assister à des phénomènes de même nature. Ainsi, les Églises protestantes américaines sont des forces si puissantes que, il y a quelques années, Time Magazine se demandait en Une de couverture, s’il ne fallait pas remettre l’organisation de la Sécurité sociale entre les mains des Églises. En effet, les Églises et les convictions religieuses structurent la vie quotidienne d’une fraction importante des Américains. Ce ne sont pas simplement des bricolages individuels ou individualistes comme dans le phénomène new age. Les Églises dont les fidèles sont afro-américains jouent un rôle actif de pompiers sociaux chaque fois qu’il y a des émeutes, etc.

Toutefois, si le prosélytisme religieux se porte bien dans ses versions les plus orthodoxes ou rigoristes qui viennent compenser une tendance générale à l’aggiornamento pour ses tendances les plus proches de l’establishment, il faut bien reconnaître que c’est uniquement dans sa forme islamiste radicale qu’est prônée la Guerre sainte.

 

On peut élargir cela à la question des identités. Dans les bidonvilles du monde entier on meurt zoulou, indien ou afro-américain et non pas prolétaire. Si l’on éprouve à cet égard de l’indignation ou de la révolte, cela ne doit pas se faire seulement au nom de valeurs humanistes universalistes, ce qui serait défensif, mais en se plaçant dans la perspective de la communauté humaine24. Et parallèlement au retour de la question religieuse, on assiste aussi au retour du populisme, autre forme dévoyée de la tension individu/ communauté. Il s’attaque à l’État, mais conserve la nation comme concrétion d’une société globale à portée de main en l’absence de toute perspective utopique, cette dernière ayant un temps figuré l’unité du moi et du monde. Cette perspective utopiste a été entretenue pendant longtemps par les mouvements millénaristes chrétiens ou juifs ; elle s’est parfois transformée en une forme profane (le « socialisme utopique », la « mission » du prolétariat), mais c’est aujourd’hui difficile de la maintenir, aussi bien dans sa perspective politique que religieuse. Ainsi, un islam actuel dominé par ses propres guerres de religion internes ne peut ressusciter aucune « communauté des croyants » qui retrouverait ses caractères universalistes et ouverts (a-nationaux et non racistes). En prônant une nouvelle Guerre sainte les groupes djihadistes essaient pourtant de donner chair et force à une nouvelle communauté des croyants. Cette communauté serait non seulement débarrassée de ses États corrompus (Ben Laden, d’origine saoudienne, accusait son pays d’origine d’occuper illégalement les lieux saints de La Mecque) et des « États impies » (les « croisés »), mais reconstruite en chassant, en chaque individu, tout ce qui rappellerait la vie d’avant. C’est ce que veut réaliser Daech à travers son projet de grand Califat, c’est-à-dire en bref, l’établissement d’une communauté despotique.

Pour de nombreux individus se réclamant de la « gauche », il n’est pas question d’aborder cela de front, car ce serait risquer de tomber dans l’islamophobie. Il s’agit donc d’éviter de critiquer la religion, mais de faire avec… Il leur faut alors construire des explications sociopolitiques permettant de mettre en place des stratégies d’intervention (cf. par exemple, la majeure partie des groupes trotskistes anglo-saxons dans les manifestations pro-palestiniennes et antisionistes ; cf. aussi en France l’évolution des positions de la LCR puis du NPA sur ce point). 

Pourtant, ce qui est urgent, c’est de reconnaître la réémergence du fait religieux sous ses différentes formes.

Non, la religion n’a pas été dépassée

Beaucoup de cultes et pratiques religieuses ne séparent pas forcément ce qui est de l’ordre du privé et ce qui est de l’ordre du public (fondamentalistes de diverses obédiences : chiite, salafiste, juive orthodoxe) ; ce qui est d’ordre religieux ou ce qui est d’ordre politique.

La modernité capitaliste détruit partout les anciennes communautés et leurs médiations, mais là où la destruction des anciens rapports sociaux est plus forte que la reconstruction de nouveaux modes de vie et de représentations (autour du salariat, de l’individu, du bonheur, de l’argent et de la consommation), ou a fortiori quand les possibilités mêmes de cette reconstruction sont absentes (cf. actuellement en Libye, dans certaines zones du Mali, de la Somalie, maintenant du Yémen) resurgit une tension individu/ communauté d’une intensité qui n’a rien de commun avec celle des sociétés capitalisées. Même si elle se trouve « polluée » à la fois par ses formes ethnicistes, tribales, communautaristes ou par un mélange de tout cela, c’est la communauté des croyants qui apparaît comme à la fois la plus immédiate, la plus concrète et en même temps comme la plus indestructible, car la plus abstraite et qui par là même peut échapper à toutes les destructions et guerres.

Dans un monde sans cœur dans lequel règne la séparation et l’atomisation la religion peut devenir, dans certaines conditions, une des médiations du vivre ensemble quand les solidarités organiques (au sens de Durkheim) censées lier les individus dans les démocraties modernes, entrent en crise ; quand les institutions sont résorbées25. La religion retrouve alors son sens latin originel (religare) qui est de relier les individus en dehors même d’un culte, mais dans le cadre communautariste. Modernisée c’est alors sous la forme de la communauté des croyants que se forme dans un cadre restreint et particulariste cette liaison qui permet de satisfaire et de détendre en quelque sorte la tension individu/ communauté qui s’exprime plus ou moins intensément suivant les périodes historiques. Dans ses formes particularistes et restreintes, la tension est toutefois neutralisée par la suppression d’un des deux termes. L’individu s’y retrouve de fait réduit au rang de simple atome sans individualité. Dans la communauté des croyants cette tension vers un devenir-autre (ce qu’on a pu appeler la commune, l’association, le communisme, la communauté humaine) ne peut pas se manifester puisque la perspective est bornée par l’adhésion à la croyance en une particularité qui fait que le Nous des croyants s’oppose au Eux des impies, des mécréants et des infidèles.

L’appel à « nos valeurs » est aussi vain que l’appel au prolétariat…

même s’il peut rencontrer des points d’accroche plus concrets sur le terrain. Mais vouloir opposer simplement à cette puissance de captation de la religion l’idée d’autonomie des individus, la raison, etc. est de peu de secours quand cette autonomie ne peut être que celle d’un sujet conçu sur le modèle du sujet bourgeois à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, sujet dont la crise est annoncée depuis maintenant un siècle, que ce soit dans la littérature avec L’homme sans qualité de Musil ou par la psychanalyse avec Freud ; ou d’un sujet de la révolution doué lui-même d’une essence ou d’un messianisme qui n’est pas sans rappeler la religion qu’il critique pourtant au travers de son athéisme militant et progressiste, un sujet révolutionnaire devenu aussi introuvable que la classe censée le représenter.

La plupart des individus formés à l’humanisme des Lumières ont tendance à croire que les individus assument leur humanité selon une conception abstraite de l’homme, alors qu’ils la vivent dans le cadre de ce que l’on appelle les cultures traditionnelles. Et ce n’est pas, comme le font les marxistes, en appréhendant les individus en fonction de leur place dans les rapports sociaux de production que l’on corrige cette erreur ; on ne fait alors que passer d’une forme de réductionnisme à une autre, qu’abandonner le registre anthropologique/naturaliste pour celui de l’économicisme. Reconnaître cette trivialité, à savoir que tout homme est un être social historique et culturel, devrait logiquement conduire à repenser la question des luttes contre le rapport social capitaliste et à y intégrer différents niveaux de résistance à condition qu’ils ne relèvent pas principalement du conservatisme révolutionnaire comme ce fut parfois le cas dans les années 1920-1930.

Il faut en prendre acte pour pouvoir reposer la question de la révolution à titre humain et donc celle de la communauté humaine. Mais dire cela est abstrait et ne permet pas de préciser une « position » par rapport au « retour » de la religion ou de certaines formes de religiosité et de saisir ce qu’elles disent du refus de ce qui serait un parachèvement de la société du capital. Au minimum, il faut éviter d’hypostasier la religion, au niveau théorique comme pratique, sous peine de se retrouver confronté au fondamentalisme religieux d’un côté, au sectarisme laïque de l’autre. Il faut se souvenir qu’une culture (et la religion à l’époque moderne en est une) n’existe pas en soi et de façon désincarnée, mais pour autant qu’elle est intériorisée par des individus ou groupes sous forme de traditions. La question religieuse n’a jamais été absente du fond culturel des sociétés, pas même des sociétés dites laïques et modernes qui se sont construites à partir des théologies rationnelles. Le marxisme lui-même est eschatologique et s’est développé sur la base du salut dans les pays catholiques plus qu’ailleurs, ce qui n’est pas un hasard.

Nous ne pouvons plus aujourd’hui nous ranger derrière ceux qui pensent que toute tradition doit être balayée par la modernité et a fortiori par la néo-modernité qui s’affirme actuellement par un vide historique (la fin de la grande histoire), politique (la fin des grandes idéologies) et culturel (puisque tout serait culturel). Mais il est très difficile de réactiver des bases arrière historiques, politiques et culturelles qui nous permettent justement de rendre moins abstraites les perspectives de communauté humaine, alors que leurs fondements matériels, qui déjà à l’époque ne représentaient pas des garanties de réussite, n’existent pratiquement plus aujourd’hui et en tout cas pas dans les pays dominants. Il en était ainsi de formes d’agriculture et de vie paysanne qui, sans remonter à la commune villageoise russe (mir) de la fin du XIXe, pouvaient encore laisser penser qu’elles constitueraient peut-être les prémisses d’autre chose ; il en a été ainsi aussi des « forteresses ouvrières » des années 1960-1970 à partir desquelles certaines fractions ouvrières ont poussé au plus loin l’insubordination.

Ces bases ont donc été largement surestimées par un programme prolétarien reposant soit sur un essentialisme de la classe (sa mission révolutionnaire), soit à l’inverse sur la seule conscience de ses intérêts ; et ses principes malmenés par l’histoire comme nous pensons l’avoir montré dans notre texte précédent : « Vernissage d’une antiquité : le défaitisme révolutionnaire » en ce qui concerne la question du rapport à la nation.

La théorie révolutionnaire et la dialectique des luttes de classes nous ont fait croire au dépassement de toutes les entraves. Mais le capital, même quand il se révolutionne, ne dépasse rien. Il intègre (d’abord la bourgeoisie puis la classe ouvrière) et englobe (la religion). C’est pour cela que, par rapport à ce dernier point, nous nous sommes penchés depuis longtemps sur la question du rapport entre communautés de références, individus et références communautaires26 afin de dégager des passerelles vers la communauté humaine.

 

Temps critiques, décembre 2015.

 

Notes

 

1 – Le Bataclan avait été menacé dans un communiqué d’Al-Qaida de 2012 et le groupe californien qui passait ce vendredi venait de se produire à Tel-Aviv, mais ce n’est pas, pour le moment du moins, une piste suivie par l’enquête alors pourtant que la tournée du groupe avait été l’occasion d’attaques de la part des membres du BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanctions) et de Roger Waters, musicien du Pink Floyd, le tout se terminant en injures relayées par les médias.
En tout cas, ce que l’on peut dire sans trop s’avancer c’est que c’est la foule qui a été visée, pas les musiciens.

2 – Si on en croit le communiqué de l’EI du 14/11/2015 : « Dans une attaque bénie dont Allah a facilité les causes, un groupe de croyants des soldats du Califat […] a pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, à Paris. » On remarquera quand même le ton assez détaché laissant supposer une autonomie des groupes, pour ne pas dire plus, car dans cette action on ne voit pas de rapport avec les frappes récentes en Syrie puisque les attentats ont été préparés avant l’intervention. D’ailleurs aucun objectif militaire n’a été visé. On notera aussi une pauvreté idéologique de contenu qui transforme Paris en capitale de la croix alors que la France est dénoncée le plus souvent comme le pays de la laïcité et de l’athéisme !

3 – De la même façon que les communistes non staliniens disaient qu’il n’y avait pas de rapport entre Marx et sa descendance marxiste-léniniste puis stalinienne, beaucoup de musulmans disent qu’il n’y a pas de rapport entre l’islam et l’islamisme radical.

4 – Cf. un tract disponible sur http://matierevolution.org/IMG/pdf/-58.pdf et notre critique dans « Vernissage d’une antiquité : le défaitisme révolutionnaire », disponible sur notre site ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article335

5 – Cf. dans le no 3 de Temps critiques (1991), l’article de J. Wajnsztejn « Guerre du Golfe et nouvel ordre mondial » [tempscritiques.free.fr/spip.php ?article19] et celui de Riccardo d’Este « La guerre du Golfe comme opération de police internationale » [tempscritiques.free.fr/spip.php ?article22].

6 – D’où, au niveau théorique, le retour en grâce des théories de Carl Schmitt sur l’état d’exception permanent et leur mise en pratique dans le Patriot Act de 2001 et peut-être dans les projets de réforme constitutionnelle du gouvernement français en cette fin d’année 2015.

7 – Bien sûr, un objectif inatteignable, néanmoins un nombre de morts bien inférieur à celui occasionné par la guerre du Vietnam, nombre de morts qui fut à la base d’abord d’un puissant mouvement anti-guerre et de désertion, puis d’une démoralisation plus grande encore de la part des troupes et des familles. Nous disons possibilité indirecte car il est beaucoup plus difficile d’agir sur un corps qui fait profession des armes que sur une masse de conscrits.

8 – Cf. Notre texte précédent : « Vernissage d’une antiquité : le défaitisme révolutionnaire ».

9 – Cf. Libération du 15/11/2015 « Il faut lancer l’alerte au niveau zéro de la société » http://www.liberation.fr/france/2015/11/15/erri-de-luca-il-faut-lancer-l-alerte-au-niveau-zero-de-la-societe_1413478. Puis dans Le Monde du 12/12/15, il parle d’une nécessaire « mobilisation désarmée ».

10 – Sur cette question, on peut se rapporter au livre de Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, La révolution et l’État, Dagorno, Paris, 2000.

11 – Ceci est peut être amené à changer en fonction du devenir de Daech.

12 – En tout cas au Royaume-Uni la discussion est bien différente. En témoigne l’article de Matt Carr sur le site de la Stop the War Coalition, coalition soutenue par une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche britanniques. « Le mouvement djihadiste qui a fini par engendrer Daech est beaucoup plus proche de l’esprit de l’internationalisme et de la solidarité qui animait les Brigades internationales que la campagne de bombardements de Cameron — sauf que le djihad international prend la forme d’une solidarité avec les musulmans opprimés, plutôt qu’avec la classe ouvrière ou la révolution socialiste ». (cf. :
http://stopwar.org.uk/index.php/news/ground-hogday-as-uk-parliament-joins-syria-war-declaring-a-bogus-moral-purpose). Nous n’inventons rien, vous avez bien lu ! ; et d’autres voix, a priori d’un autre bord politique viennent en fait converger vers un soutien généralisé à la religion en général et à l’islam en particulier. « Ainsi, le cardinal catholique Cormac Murphy-O’Connor se prononce désormais sur les questions politiques, sans le moindre complexe. L’État britannique dispose maintenant d’une loi qui élimine une grande partie des distinctions entre les appels à la haine raciste et ethnique à l’encontre des personnes, d’un côté, et, de l’autre, l’expression de l’hostilité à l’égard de leurs idées religieuses. Cette loi a été adoptée sous l’influence d’un Premier ministre crypto-catholique pour apaiser l’islam britannique ; soucieux d’apaiser le fanatisme islamique, cette loi fait partie d’une vaste offensive contre les libertés démocratiques bourgeoises traditionnelles, principalement motivée par la guerre contre le terrorisme islamiste » (Sam Matgamma de l’AWL in « L’islam politique, le fondamentalisme chrétien, le marxisme et la gauche aujourd’hui » sur : http://mondialisme.org/spip.php?article2397). L’AWL est un petit groupe trotskiste autonome.

13 – Un article du journal Le Monde sur les habitants d’origine somalienne installés durablement à Minneapolis montre un changement entre les jeunes souvent désocialisés partis rejoindre le djihad des chebabs il y a dix ans et les départs pour la Syrie d’aujourd’hui qui sont le fait d’individus beaucoup mieux intégrés socialement.

14 – Cf. son intervention publique du 23 novembre à son séminaire sur les derniers « événements » de Paris, disponible : https ://soundcloud.com/sofiepetridis191/23-novembre
C’est toujours le même vice de raisonnement sur l’État chez les marxistes, « alter » et autres mouvances « d’extrême gauche ». Badiou nous explique que : 1) L’État est faible économiquement et politiquement. Il déplore le « dépérissement » de l’État à cause des « puissances transnationales » qui n’aiment pas l’État. Et d’ailleurs, l’État ne peut rien contre elles. 2) L’État est fort économiquement et faible politiquement. Les États sont « les gestionnaires locaux » de ce vaste réseau mondial, les « fondés de pouvoir du capital » et ils sauvent des banques d’une taille considérable « too big to fail » au lieu de les laisser sombrer. 3) L’État est fort économiquement et politiquement. L’État est une puissance redoutable : les États riches détruisent les États pauvres pour s’emparer de leurs richesses. L’État a pour fonction de « discipliner la classe moyenne », classe qui est le vecteur de l’arrogance occidentale sur laquelle s’appuient nos États pour légitimer leurs guerres et massacrer massivement à coups de drones des civils innocents. On retrouve là encore le paralogisme cité par Freud : un homme emprunte un chaudron, et il le rend fêlé. Devant le tribunal sa défense se résume en trois points : 1) je n’ai jamais emprunté le chaudron ; 2) il était fêlé au moment de l’emprunt ; 3) je l’ai rendu intact. Si la clé de voûte du texte de Badiou (de son « élucidation intégrale »), c’est la frustration que crée le « désir d’Occident », la motivation profonde de son auteur est peut-être aussi de l’ordre du désir : celui d’un État qui réponde à l’Idée pure (platonico-badiousienne) qu’il s’en fait.

15 – Tout au plus certains partent-ils d’un ancrage particulariste régional comme les talibans ou le Hamas et le Hezbollah.

16 – Si on en croit Farad Khosrokhavar dans Les nouveaux martyrs d’Allah, Flammarion, coll. « Champs », 2002, « Une minorité des martyrs de type Al-Qaida s’y reconnaît [il veut dire socialement, ndlr]. Mais une grande partie des membres de ce réseau ne peut être rangée dans cette catégorie. Leur subjectivité n’est pas celle d’individus marginalisés, ou misérables, exclus ou rejetés par la société. Ils sont souvent issus des couches moyennes et n’ont aucun problème majeur d’intégration. Ils sont dans la plupart des cas bien au-delà et non en deçà de la moyenne de nos concitoyens. » p. 10. Khosrokhavar souligne l’importance de la tradition du martyre en islam. Cette tradition n’est pas née au XIXe siècle, elle existe dans le sunnisme comme dans le chiisme. Et elle ne se limite pas au martyre défensif. L’islam a toujours valorisé le martyre offensif contre d’autres musulmans (chiites contre sunnites) et contre les infidèles.
Pour lui depuis les années 70, avec la révolution iranienne notamment, une « nouvelle dialectique s’instaure entre la personne et la communauté » (cf. p. 50-51). « Shariati (militant chiite d’extrême gauche qui va influencer d’abord le Hamas et le Hezbollah) mêle constamment deux registres qu’il lie étroitement. D’une part prévaut chez lui l’appel direct à l’individu, à la personne responsable. Les notions de « construction de soi révolutionnaire » ou de « conscientisation » sont primordiales dans sa vision militante de la religion où le rôle de l’individu est essentiel. En second lieu il lie cet individu à qui il confie la tâche de mener à bien la révolution à un islam qu’il appelle maktab et qui se caractérise par l’exigence du sacrifice de soi pour un idéal placé au-dessus de la vie. ». Il s’agirait d’acquérir une « dignité dans la mort » quand elle est déniée aux musulmans dans la vie.

17 – Cf. Slavoj Žižek, Quelques réflexions blasphématoires. Islam et modernité, Paris, Jacqueline Chambon, 2015.

18 – « Camarades, votre loi du talion ne sera jamais la mienne ! », NPNF no 48/49, avril 2015 : http://mondialisme.org/spip.php?article2228.

19 – C’est ainsi que le sociologue Ahe Sander écrit : « Les Suédois doivent se rendre compte que la Suède va accueillir un nombre croissant d’individus et de groupes que l’on ne pourra pas fondre dans le creuset suédois, et dont les musulmans et les groupes islamiques offrent d’excellents exemples ; toute tentative de les assimiler par la force, de les couler dans le moule traditionnel suédois sera contre-productif car cela ne fera que les pousser à s’agréger plus fortement autour de leur religion et de leur ethnicité, ce qui — du point de vue des artisans de la forge nationale suédoise — aggravera encore le problème » (citation extraite de son article « The status of Muslim communities in Sweden », dans l’ouvrage collectif Muslim communities in the new Europe, Gerd Nonneman, Tim Niblock et Bogdan Szajkowksi (dir.), Ithaca Press, 1997).
Face à un flou certain, plutôt bienvenu d’un point de vue athée, ce n’est pas aux sociologues dits « non musulmans » de rajouter encore une couche d’obscurantisme au nom de la « tolérance ». Or, dans son article, Ahe Sander prend la peine de nous décrire en détail les opinions les plus réactionnaires, anti-laïques, des musulmans qu’il a rencontrés en Suède comme si ces opinions pouvaient représenter celles de tous les « musulmans » vivant dans son pays ! Selon lui, on devrait laisser les « dirigeants » les plus conservateurs des communautés musulmanes entretenir leurs propres « traditions collectives », comme si ces « traditions » ne menaçaient pas les libertés individuelles des citoyens musulmans qui vivent en Suède !

20 – Le symbole n’est pas la réalité mais un rapport étroit avec elle qu’il exprime d’une autre façon (cf. Shmuel Trigano, Qu’est-ce que la religion  ?, Flammarion, 2001, p. 50).

21 – Cf. sur notre blog la discussion en cours sur ce sujet ainsi que le dernier texte de Jacques Guigou sur Hegel et la dialectique. [http://blog.tempscritiques.net/]

22 – Pour un « digest » de ses positions, cf. : « Des conflits géopolitiques sous couvert de religion », in Le Monde des religions.fr :
http://www.lemondedesreligions.fr/a... ; et sur le blog de Mediapart :
https://blogs.mediapart.fr/segesta3... (20/10/2015). Et sur le lien entre grandes puissances et puissances régionales dans la tentative d’aboutir à un nouvel ordre mondial, cf. note 5 et les deux articles cités du no 3 de Temps critiques.

23 – Cf. le texte de Jacques Guigou : État islamique ou communauté despotique ?, disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article334.

24 – Dans l’histoire des mouvements révolutionnaires les termes les plus souvent utilisés pour désigner l’ensemble des êtres humains — autrement dit l’espèce humaine — étaient ceux d’humanité et de genre humain (cf. « … L’Internationale sera le genre humain », par exemple). Pour l’internationalisme prolétarien seule l’émancipation du genre humain pouvait permettre de combattre et de dépasser les valeurs bourgeoises du peuple et de la nation. Le fondement théorique de cette perspective communiste se trouvant dans les écrits de Marx de 1848 où l’on lit ceci : « L’être humain est la véritable communauté des hommes ». Mais les échecs du premier grand assaut prolétarien et l’adhésion des classes ouvrières aux nationalismes, notamment français et germanique, puis les fascismes et le stalinisme s’accompagnèrent d’un effritement et souvent de la quasi-disparition de la référence au genre humain comme devenir-autre de la société dominée par le capital.
Pourtant, les luttes des Gauches communistes (en Italie et en Allemagne) dans les bouleversements politiques engendrés par les deux conflits mondiaux se réfèrent au communisme comme « la véritable communauté des hommes ». C’est le cas de Jacques Camatte après son départ du PCInternationaliste (bordiguiste) en 1966. Il donne à la notion de communauté humaine une extension et un approfondissement tels qu’ils l’ont conduit à faire de l’Homo Gemeinwesen (communauté humaine en allemand) le successeur d’un Homo sapiens complètement capitalisé selon lui. On lira sur le site de la revue Invariance les définitions que Jacques Camatte donne de la notion d’individualité/Gemeinwesen. Dans sa théorie il n’y a pas de séparation entre l’individualité et la Gemeinwesen. C’est d’ailleurs dans cette lignée qu’à Temps critiques, nous avons développé la notion de tension individu/ communauté. Camatte se distingue par là même de la philosophie politique, des religions et du sens commun pour qui les individus existent d’abord en dehors du social puis seulement dans les rapports sociaux. Pour le christianisme et les religions monothéistes, par exemple, la « créature de Dieu » existe d’abord en dehors du social dans la création divine, puis dans la société. C’est le sens du mot d’ordre évangéliste « rendons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». C’est aussi le cas du diktat : « l’individu n’est rien en dehors du Parti, il est tout dedans », utilisé dans ses variantes successives léniniste, trotskiste, stalinienne et maoïste. Dans un texte récent Temps critiques revient, sur le parcours théorique de la revue Invariance et le confronte aux thèses défendues par Temps critiques :
[http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article306]

25 – Cf. l’article de Jacques Guigou : « L’institution résorbée », Temps critiques no 12, disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103

26 – Cf. Temps critiques no 10 (automne 1996) : Phil Agri et Léon Milhoud, « Sur les rapports individus/communauté, le temps des confusions » :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article216.

 

 

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